République et canton de Genève

Grand Conseil

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R 885-A
Rapport de la commission des affaires communales, régionales et internationales chargée d'étudier la proposition de résolution de MM. Guy Mettan, Pierre Bayenet, Bertrand Buchs pour une interdiction d'exportation en France des lanceurs de balles de défense (LBD)
Ce texte figure dans le volume du Mémorial «Annexes: objets nouveaux» de la session XI des 12 et 13 mars 2020.
Rapport de majorité de M. Raymond Wicky (PLR)
Rapport de minorité de M. Guy Mettan (HP)

Débat

Le président. Mesdames et Messieurs, nous poursuivons avec la R 885-A. Le débat est classé en catégorie II, trente minutes. Je cède la parole à Mme Sylvie Jay qui remplace M. Raymond Wicky pour le rapport de majorité.

Mme Sylvie Jay (PLR), rapporteuse de majorité ad interim. Merci, Monsieur le président. Mesdames et Messieurs les députés, la commission s'est réunie lors de cinq séances entre 2019 et 2020 pour traiter cette proposition de résolution. Le dépôt de celle-ci est consécutif à l'utilisation de lanceurs de balles de défense par les forces de l'ordre françaises contre la population dans le cadre des manifestations du mouvement des gilets jaunes, à l'automne 2018.

La Suisse est productrice de ces instruments de défense et en fait le commerce dans différents pays, dont la France. Les lanceurs de balles de défense sont définis comme des armes non létales au sens de la loi fédérale sur le matériel de guerre du 13 décembre 1996 et ne sont destinés qu'au maintien de l'ordre. Il y a lieu de préciser que l'usage non conforme aux recommandations peut provoquer des atteintes graves à l'intégrité physique, voire des lésions irréversibles, en particulier aux yeux lorsque les tireurs visent le haut du corps.

Le présent texte vise à interpeller les autorités françaises sur les conséquences d'une utilisation détournée et non adaptée de tels équipements dans des situations de maintien de l'ordre, et rappelle les principes de nécessité et de proportionnalité; il interroge par ailleurs quant à la responsabilité de la Suisse qui fabrique et exporte ces armes alors qu'elle est signataire de textes sur les droits humains.

La commission a auditionné les représentants de la police cantonale de Genève, notamment le responsable NRBC - il s'agit d'un service spécialisé dans la menace nucléaire, radiologique, biologique et chimique, pour les personnes que cela intéresse -, sur la pratique à Genève en matière de lanceurs de balles de défense et a demandé de s'en faire expliquer les aspects techniques. Dans notre canton, ces engins ne sont pas utilisés pour le maintien de l'ordre, mais dans la maîtrise des forcenés, ce qui est plus conforme aux exigences du droit international humanitaire qui énonce des règles régissant le choix des armes et leur limitation.

De plus, nous avons été informés que des directives d'engagement font partie de la formation à l'utilisation des LBD, dont l'obligation de viser... (Brouhaha.)

Le président. Madame la rapporteure, un instant, s'il vous plaît. (Le président marque un temps d'arrêt en attendant que le silence se rétablisse.) Je regarde à ma gauche, mais il n'y a pas que la gauche qui dérange Mme Jay dans la présentation de son rapport. Merci de respecter les prises de parole qui ont été formellement demandées. Madame Jay, vous pouvez poursuivre.

Mme Sylvie Jay. Merci beaucoup, Monsieur le président. Comme je le disais, nous avons été informés que des directives d'engagement font partie de la formation à l'utilisation des LBD, dont l'obligation de viser le bas du corps pour éviter les blessures graves.

Concernant leur usage par les forces de l'ordre françaises, le constat est que les recommandations du fabricant n'ont pas été respectées, à savoir que des projectiles en caoutchouc provenant d'autres fournisseurs ont été employés en lieu et place de ceux en mousse préconisés par le producteur suisse. Or c'est précisément le type de munitions et le contexte dans lequel l'arme est utilisée qui déterminent sa dangerosité. De fait, la responsabilité de la Suisse ne peut être engagée. En outre, interdire l'exportation de ces instruments, déjà soumis à réglementation, ne répondrait pas au problème de leur utilisation non conforme dans certains pays.

