République et canton de Genève

Grand Conseil

M 1186
6. Proposition de motion de Mmes et MM. Bernard Clerc, Fabienne Bugnon, Pierre-François Unger, Erica Deuber-Pauli, Christian Ferrazino et Pierre-Alain Champod relative à l'aide indirecte à la presse. ( )M1186

EXPOSÉ DES MOTIFS

La disparition du "; Journal de Genève " et son remplacement par "; Le Temps " aggrave le phénomène de concentration de la presse quotidienne sous l'empire d'un seul groupe économique. Cette situation a déjà fait l'objet d'un important débat au moment de la disparition du journal "; La Suisse ". Quatre ans plus tard il faut bien constater que ce phénomène de concentration se poursuit avec tous les risques qui lui sont liés en matière de diversité et d'expression pluraliste des opinions.

Aujourd'hui, à Genève, seul le quotidien "; Le Courrier " reste indé-pendant d'Edipresse et de Publicitas.

L'initiative "; La Suisse " qui prévoyait une aide directe à la presse a été rejetée par le peuple. Au moment de ce débat, tous les partis de ce Grand Conseil ont admis qu'une aide indirecte à la presse pouvait être envisagée. Il est donc temps de passer aux actes avant qu'il ne soit trop tard et que "; Le Courrier " disparaisse.

Parmi les aides indirectes, il en est une déjà effective par le biais des communiqués et des annonces passées par les pouvoirs publics. Malheureusement cette aide indirecte profite davantage au groupe Edipresse, qui n'en a pas besoin, qu'au journal "; Le Courrier " qui lutte pour sa survie. En effet, si les communiqués officiels paraissent dans tous les journaux, il n'en est pas de même, par exemple, des offres d'emplois qui paraissent essentiellement dans les journaux du groupe Edipresse. La Ville de Genève a modifié sa pratique en la matière pour mieux répartir ses annonces. C'est ce que nous proposons par le biais de cette motion. Distribuer de manière uniforme les annonces, consiste cependant à privilégier les journaux à grand tirage puisque le coût de ces annonces y est largement plus élevé. Sans augmenter les dépenses en matière de communiqués, il est possible d'attribuer la même somme publicitaire aux différents quotidiens pour rétablir l'équilibre en faveur du "; Courrier ".

Certains que chacune et chacun d'entre vous est très attaché à la diversité de la presse, nous vous remercions, Mesdames et Messieurs les députés, de bien vouloir réserver un bon accueil à cette motion.

Débat

M. Bernard Clerc (AdG). Après la disparition du journal «La Suisse», en 1994, et celle du «Journal de Genève» quatre ans plus tard, le marché de la presse quotidienne est quasiment entre les mains d'un seul monopole. Les dangers d'une telle situation pour la diversité de la presse et pour l'expression pluraliste des opinions apparaissent de plus en plus clairement.

Malgré les bonnes intentions, les chartes et les professions de foi, un monopole de presse est et sera toujours tenté de combattre les opinions s'opposant à sa stratégie d'entreprise.

Notre groupe avait soutenu activement l'initiative «La Suisse» visant à accorder une aide directe aux journaux du canton en difficulté. Cette initiative a été rejetée par le peuple, nous en avons pris acte. A l'époque, lors du débat, tous les groupes de ce parlement admettaient qu'une aide indirecte était possible, voire nécessaire, bien qu'une telle aide soit par nature limitée au plan cantonal. Il est de notre responsabilité d'utiliser au mieux les possibilités existantes, afin que le dernier quotidien genevois indépendant d'Edipresse soit soutenu.

De nombreux services et établissements publics ont souscrit des abonnements. La disparition de deux quotidiens au profit d'un nouveau offre la possibilité, sans augmenter les dépenses, de souscrire un abonnement au journal «Le Courrier».

Deuxièmement, en matière de communiqués et d'annonces commandés par l'Etat et les établissements publics, il est également possible d'en réorienter le volume, afin de ne plus défavoriser ce quotidien qui ne se voit attribuer qu'une part négligeable de cette publicité.

Sans jeu de mots, le temps presse ! L'année 1998 sera décisive pour ce journal qui connaît une progression lente mais constante de ses abonnés. Une augmentation de 100 000 F de recettes publicitaires représenterait une diminution d'environ un quart de son déficit.

Il est donc possible d'agir, et nous vous y invitons en renvoyant cette motion au Conseil d'Etat. Nous souhaitons cependant qu'il en aille différemment de la motion 1113 qui, votée le 21 février 1997, n'a toujours pas reçu de réponse du Conseil d'Etat.

