République et canton de Genève

Grand Conseil

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PL 12651-A
Rapport de la commission judiciaire et de la police chargée d'étudier le projet de loi de Mmes et MM. Katia Leonelli, Pierre Bayenet, Mathias Buschbeck, Alessandra Oriolo, Marjorie de Chastonay, Yves de Matteis, Badia Luthi, Jean Batou, Adrienne Sordet, Yvan Rochat, Pierre Eckert, Jocelyne Haller, Salima Moyard, Boris Calame, Frédérique Perler modifiant la loi sur les manifestations sur le domaine public (LMDPu) (F 3 10) (Renforcer le droit de manifester à Genève)
Ce texte figure dans le volume du Mémorial «Annexes: objets nouveaux» de la session IX des 4 et 5 mars 2021.
Rapport de majorité de M. Murat-Julian Alder (PLR)
Rapport de première minorité de M. Alberto Velasco (S)
Rapport de deuxième minorité de M. Jean Rossiaud (Ve)
Rapport de troisième minorité de M. Pierre Bayenet (EAG)

Premier débat

La présidente. Nous passons au PL 12651-A, que nous traitons en catégorie II, quarante minutes. Mme Dilara Bayrak remplace M. Jean Rossiaud, rapporteur de deuxième minorité. De plus, le groupe Ensemble à Gauche ne faisant plus partie de ce Grand Conseil, le rapport de minorité de M. Pierre Bayenet ne sera pas présenté. Monsieur le rapporteur de majorité, vous avez la parole.

M. Murat-Julian Alder (PLR), rapporteur de majorité. Merci, Madame la présidente. Mesdames et Messieurs les députés, chers collègues, depuis 2012, nous avons à Genève une loi sur les manifestations sur le domaine public, qui encadre de manière parfaitement conforme au droit supérieur le droit de manifester. Cette loi, on le sait, a été approuvée en votation populaire il y a donc un peu plus de dix ans par une grande majorité de Genevoises et de Genevois. Le projet de loi dont nous sommes saisis aujourd'hui propose d'atténuer cette législation en revenant sur trois points.

Le premier point consiste à passer du régime dit de l'autorisation à celui de l'annonce. Autrement dit, les organisateurs de manifestations ne seraient plus tenus de demander préalablement une autorisation pour pouvoir manifester, mais pourraient se contenter d'informer l'autorité compétente qu'une manifestation va avoir lieu.

Une voix. Exclu !

M. Murat-Julian Alder. La deuxième chose que ce projet de loi entend changer, c'est que le délai d'annonce, actuellement délai d'autorisation, ne serait plus de trente jours, mais seulement de sept jours. Et pour terminer, le texte propose de supprimer l'interdiction de revêtir une tenue destinée à empêcher l'identification. (Remarque.)

Vous l'aurez compris, Mesdames et Messieurs, ce que propose ce projet de loi, c'est de cautionner les manifestations violentes, extrémistes, dont nous ne voulons plus entendre parler, qui ont malheureusement sévi dans les années 2000 !

Pour la majorité de la commission, revenir sur la législation adoptée en 2012 est parfaitement inacceptable. Nous avons été informés, après nos travaux sur cet objet, qu'un examen sommaire avait été conduit sur la question par la Cour des comptes. Celle-ci a examiné, sur requête d'un particulier, l'exercice du droit de manifester sur le domaine public à Genève. Il ressort de cet examen sommaire - datant du 30 octobre 2020 - qu'entre 2012 et 2019, le nombre de manifestations à des fins politiques dans notre canton est passé de 290 à 434. On voit bien que pour la Cour des comptes - ce n'est pas la commission qui a inventé quoi que ce soit -, l'exercice du droit de manifester à Genève n'a absolument pas été compromis par cette nouvelle législation; bien au contraire, davantage d'autorisations ont été délivrées en 2019 qu'en 2012. Nous estimons donc que ce projet de loi ne répond pas à un quelconque besoin, et c'est pour cette raison que nous vous proposons, Mesdames et Messieurs les députés, de ne pas voter l'entrée en matière.

M. Alberto Velasco (S), rapporteur de première minorité. Je trouve que le rapporteur de majorité est un peu dur dans son attitude. (Commentaires.) Certains pays autorisent déjà les manifestations sans exiger au préalable une autorisation de l'Etat. Je tiens à dire tout d'abord que manifester est un droit politique, ce n'est pas un droit privé ayant comme objet l'organisation de courses de voiture ou quoi que ce soit d'autre. Je pense que quand des citoyens décident de manifester, c'est parce qu'ils ont des droits à défendre; et le droit de défendre ceux-ci est fondamental. Ce que demande ce projet de loi, c'est que les organisateurs informent l'autorité qu'il y aura une manifestation, afin de prévoir son encadrement si cela est nécessaire.

Mais est-il nécessaire d'exiger une autorisation pour manifester ? Dans certains pays, disons, presque dictatoriaux - il faut le dire -, effectivement, il faut demander une autorisation, puis on ne l'obtient pas. Je pense qu'en démocratie, il est normal que des citoyens qui veulent manifester pour exprimer leur avis politique ou s'opposer à une décision ne doivent pas attendre l'autorisation de la part de l'administration, ce d'autant plus que parfois, la manifestation va justement à l'encontre de certaines décisions de l'administration. C'est quand même incroyable que des citoyens doivent demander l'autorisation de manifester pour protester, dans certains cas, contre des attitudes que l'administration a eues. Ça pose quand même un problème de droit.

Ce que demande ce projet de loi, fondamentalement, c'est que les organisateurs informent les autorités de la manifestation. Les autorités peuvent très bien se réunir avec ces entités et, le cas échéant, prévoir des mesures pour s'assurer qu'il n'y ait pas de problèmes en marge de la manifestation. J'ai pour ma part participé à de grandes manifestations, comme vous le dites, Monsieur le député. Mais vous savez, pour ces manifestations, l'autorisation avait été demandée. Et puis, c'est bien souvent hors de la manifestation que les violences ont eu lieu. Mais que je sache, lors des manifestations auxquelles j'ai eu l'occasion de participer, très très très rarement, franchement, il y a eu des excès pendant la manifestation. Je pense donc que ce projet de loi... (Remarque.) ...va dans le sens de ce que pratiquent aujourd'hui de nombreux pays démocratiques. Il est logique qu'on aille dans ce sens-là. Madame la présidente, je reprendrai la parole tout à l'heure.

Mme Dilara Bayrak (Ve), rapporteuse de deuxième minorité ad interim. Je regrette les propos de notre collègue PLR, qui fait un amalgame: en fait, est-ce que vous auriez peur des manifestations, Monsieur Alder ? Vous transmettrez, Madame la présidente. Les manifestations ne sont pas quelque chose à craindre, et j'invite d'ailleurs l'assemblée à consulter le rapport de troisième minorité de M. Pierre Bayenet, qui contient un schéma imagé pour celles et ceux qui n'arriveraient pas à s'en sortir dans la systématique de la modification proposée.

Je regrette les propos clairement outranciers qui sont tenus. Pourquoi les Verts souhaiteraient-ils qu'il y ait des débordements ? Pourquoi les Verts souhaiteraient-ils qu'il y ait une cacophonie ? C'est tout simplement malhonnête, et ce genre de démarche rhétorique nuit gravement à notre devoir de négocier et de discuter dans un parlement.

Pour le sujet en tant que tel, les manifestations pacifiques font partie du coeur de l'expression démocratique. C'est leur impact sur l'opinion qui a le plus souvent entraîné les réformes législatives, vous le savez. Et avec le temps, même la droite la plus conservatrice se revendique de ces mouvements portés par les manifestations. Rappelons ici que l'origine du concept de mouvement social est une référence au mouvement des masses dans la rue, à la prise de la rue par le corps social. C'est ce que vous devez garder en tête lorsque vous analysez ce genre de projet de loi. Les manifestations de rue font partie de la formation de l'opinion démocratique. Elles représentent symboliquement le rapport de force, social ou politique, entre d'un côté le mouvement porteur de revendications d'intérêts ou de valeurs actuelles et tournées vers l'avenir, et l'Etat de l'autre. Donc rien de nouveau ici... (Un téléphone vibre.) Excusez-moi, est-ce que je pourrais...

Une voix. Désolé.

Mme Dilara Bayrak. Merci. Donc dans cette discussion, il n'y a rien de nouveau depuis l'émergence du débat politique, de tout ce qui concerne la formation d'opinion dans la sphère... (Brouhaha.)

La présidente. Monsieur Sormanni, pouvez-vous arrêter de parler juste à côté de la rapporteure ?

Une voix. Oui. (Commentaires.)

La présidente. Ce n'était pas une question ! S'il vous plaît, arrêtez de parler. Allez-y, Madame la rapporteure.

Mme Dilara Bayrak. Merci. Dans tout ce contexte, on voit que la nouvelle LMDPu a inauguré un chapitre très sombre pour la démocratie genevoise. Et c'est notre devoir aujourd'hui de nous pencher sur l'abîme qu'elle a ouvert pour que nous puissions le refermer. Ce projet de loi a la modeste ambition de remettre les droits démocratiques au milieu du village. Et il est inquiétant de constater que la majorité de la commission n'a pas voulu traiter ce projet sérieusement. La majorité a été mue par la peur des masses, alors que la mission première des commissions parlementaires, c'est justement d'écouter ces revendications et d'y donner une réponse adéquate.

L'intérêt premier de ce projet de loi est de renverser le fardeau de la demande. Et là, je me réfère encore une fois au schéma du rapport de troisième minorité. Ce texte permet de garantir avec plus de sérieux et de sérénité la liberté d'expression collective. Actuellement, la loi sur les manifestations sur le domaine public prévoit que toute manifestation est soumise à autorisation; le but de ce projet de loi est de passer à une déclaration ou une annonce, ce qui permet de mettre le droit genevois en conformité, non pas avec le droit fédéral, mais avec le droit international.

Pour donner plus de précisions, les recommandations des experts sur ce droit de manifester préconisent justement de passer à un régime d'annonce. L'annonce serait obligatoire, avec des délais à respecter, et il faudrait l'adresser aux autorités, aux départements compétents, qui en fixeraient ensuite les conditions. Ce n'est pas vraiment différent du régime que nous avons aujourd'hui, c'est simplement un processus inversé, qui permet de garantir les droits démocratiques à toutes celles et à tous ceux qui souhaiteraient négocier.

La présidente. Vous passez sur le temps de votre groupe.

Mme Dilara Bayrak. Je ne ferai pas plus long. Je vous invite, dans ce contexte, à étudier plus sérieusement ce projet de loi, et je demande un renvoi en commission.

La présidente. Je vous remercie. Monsieur le rapporteur de première minorité, souhaitez-vous vous exprimer sur le renvoi en commission ?

M. Alberto Velasco (S), rapporteur de première minorité. Merci, Madame la présidente. J'estime effectivement que ce projet de loi n'a pas été étudié sur la base d'éléments suffisamment pertinents. Je soutiens donc le renvoi en commission.

La présidente. Je vous remercie. Monsieur le rapporteur de majorité ?

M. Murat-Julian Alder (PLR), rapporteur de majorité. Madame la présidente, la majorité s'oppose au renvoi. Nous estimons que ce projet de loi est parfaitement inutile. Le droit de manifester, comme chaque liberté, est encadré. La liberté de chacun s'arrête là où commence celle des autres. Et le droit de manifester s'arrête là où d'autres ont, par exemple, un commerce. Je crois qu'on peut entendre autant d'experts qu'on veut, mais si je me réfère à la page 5 du rapport, on a entendu M. Yves Menoud, secrétaire patronal de la Nouvelle organisation des entrepreneurs, nous expliquer qu'en 2003, lors des manifestations dites du G8, il était intervenu en tant que sapeur-pompier volontaire dans un magasin de motos qui avait été incendié. Il précise avoir vu les manifestants combattre la police et les cocktails Molotov partir dans le magasin. Il a éteint le feu et a vu le commerçant s'effondrer en larmes. Celui-ci n'a jamais pu rouvrir son magasin.

La question que vous devez arbitrer ici, Mesdames et Messieurs, est la suivante: est-ce que vous êtes du côté des casseurs... (Exclamations.) ...ou est-ce que vous êtes du côté des commerçants ? Et pour l'ensemble de ces raisons, je vous invite à refuser le renvoi en commission.

Des voix. Bravo ! (Applaudissements.)

La présidente. Je vous remercie. Nous passons au vote.

Mis aux voix, le renvoi du rapport sur le projet de loi 12651 à la commission judiciaire et de la police est rejeté par 51 non contre 26 oui.

La présidente. Nous continuons le débat. Les rapporteurs ont fini de s'exprimer. Je donne la parole à Mme Masha Alimi.

Mme Masha Alimi (LJS). Merci, Madame la présidente. Mesdames et Messieurs, je rappelle que le peuple s'est prononcé en faveur de cette loi sur les manifestations sur le domaine public: il s'agit donc d'une volonté populaire. De plus, le Tribunal fédéral a considéré que cette loi est compatible avec le droit supérieur. Par ailleurs, ce n'est pas parce que nos voisins membres de l'Union européenne optent pour le principe de notification préalable que nous devons faire de même. Nous refuserons donc ce projet de loi. Merci, Madame la présidente. (Applaudissements.)

Mme Alia Chaker Mangeat (LC). J'ai envie de dire que notre parti ne se situe pas du côté des casseurs. Néanmoins, il est vrai que la liberté de manifester est un droit fondamental, auquel Le Centre est attaché. Toutefois, cette liberté n'est pas absolue et doit faire face aux libertés d'autres citoyens, comme la liberté de commerce, et au droit à la tranquillité publique. Dans ce sens-là, il nous paraît légitime de limiter cette liberté de manifester afin que les citoyens puissent cohabiter en paix.

Ces limites posées par la loi votée par la majorité de la population nous semblent tout à fait raisonnables. Depuis l'adoption de cette loi prévoyant une demande d'autorisation, on voit que le nombre de manifestations a été multiplié par deux et non pas réduit. Dans ce sens-là, nous ne considérons pas que cette loi porte atteinte à la liberté de manifester. C'est la raison pour laquelle nous vous invitons à refuser cette proposition. Merci.

Mme Sophie Bobillier (Ve). Mesdames et Messieurs les députés, chers collègues, le groupe des Verts regrette que la commission judiciaire n'ait pas donné une réelle chance à ce projet de loi, pourtant justifié par la nécessité d'agir présentée dans des rapports recensant les difficultés de mise en oeuvre du droit de manifester à Genève.

Pour rappel, c'est l'article 20 de la Déclaration universelle des droits de l'homme qui garantit le droit de réunion et d'association pacifiques, concrétisé en Suisse - vous le savez pertinemment - par l'article 22 de la Constitution et l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme. Comme ma collègue Verte l'a rappelé, il s'agit d'un moyen d'expression démocratique.

Ce projet de loi était notamment soutenu par la Coordination genevoise pour le droit de manifester, organe qui émane de représentants de la société civile directement impactés par la mise en oeuvre de la fameuse modification de la LMDPu. Suite à sa mise en oeuvre en 2012, cette modification a fait couler beaucoup d'encre. Visant principalement l'instauration d'une responsabilité pénale et civile des organisateurs, elle a fait l'objet d'un recours. Je rappelle que le Tribunal fédéral a annulé une des dispositions, la considérant comme contraire au droit international. Il a aussi considéré que certaines dispositions attaquées étaient compatibles avec la Constitution fédérale, mais seulement à condition d'être interprétées de manière restrictive.

Or, depuis sa mise en oeuvre, la CGDM - coordination que je mentionnais précédemment - a recensé de nombreuses violations du droit de manifester commises par les autorités genevoises et a émis des recommandations, reprises dans ce projet de loi. Sous l'égide de l'ancien conseiller d'Etat, M. Mauro Poggia, le département recourait à des pratiques systématiques entravant le droit de manifester, telles que des intimidations lors de demandes d'autorisation de manifester, l'usage de la force contre des manifestants pacifiques - je le rappelle -, la répression par des sanctions administratives ou encore pénales. Lorsque ces sanctions faisaient l'objet d'un recours, les juridictions cassaient régulièrement ces décisions, considérant qu'elles étaient contraires au droit supérieur.

Toutes ces pratiques ont eu un «chilling effect», rendant l'organisation de manifestations très compliquée pour les groupes qui ne seraient pas professionnalisés. Elles constituent un frein à l'exercice de ce droit fondamental. Ce fameux «chilling effect» - pourtant décrié par la jurisprudence du droit supérieur et fédéral -, c'est l'effet dissuasif en raison des pratiques de l'autorité, qui décourage la population à faire usage de ce droit fondamental qu'est la liberté d'expression.

Je prends acte du fait que le renvoi en commission a été rejeté; je regrette que la majorité refuse qu'un travail sérieux soit fait sur ces questions en examinant le dernier rapport de la Coordination et en établissant un état des lieux. Et je rappelle - de manière superfétatoire - que la mise en oeuvre de ce projet de loi ne constituerait pas un blanc-seing pour des manifestations violentes, bien au contraire. Il sied de souligner que tout manifestant reste responsable et condamnable pour l'incitation à la haine, les émeutes, le dommage à la propriété, j'en passe et des meilleures, et ne reste aucunement impuni. Je vous remercie. (Applaudissements.)

Une voix. Bravo !

M. Charles Poncet (UDC). Madame la présidente, mes chers collègues, le groupe UDC soutiendra le rapport de majorité de notre collègue Murat Alder. Nous exprimons une certaine perplexité, car nous voici soumis à des descriptions apocalyptiques de ce que feraient prétendument les autorités genevoises en matière de liberté de manifester. Il m'incombe de faire quelques rappels; je pensais que cela ne serait pas nécessaire, car parmi celles et ceux qui se sont exprimés en faveur du projet figure au moins une juriste, pour laquelle j'ai une très grande considération. J'ai été surpris de l'entendre.

Il faut rappeler ici que la manifestation se déroule sur le domaine public. La manifestation est un cas d'école de ce qu'on appelle l'usage accru du domaine public; l'usage exclusif, c'est quand on donne à un privé un usage exclusif d'une partie du domaine public. Ici, il s'agit de l'usage accru. Cet usage accru est toujours soumis à autorisation préalable. Simplement, lorsqu'elle donne son autorisation, l'autorité doit évidemment respecter le principe de proportionnalité et ne pas faire valoir de motifs farfelus. Ce serait le cas par exemple si on disait à un commerçant qui voudrait mettre des tables sur son trottoir: «Vous pouvez, mais vous servez uniquement de l'eau.» Ce serait évidemment absurde.

Il n'y a aucune raison qu'il y ait une différence entre les manifestations et ce que l'on fait dans tous les autres domaines. C'est farfelu - ceci étant dit avec tous les égards qui sont dus à nos adversaires -, ce projet ne tient pas debout; il est franchement illusoire de penser que la Suisse est un pays dans lequel le droit de manifester n'est pas respecté.

Je vous donnerai un exemple de l'application du principe de proportionnalité et de l'interdiction en matière de manifestation basée sur le contenu: nous avons eu ou allons avoir une manifestation en faveur du terrorisme palestinien. Cette manifestation est par définition à autoriser: l'expression et la défense d'une cause insoutenable ne constituent pas un motif pour ne pas autoriser une manifestation en sa faveur. