République et canton de Genève

Grand Conseil

M 1432-A
Rapport de la commission des droits de l'Homme (droits de la personne) chargée d'étudier la proposition de motion de Mmes et MM. Charles Beer, Marie-Paule Blanchard-Queloz, Anne Briol, Christian Brunier, Fabienne Bugnon, Bernard Clerc, Jean-François Courvoisier, Anita Cuénod, Jeannine De Haller, Erica Deuber Ziegler, René Ecuyer, Laurence Fehlmann Rielle, Christian Ferrazino, Magdalena Filipowski, Gilles Godinat, Mireille Gossauer-Zurcher, Christian Grobet, Mariane Grobet-Wellner, Dominique Hausser, Antonio Hodgers, Pierre Meyll, Rémy Pagani, Albert Rodrik, Françoise Schenk-Gottret, Jean Spielmann, Pierre Vanek, Alberto Velasco, David Hiler, Jacques Boesch, Georges Krebs, Cécile Guendouz, Anita Frei, Morgane Gauthier, Roberto Broggini pour la suspension de toute expulsion des sans-papiers et leur régularisation collective
M 1434-A
Rapport de la commission des droits de l'Homme (droits de la personne) chargée d'étudier la proposition de motion de Mme et MM. Claude Blanc, Thomas Büchi, Marie-Françoise De Tassigny, John Dupraz, Philippe Glatz, Pascal Pétroz concernant le traitement des personnes en situation irrégulière à Genève (sans-papiers)

Débat

M. Antoine Droin (S), rapporteur. D'abord une petite rectification de détail - mais peut-être pas pour la personne citée - en page 2 du rapport, où il s'agit de M. Bernard Gut, et non Serge Gut. Je vous prie de m'en excuser.

Monsieur le président, la commission des droits de l'Homme a décidé de traiter la question des sans-papiers dans son ensemble, raison pour laquelle les deux motions renvoyées en commission ont été traitées simultanément et, pour une grande partie, sans distinction, tant il est vrai que cette question est délicate et compliquée à décrypter.

Au travers des auditions, la commission a constaté que les migrations sont en fait la résultante d'un mal pour un grand nombre de personnes, qui sont obligées de quitter pour une raison X ou Y leur lieu de vie habituel. J'insiste sur le fait que nous n'avons pas à juger en l'état le bien-fondé ou non de la migration de ces personnes. Comment en juger, d'ailleurs, puisque notre regard est à l'évidence ethnocentrique ? Si à ce jour les flux migratoires sont importants, il est évident que dans les décennies à venir les migrations seront encore plus importantes. N'oublions pas, cependant, que 70% des migrations actuelles se font dans les pays défavorisés.

En ce qui concerne les deux motions: la première, celle de l'Alternative, est la plus généreuse. Elle demande un traitement des sans-papiers d'une manière collective, en introduisant la notion de suspension des expulsions et une intégration dans le monde du travail. La seconde, émanant de l'Entente, souhaite la poursuite des examens au cas par cas.

En ce sens, la commission a constaté, au travers des auditions, que pour la motion 1432 une réglementation collective n'était envisageable qu'au regard d'une réflexion et, au-delà, d'une mise en application qui tienne compte de l'aspect économique, sous-entendu l'accès au travail.

La motion 1434, quant à elle, enfonce en quelque sorte une porte ouverte, puisqu'elle ne fait que confirmer ce qui est actuellement en vigueur et qui correspond à l'application des lois avec plus ou moins de bienveillance.

A ce stade, il est primordial de clarifier certaines terminologies couramment utilisées dans la dénomination des sans-papiers. En effet, tout un chacun utilise différents termes plus ou moins - voire pas - appropriés: clandestin, migrant, requérant, étranger, etc. Il est important de constater que les droits de l'homme sont dans une logique d'égalité. Tout être humain a droit, etc., etc. L'humanitaire, lui, rentre dans une logique d'assistance et de pitié. Les clandestins, eux, sont des personnes non identifiées par les autorités. En ce sens, leur nombre est difficile à établir. Pour cette catégorie, les décisions de renvoi sont liées à un refus d'autorisation de séjour, suite à une décision juridique et/ou administrative. Les requérants d'asile sont, eux, des réfugiés qui le plus souvent sont déboutés et pour qui il est indispensable de trouver des solutions. C'est vers eux que s'adresse un moratoire. Mais il est intéressant de constater que pour les deux catégories évoquées, nous pouvons trouver des personnes qui ont ou qui n'ont pas de papiers. La question qui se pose est plutôt de savoir si elles peuvent ou non les utiliser, pour différentes raisons.

En ce qui concerne la régularisation collective, il est apparu à la commission qu'en fait cela n'était qu'une solution à court terme. Des expériences, notamment en Italie et au Portugal, ont été menées au travers d'une double réflexion liant migration et travail. Le revers de la médaille réside dans le fait que ces régularisations ont malgré tout appelé d'autres régularisations, et que les solutions à long terme ne sont pas encore établies.