M. Pierre-Alain Champod (S). M. Clerc ayant déjà dit l'essentiel sur cette motion, je serai bref.

Dans le domaine de la presse, l'important n'est pas seulement le nombre de titres, mais aussi la diversité d'opinions exprimées. Jusqu'à la disparition du «Journal de Genève», deux journaux avaient une ligne politique clairement identifiable; il n'en existe désormais plus qu'un.

La concentration dans de grands groupes de presse avec le rendement économique pour finalité ne représente pas une garantie de qualité de l'information, il suffit de lire le «Blick» ou «Le Matin» pour s'en convaincre !

En Suisse romande, le monopole d'Edipresse a montré son autoritarisme face aux rédactions dans l'affaire de la «Tribune de Genève». Nous avions déjà eu l'occasion d'évoquer le problème de la concentration de la presse dans cette enceinte lors de la disparition du journal «La Suisse». Nous avions reproché au Conseil d'Etat de l'époque de n'avoir pris en considération que l'aspect emploi de ce dossier - extrêmement important, certes - sans tenir compte de toute la problématique liée à la concentration de la presse romande au sein du groupe Edipresse.

«Le Courrier» étant le dernier quotidien genevois n'appartenant pas à ce groupe, il serait parfaitement légitime que l'Etat l'utilise pour passer ses annonces. Les non-lecteurs d'Edipresse ont le droit de pouvoir lire les mêmes annonces que les lecteurs des publications du grand groupe lausannois.

Pour toutes ces raisons, le groupe socialiste soutiendra le renvoi de cette motion au Conseil d'Etat

M. Pierre-François Unger (PDC). J'ai signé cette motion qui m'avait été soumise par notre collègue Clerc sans aucune arrière-pensée et même avec beaucoup d'enthousiasme.

Néanmoins, Monsieur Clerc, comme j'ai eu l'occasion de vous le dire en tête-à-tête, je la soutiens pour des raisons un peu différentes de celles auxquelles vous avez fait référence.

Personnellement, je n'ai pas trop de craintes concernant le monopole d'Edipresse, même si je comprends les vôtres. En effet, n'importe quel vendeur de journaux - tel est le rôle d'Edipresse, à la fois fabricant et vendeur - a un avantage certain à diversifier les opinions de ses différents journaux, afin qu'un maximum de lecteurs les achètent.

En revanche, comme je l'ai déjà dit à l'occasion du débat sur «La Suisse», la concentration du financement des journaux est bien plus dangereuse. Vous le savez, ce financement, ce n'est pas Edipresse - ou un peu seulement à travers les parts qu'il peut avoir dans une autre maison dont on taira le nom.

Si j'ai signé avec enthousiasme cette motion, c'est pour défendre la pluralité de la presse et, à travers elle, la pluralité de son financement. La commission de la concurrence qui a remplacé la commission des cartels devrait se pencher sur le monopole de la maison qui finance à travers les annonceurs l'ensemble des journaux. Ce problème-là est plus grave. Dans la motion que vous avez rédigée et que vous m'avez fait le plaisir de m'autoriser à signer, vous avez mis le doigt sur une diversification potentielle du financement des journaux. A cet égard, j'apporte, à titre personnel, ainsi qu'au nom d'une majorité du groupe démocrate-chrétien, je l'espère, un soutien sans réserve à cette motion.

M. John Dupraz (R). Il est vrai que cette motion soulève un réel problème. Comme mes préopinants, je regrette la disparition de «La Suisse» due, malheureusement, principalement à une mauvaise gestion. Ce journal était florissant et connaissait la meilleure situation financière de la place, il y a une quinzaine d'années. Pour des raisons de stratégie, il est tombé en faillite.

Nous soutiendrons le renvoi de cette motion en commission, mais avec quelques réserves. Etant abonné au journal «Le Courrier», je suis à l'aise pour en parler, et force est de constater qu'il est devenu beaucoup plus l'organe de presse de l'Alliance de gauche que de l'opinion pluraliste de ce parlement au cours de ces derniers mois. Je regrette que ce journal de tradition catholique prenne un tournant gauchisant «extrémiste»; l'aspect chrétien-social a pratiquement disparu... (L'orateur est interpellé.) Ça vous dérange ? Vous êtes bien anglican, vous ! On vous reproche d'être anglican, Monsieur Grobet ? Alors s'il vous plaît, un peu de tolérance envers un catholique radical ! (Rires.)

Si le Conseil d'Etat doit soutenir «Le Courrier» par des annonces, il doit agir de même envers tous les journaux. Je m'étonne que personne dans cette enceinte ne salue la naissance de l'hebdomadaire «Info-Dimanche» et la courageuse initiative visant à reprendre un créneau traditionnellement occupé par «La Suisse», le dimanche. Il se trouve certains radicaux pour s'occuper de cela, Monsieur Grobet ! Or personne n'a cité ce journal qui mérite pourtant notre attention et celle du Conseil d'Etat autant que «Le Courrier».

Il ne s'agit pas seulement de soutenir par des motions la pluralité de la presse, encore faut-il prouver notre volonté avec des espèces sonnantes et trébuchantes. Lundi dernier, je me suis abonné à «Info-Dimanche»; je vous invite à en faire de même, ainsi qu'au journal «Le Courrier» ! C'est le premier acte personnel que des gens responsables, engagés en politique et dans la vie publique, doivent faire. Si l'Etat peut contribuer, tant mieux ! Mais il doit le faire de façon équitable envers tous les journaux paraissant à Genève.

Je regrette également la disparition du «Journal de Genève», qui est le fait de certains esprits libéraux, plus pressés de gagner quelques sous que de propager l'esprit de Genève comme ils le faisaient auparavant.

M. Bernard Clerc (AdG). J'aimerais revenir sur quelques points évoqués.

Je suis d'accord avec M. Unger au sujet de la problématique du fermage publicitaire qui est d'une grande importance. Vous l'avez vous-même relevé, Edipresse joue un rôle important au sein de Publicitas - pour ne citer aucun nom. Cela renforce précisément notre opinion qu'il faut maintenir à tout prix un quotidien genevois indépendant de ce groupe. Si, comme vous le dites à juste titre, il y a possibilité d'expression pour différentes opinions dans les journaux du groupe d'Edipresse, je vous ferais remarquer néanmoins que lorsqu'on analyse la situation réelle de ces derniers mois on constate de graves phénomènes de censure au moment où des opinions contraires à la stratégie du groupe Edipresse se manifestent. Voilà où la chatte a mal à la patte !

Par ailleurs, Monsieur Dupraz, je n'ai pas l'impression que «Le Courrier» soit le journal de l'Alliance de gauche. Certains députés, y compris au sein de mon groupe, ont pu faire l'expérience qu'ils étaient aussi soumis à la critique. La rédaction de ce journal a une complète autonomie et une orientation politique et idéologique claire, alors que d'autres journaux se prétendant sans opinion dépendent d'orientations idéologiques en sous-main.

J'appréciais beaucoup le «Journal de Genève» tout en le sachant, dans nombre de prises de position, plus proche du parti libéral que de l'Alliance de gauche. L'existence même de ce journal avait une signification décisive pour le débat public.

Ne faisons donc pas, Monsieur Dupraz, le procès du journal «Le Courrier» à cause de son orientation ! Vous citez «Info-Dimanche», mais mon propos concerne la presse quotidienne dont le rôle est incontestablement différent pour le débat démocratique.

M. Armand Lombard (L). Loin de moi l'idée de commencer mon discours, de le poursuivre ou de le conclure, en faisant la critique du journal «Le Courrier». L'important pour une communauté ou une société est d'avoir des journaux de toutes les tendances possibles et imaginables. Ce journal représente une tendance - je ne sais pas exactement laquelle - qu'il est nécessaire de reconnaître et d'assumer. On ne peut pas souhaiter sa disparition sans mettre en péril l'information de la population.

Par contre, je redoute tout texte tel que celui qui nous est soumis ici, car même si les invites sont relativement tolérables, il implique le soutien de l'Etat à une entreprise qui doit réellement trouver ses propres moyens de survie, et si possible mieux encore. Le «Journal de Genève» n'est pas l'exemple à citer, car la presse peut survivre, et «L'Agefi». comme certains autres journaux, tient le coup.

En souhaitant que cette motion soit renvoyée en commission, j'en conclus qu'une presse indépendante, durable et donc rentable, peut exister. Je ne lui souhaite pas de devoir sa survie au soutien de l'Etat qui, à un moment donné, pourrait cesser pour une raison politique ou financière. Mieux vaut fournir tous les efforts nécessaires pour lui assurer une existence normale et durable... (Brouhaha.)