Finalement, la commission s'est interrogée quant à la réelle portée de ce texte sur les agissements des autorités françaises, ceci au regard du principe de souveraineté de chaque Etat. Par ailleurs, elle prend note que cette problématique a déjà fait l'objet d'une interpellation au niveau fédéral qui a été traitée en 2019. Au vu des différents éléments apportés lors des auditions, la majorité de la commission recommande à ce Grand Conseil le refus de la proposition de résolution 885. Merci beaucoup.

M. Guy Mettan (HP), rapporteur de minorité. Chers collègues, vous ne serez pas étonnés d'entendre que je vous recommande tout de même de voter cette proposition de résolution. Je salue au passage le rapport de majorité qui est tout à fait correct et qui met bien en avant le travail effectué par la commission. Cependant, j'estime que ce texte garde toute sa valeur et mérite d'être renvoyé à Berne. Pourquoi ?

Cela n'a pas été dit, mais il s'agit d'armes de guerre, et nous portons une responsabilité quant à leur usage. Rappelons que dans le cas des Pilatus PC-7, par exemple, la Confédération avait été interpellée et avait dû prendre des mesures pour limiter l'emploi détourné de ces avions à des fins de guerre. C'est la même chose pour le fabricant des LBD, qui est une entreprise d'armement basée à Thoune et dont les produits servent des buts militaires au sein de la police française. Dès lors, la responsabilité du producteur et du pays qui l'héberge est engagée, comme c'était le cas avec les Pilatus.

La bonne nouvelle, c'est que cet objet a déjà eu un impact partiel en ce sens que la France, sous la pression non pas de la Suisse - puisque dans notre pays, son effet a été pratiquement nul -, mais de la presse, s'est emparée de cette thématique, ce qui a conduit le gouvernement français à renoncer à l'importation des LBD. Malgré tout, la problématique subsiste, le principe demeure, et c'est la raison pour laquelle il vaut toujours la peine d'accepter cette proposition de résolution. Merci.

M. Emmanuel Deonna (S). Mesdames et Messieurs les députés, cette proposition de résolution a été déposée suite aux importantes manifestations qui ont eu lieu en France où des lanceurs de balles de défense ont été utilisés. Au cours de la mobilisation des gilets jaunes, de nombreuses personnes ont été blessées par ces engins, plusieurs milliers de tirs de LBD ont été recensés; 353 manifestants ont été blessés à la tête, dont 30 éborgnés, d'après le décompte du journaliste David Dufresne. Ces gens se sont rendus sur les ronds-points et dans les rues pour défendre des convictions nobles, ils en sont revenus marqués pour toujours dans leur chair et dans leur esprit.

Comme l'a rappelé mon préopinant, les LBD de fabrication suisse font l'objet de restrictions d'usage, notamment contre les civils. Les Conventions de Genève prohibent clairement leur emploi. De plus, il est avéré qu'une partie des effectifs de la police française ont visé des civils inoffensifs, et non des casseurs. En vertu de la tradition humaniste et humanitaire de Genève, capitale internationale des droits humains, le groupe socialiste soutiendra ce texte et vous recommande d'en faire de même. Je vous remercie.

Mme Claude Bocquet (PDC). Mesdames et Messieurs, le PDC vous invite à rejeter cette proposition de résolution. En effet, suite aux diverses auditions, la majorité de la commission a estimé que les dégâts corporels sur la population étaient dus à un mauvais usage des lanceurs de balles de défense par la police française. Celle-ci n'utilise pas les projectiles en mousse fournis par le fabricant, mais des balles en caoutchouc dur qui sont plus dangereuses. L'emploi n'est donc pas conforme aux recommandations du producteur. Les spécialistes de la police genevoise nous ont expliqué que le choix des munitions était déterminant pour juger de la dangerosité d'une arme.

Dans notre canton, ces instruments ne sont pas utilisés pour le maintien de l'ordre, mais afin de maîtriser des forcenés ou des braqueurs. Il ressort des auditions que la police française fait un mauvais usage des LBD, les procédures d'engagement et la formation des utilisateurs étant clairement déficientes. Genève a beau être proche de la France, il n'est pas du ressort de notre parlement de dicter la doctrine de la police française ni d'interdire l'exportation de certains articles. Pour ces raisons, le PDC refusera ce texte.

M. Philippe Poget (Ve). Chers collègues, cette proposition de résolution fait suite aux importantes manifestations qui se sont déroulées en France sous l'égide des gilets jaunes et à l'usage reconnu comme inapproprié de lanceurs de balles de défense par la police de ce pays. Lors des auditions, nous avons appris que si, sur notre territoire, l'emploi de ce type d'armes est clairement encadré, la doctrine d'engagement - selon laquelle les tirs doivent être dirigés vers les genoux, et non vers les visages - ainsi que les munitions utilisées en France étaient fondamentalement différentes, avec pour conséquences de nombreux civils gravement blessés.

En commission, le groupe des Verts s'est montré divisé sur ce texte, notamment en raison de son improbable effet au niveau du Parlement fédéral, puisque l'exportation des LBD vers la France respecte formellement la loi sur le matériel de guerre. Nous sommes toutefois ravis que malgré son refus, le battage médiatique qu'il a suscité ait conduit la France à renoncer à ces armes et qu'un signal ait été lancé pour stopper leur détournement et respecter les civils. Restant partagé, le groupe des Verts a finalement décidé de s'abstenir lors du vote. Je vous remercie.

Le président. Merci, Monsieur le député. Je passe la parole à M. Patrick Lussi. (Un instant s'écoule.)

Une voix. Patrick !

M. Patrick Lussi (UDC). Pardon, Monsieur le président, je n'avais pas entendu ! Je crois que l'essentiel a été dit. Rappelons que notre police est formée, que des directives très précises sur les lanceurs de balles de défense sont édictées sur le plan fédéral, donc il ne faut pas se tromper de cible: ce n'est pas l'arme qu'on incrimine, mais la munition utilisée. Selon les instructions actuelles, même sans les projectiles employés en France, cette arme ne serait pas utilisée dans le cadre de manifestations.

Alors bien sûr, on peut condamner tout le monde. Quand je vois ce qui se passe aujourd'hui en France, je suis bien content d'habiter à Genève, parce que je n'aimerais pas être pris dans l'un de ces quartiers avec des bandes de casseurs qui détruisent tout, brûlent les voitures, etc. Mais le problème n'est pas là. Admettons qu'il est normal de donner des moyens à notre police, des moyens qui doivent absolument être réglementés, une formation doit être dispensée, et c'est le cas.

Pour faire court, Mesdames et Messieurs les députés, cette proposition de résolution part sans doute d'un bon sentiment, mais elle manque son but. Nous vivons des périodes troubles, et il est nécessaire, même si les LBD ne sont pas utilisés en Suisse, de disposer d'une police qui puisse gérer les situations, surtout au vu de la différence de nombre entre plusieurs milliers de manifestants et les quelques centaines de gendarmes qui sont confrontés à ceux-ci. L'Union démocratique du centre vous appelle à refuser cet objet. Je vous remercie.

Une voix. Bien, Patrick !

M. Pierre Bayenet (EAG), député suppléant. Je tombe des nues, Mesdames et Messieurs ! On entend des gens dire: «Nous fabriquons une arme dont nous savons très bien qu'elle est utilisée de manière non conforme: les instructions données par le fabricant ne sont pas respectées, les usagers, c'est-à-dire les agents de police française, recourent en toute connaissance de cause à des balles plus dangereuses et ne visent pas les parties du corps préconisées, mais ciblent le haut du corps alors que c'est très dangereux. Néanmoins, nous pouvons continuer à la leur vendre, parce que nous avons rédigé une notice d'emballage et ce n'est pas notre faute si les Français ne savent pas la lire et l'utilisent autrement.» C'est terrible ! En fait, on fournit à des criminels un instrument qu'ils utilisent pour commettre des violences... (Exclamations. Commentaires. Le président agite la cloche.) ...et on soutient que ce n'est pas notre faute si le produit sert d'autres fins, ce n'est pas notre faute s'il n'est pas employé correctement.

C'est exactement ce qui s'est passé avec les Pilatus il y a quelques dizaines d'années: on affirmait mordicus qu'il s'agissait d'avions d'entraînement alors que des photos circulaient, on savait pertinemment qu'ils étaient détournés pour servir de matériel de guerre dans des zones de conflit où ils n'auraient jamais dû se trouver. C'est la même chose, c'est la même situation !

Mesdames et Messieurs, on ne peut pas fermer les yeux sur l'usage qui est fait des armes que la Suisse vend à l'étranger. Il s'agit d'un cas d'école, et je ne comprends pas qu'on puisse faire preuve d'un tel aveuglement. C'est grave ! Alors peut-être la France a-t-elle pris des mesures dans l'intervalle, je l'espère, mais enfin, les choses doivent être dites de manière claire, il faut fixer des limites. Déjà que nous sommes contre la vente de matériel de guerre à l'étranger, mais si en plus on accepte qu'il soit utilisé de façon illicite, c'est inadmissible. Merci. (Applaudissements.)

M. Patrick Dimier (MCG). Ce que je viens d'entendre est juste ahurissant ! Dans une démocratie, les criminels sont forcément les forces de l'ordre ! Mais bien sûr, c'est une évidence ! Soyons sérieux, Mesdames et Messieurs. Il revient aux utilisateurs et à leurs chefs de veiller à ce qu'une arme, a fortiori qui n'est pas destinée à être létale, soit utilisée correctement.

On peut discuter à perte de vue sur le bien-fondé des manifestations, sur tout ce que vous voulez, mais ce n'est pas le sujet qui nous occupe maintenant. Ce qu'on nous demande ici, à nous, Genevois, c'est de dire à l'Assemblée fédérale qu'elle aille se mêler de la notice d'emballage d'une munition... Enfin, un peu de sérieux, quand même ! Bien évidemment, il faut dire non à cette proposition de résolution. Merci.

M. Christian Flury (MCG). Mesdames et Messieurs les députés, chers collègues, si j'applique à la lettre ce que nos camarades de la gauche préconisent, alors le couteau suisse peut blesser, servir à égorger des animaux ou des personnes; les voitures rapides - Audi haut de gamme, grosses Mercedes - peuvent aider à commettre des «go fast», des transports de stupéfiants à grande vitesse sur une longue distance; quant aux imposants 4x4, ceux pour les courses en ville des Genevoises huppées, ils peuvent faire office de voitures-béliers lors de cambriolages. Non, sérieusement !

Une voix. Il faut tout interdire !

M. Christian Flury. Les agents de police sont dotés d'armes pour se défendre, protéger la population, veiller au maintien de l'ordre. Il appartient aux manifestants de s'arranger pour ne pas se trouver face à eux quand ils tirent, en position conflictuelle. Le fabricant suisse produit des armes qui lancent des projectiles, qui sont vendues avec un mode d'emploi, lequel préconise un certain type de munitions, des balles qui ne blessent pas ceux qui les reçoivent. Les LBD sont également assortis de directives - viser les jambes ou du moins la partie en dessous du bassin - et leur mauvais usage fait à l'étranger ne peut pas être imputé au fabricant. En conclusion, Mesdames et Messieurs, refusons cette proposition de résolution. Je vous remercie. (Applaudissements.)

Le président. Merci bien. Monsieur Pierre Bayenet, vous avez la parole pour une minute quatorze.

M. Pierre Bayenet (EAG), député suppléant. Ce sera amplement suffisant, Monsieur le président. Mesdames et Messieurs, je vous informe que la Cour administrative d'appel de Nantes a confirmé la condamnation de l'Etat français suite aux tirs d'un Flash-Ball qui avait grièvement blessé un mineur à l'oeil. Excusez-moi, mais lorsqu'un agent de police attente gravement à la santé d'un jeune alors qu'il est censé tirer en direction des jambes et qu'il le fait en toute connaissance de cause, eh bien je pense qu'on peut utiliser le terme de délinquant ou de criminel, il n'y a rien d'exagéré à cela.

Une voix. Bravo ! (Applaudissements.)

Le président. Je vous remercie. La parole n'étant plus demandée, Mesdames et Messieurs, nous procédons au vote.

Mise aux voix, la proposition de résolution 885 est rejetée par 49 non contre 37 oui.