Enfin, à Genève, la commission des droits de l'Homme constate que les cantons ont une marge de manoeuvre extrêmement limitée. C'est le droit fédéral qui prédomine, bien que les critères d'acceptation aient été élargis pour la prise en considération des demandes. Les analyses ne portent plus uniquement sur la durée, mais bien sur la capacité à s'intégrer, même si le séjour est court. On ne peut pas admettre que cela soit une réussite, pour que seulement 152 cas soient régularisés depuis le début d'année, sur une estimation de cinq à dix mille personnes, les préavis cantonaux étant pour le moins peu suivis. En fait, la vraie question réside dans le fait de savoir si l'on donne une réelle chance aux migrants de pouvoir s'intégrer, si on les empêche de travailler. Ne s'agit-il pas plutôt d'une vraie hypocrisie de notre part ?

Pour terminer, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, la commission vous demande de renvoyer la motion 1432 à la commission de l'économie, plus à même d'étudier la double question de la régularisation collective et de l'emploi, sans oublier une interpellation au niveau fédéral sur cette problématique.

Mme Françoise Schenk-Gottret (S). Je suis ici le porte-parole de notre collègue, Mme Maria Roth-Bernasconi. Le phénomène des sans-papiers existe depuis de nombreuses années. C'est une conséquence directe de la politique migratoire menée par la Confédération, et plus particulièrement de la mise en place du permis saisonnier. L'examen au cas par cas n'a jusqu'à aujourd'hui pas mené à l'éradication du problème. Nous sommes aujourd'hui face à des milliers de personnes qui travaillent dans notre pays, cotisent aux assurances sociales, mais n'ont aucun droit. Nous ne pouvons fermer les yeux devant le fait que de nombreuses entreprises, mais aussi des ménages privés ont besoin d'une main-d'oeuvre pas ou peu qualifiée. Le fait que la très grande partie des sans-papiers travaille montre que vivent ici des personnes dont l'économie a besoin.

La commission des Droits humains a été amenée à examiner les deux motions à ce sujet sous l'angle des droits fondamentaux. Ce n'est pas la politique d'immigration qui viole le droit humain, dans la mesure où il est admis à ce jour que les Etats ont le droit de réglementer l'immigration. En revanche, du moment où des personnes en situation irrégulière n'ont pas accès à l'un des droits humains, la commission a le droit, voire le devoir, d'agir. Si l'exposé des motifs de la motion 1432 parle bien de pratiques discriminatoires de la Suisse, contraires à la Déclaration universelle des Droits de l'Homme du 10 décembre 1948, de la condamnation par la Commission européenne du racisme et de l'intolérance, de la condamnation par le Comité de l'ONU de la discrimination raciale, il n'étaye pas ces propos. L'exposé des motifs est fondé sur des affirmations de principe. La commission n'a pas pu clarifier de quelles violations il s'agissait réellement. L'article 13 de la Déclaration des Droits de l'Homme dit que toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l'intérieur d'un Etat. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. Ceci n'est qu'une résolution sans portée obligatoire. Le pacte sur les droits civils et politiques est plus directement juridique à son article 12: quiconque se trouve légalement sur un territoire d'un Etat a le droit d'y circuler librement et d'y choisir librement sa résidence.

Les instruments internationaux font donc la différence entre séjour légal et séjour illégal. La libre circulation des personnes sur toute la Terre n'est à ce jour pas un droit humain accepté par la communauté internationale ou la Suisse. On peut le déplorer, mais on ne peut pas parler de violation des droits humains. Par contre, on peut conclure que la politique d'immigration est de la compétence de chaque Etat, et qu'en Suisse c'est la Confédération qui définit les lignes de cette politique. En tant que telle, cette politique n'est pas contraire aux droits humains.

Par rapport aux demandes formulées par les motionnaires, nous n'avons pas la compétence d'inviter le Conseil d'Etat à suspendre les expulsions, étant donné que le droit fédéral s'y oppose.

Le groupe socialiste est d'accord de renvoyer cette motion à la commission économique pour que celle-ci puisse trouver une solution à la problématique des travailleurs et travailleuses en situation irrégulière à Genève. Des démarches sont en cours pour éventuellement fonder une association patronale pour les ménages qui ont besoin de personnel. Il ne s'agit pas seulement de femmes de ménage, mais également de personnes qui pourraient s'occuper de personnes âgées. Nous invitons la commission de l'économie à creuser ce sujet et à trouver des solutions, afin que des personnes qui sont depuis bien longtemps à Genève, qui y ont un travail et de ce fait sont bien intégrées, puissent rester ici. Cela permettrait également de mieux contrôler un marché qui aujourd'hui n'est soumis à aucune loi ou réglementation, et qui permet de ce fait un dumping salarial indigne d'un canton riche. Nous vous invitons donc vivement à renvoyer cette motion à la commission de l'économie.

En ce qui concerne la motion 1434, la commission constate avec raison qu'elle est effectivement compétente pour reconnaître les problèmes évoqués. Ceux-ci relèvent indiscutablement du respect de la liberté individuelle, du respect des procédures en matière d'interpellation et d'expulsion, notamment en regard de l'article 13 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966. Sachant que le Conseil d'Etat souhaite poursuivre sa politique d'examen cas par cas et qu'il a mis en place une politique visant à assurer le respect de la dignité des personnes concernées si leur situation ne peut pas être régularisée, le groupe socialiste est d'accord de renvoyer cette motion au Conseil d'Etat, pour qu'il fasse un rapport sur la situation actuelle et qu'il veille au respect des droits de ces gens qui nous rendent réellement service.

M. Ueli Leuenberger (Ve). Les sans-papiers, c'est une réalité de notre société également à Genève - on peut le constater tous les jours - et la commission qui a travaillé sur ce sujet l'a bien relevé.

La solution au cas par cas préconisée actuellement n'amène malheureusement que très peu de résultats, car ce n'est pas une solution au phénomène en soi. Ceci est particulièrement vrai pour ceux qui travaillent depuis fort longtemps ici à Genève ou en Suisse, et à qui il ne manque qu'une seule chose: une autorisation de travail. Il est peut-être insuffisamment souligné à quel point la politique d'immigration actuelle, celle dite des trois cercles et devenue celle des deux cercles, a exclu du marché du travail les ressortissants de l'ex-Yougoslavie et de la Turquie, en traitant ces régions de zones non traditionnelles de recrutement de la main-d'oeuvre étrangère, comme il est dit de façon barbare dans l'ordonnance.

D'une manière artificielle, à partir de 1991, des milliers, voire des dizaines de milliers de travailleurs, anciens saisonniers, ont été exclus du marché du travail. On sait qu'à ce moment-là, certains sont devenus des travailleurs sans autorisation de travail, d'autres des requérants d'asile, mais que ces gens sont maintenant retournés dans leur pays.

La réalité des sans-papiers, c'est une très grande hypocrisie à laquelle nous sommes confrontés tous les jours. Je vais essayer de l'illustrer par un exemple: il y a peu de temps, dans un grand palace de Genève, une réception officielle a été organisée pour une personnalité étrangère très importante. Tous ceux qui portent un nom à Genève - les responsables politiques - étaient présents pour accueillir cette personnalité. Or il y avait à ce moment-là, dans ce palace, une quarantaine de personnes sans autorisation de travail, qui contribuaient à la bonne réussite de la réception. Où que l'on regarde, dans les différents secteurs de l'économie, on est confronté à ce problème. Il y a par ailleurs passablement d'employeurs qui souhaiteraient aussi la régularisation de la situation de leurs employés. Ceux qui emploient des travailleurs au noir ne sont pas tous des négriers, même si cela existe aussi dans cette République.

Les solutions préconisées actuellement sont donc totalement insuffisantes. Au niveau de la Confédération, le 12 décembre prochain aura lieu pour la première fois une table ronde organisée par des parlementaires de presque tous les partis politiques, avec les églises, les syndicats, les associations patronales, le mouvement de défense des sans-papiers. Et même si le climat est rude actuellement en Suisse, il faut qu'on réfléchisse ensemble, au niveau de Genève également, pour trouver d'autres solutions que celles qui sont proposées actuellement.

Mise aux voix, la proposition de renvoyer le rapport M 1432-A à la commission de l'économie est adoptée.

Mise aux voix, la motion 1434 est adoptée.

Mme Micheline Spoerri, conseillère d'Etat. Mesdames et Messieurs, permettez-moi de saisir cette occasion pour vous rappeler ce qui probablement a été évoqué pendant vos travaux à la commission des droits de l'Homme, mais qui mérite d'être relevé aujourd'hui en matière de politique du département de justice et police: tout d'abord, l'obligation que nous avons faite au sein du département pour la police d'annoncer toute interpellation de clandestin à l'office cantonal de la population; puis la pratique de l'examen des situations au cas par cas qui, à mon sens, est la seule réaliste même si elle appelle de notre part un travail extrêmement important; la présentation des cas de détresse grave aux autorités fédérales concernées - seule autorité compétente en la matière, comme l'a rappelé M. Droin - en vue de régulariser certains séjours; le renvoi des personnes en situation illégale dont le séjour ne peut être régularisé, avec une fixation de délai de départ selon la situation familiale et la longueur du séjour en Suisse; enfin - et ceci, nous l'avons mis en vigueur après certains événements que nous avons connus au début de l'année - lorsque des enfants sont concernés, une prise de contact et un lien avec le département de l'instruction publique sont instaurés pour voir s'il y a scolarisation, et la fixation du délai de départ tient compte de l'avancement de l'enfant dans son parcours scolaire.

Voilà, Mesdames et Messieurs. Pour le reste, je salue la volonté de la commission d'aller devant la commission des droits politiques. En réalité, le département essaie depuis longtemps de faire comprendre à Berne qu'il serait absolument indispensable d'entrer en matière sur la migration extra-européenne peu qualifiée, et j'espère que le travail de la commission de l'économie - qui ira sans doute dans ce sens-là - donnera un peu plus de poids à nos démarches auprès de Berne. Pour le reste, je remercie la commission.