Le président. Je prie les personnes qui ont des conversations privées de les tenir en dehors de l'enceinte !

Je vous remercie de respecter l'orateur comme vous voudriez que l'on vous respecte, lorsque vous avez la parole, et de donner suite à mon exhortation !

M. Armand Lombard. Merci infiniment, Monsieur le président !

Dans ce débat constant sur le soutien à la presse, une idée m'apparaît comme absolument nécessaire : le Conseil d'Etat pourrait inciter, soutenir ou même entamer une réflexion lémanique, directement ou par l'intermédiaire d'un groupe tel que le Forum interparlementaire romand, pour chercher des solutions sur un plan plus large que le plan genevois. Une presse dépendant de quatre cent mille habitants, visant de plus une tranche seulement de la population, est trop restreinte. Qu'il s'agisse de la presse ou de l'édition, les éditeurs se limitent à un marché qui, à l'évidence, est trop petit; le marché de base concernant un ou deux millions d'habitants. Edipresse l'a démontré avec la création du journal «Le Temps».

M. Carlo Lamprecht, conseiller d'Etat. Permettez-moi de vous communiquer quelques chiffres et considérations au sujet de cette motion.

L'Etat souscrit chaque année pour plus de 81 000 F à des publications : deux cent quarante-quatre abonnements à des quotidiens, cent quarante-trois à des hebdomadaires, cent septante-quatre à des mensuels. Il publie des annonces dans la presse pour environ 240 000 F par année, et des insertions diverses, généralement des communiqués, pour 743 000 F. L'addition de tous ces chiffres relatifs à l'aide indirecte fournie à la presse s'élève à un peu plus d'un million.

La disparition du «Journal de Genève» et du «Nouveau Quotidien», remplacés par «Le Temps», va amener les différents départements à publier davantage de communiqués ou d'offres d'emploi dans «Le Courrier», seul quotidien à rester typiquement genevois avec la «Tribune de Genève». Voilà ce que souhaite cette motion que nous pouvons accepter.

Cela dit, le développement du journal «Le Courrier» est important non seulement au nom de la pluralité de la presse mais également pour les emplois qu'il offre et cela nous paraît capital.

N'oublions pas que les défis auxquels nous serons confrontés ces prochaines années seront d'un tout autre style. En 2004, le groupe Edipresse devra se prononcer sur le maintien du centre de production de Vernier ou sur l'alternative consistant à en trouver un autre, hors du canton, voire en France. Cette dernière solution, malgré des inconvénients liés à la distribution, pourrait abaisser les coûts de production et inciter Edipresse à quitter le centre de Vernier employant actuellement cent quarante et une personnes.

Mon département suit attentivement l'évolution de ce dossier, eu égard aux conditions favorables offertes à Edipresse lors de l'installation de ce centre. Edipresse représente aujourd'hui huit cent soixante-trois emplois à Genève, ainsi que trois cent cinquante à temps partiel. Cela correspond à une masse salariale d'environ 65 millions.

Nous pouvons souligner également notre satisfaction concernant la pluralité de la presse avec la naissance du journal «Info-Dimanche» et la création d'une quarantaine de nouveaux emplois au centre d'impression Roto-Sadag à Genève.

J'ai jugé utile de vous donner ces quelques renseignements, car nous devons tous nous atteler à la tâche, afin de pouvoir disposer d'une presse pluridisciplinaire et d'une certaine valeur où toutes les expressions soient permises.

Le Conseil d'Etat accepte volontiers le renvoi de cette motion au Conseil d'Etat directement.

Mise aux voix, la proposition de renvoyer cette proposition de motion en commission est rejetée.

Mise aux voix, cette motion est adoptée.

Elle est ainsi conçue :

Motion

(1186)

relative à l'aide indirecte à la presse

Le GRAND CONSEIL de la République et canton de Genèveconsidérant :

- la nécessaire diversité de la presse pour le fonctionnement de la démocratie;

- la prochaine disparition du "; Journal de Genève " ;

- l'élargissement du monopole du groupe Edipresse dans le marché de la presse quotidienne ;

- les difficultés du journal "; Le Courrier " seul quotidien genevois indépendant du groupe Edipresse ;

 

invite le Conseil d'Etat

 

- à utiliser tous les moyens d'aide indirecte à la presse pour contribuer au maintien du quotidien "; Le Courrier " ;

- à distribuer les communiqués et annonces de l'Etat et des établissements publics de manière à ne plus défavoriser "; Le Courrier ".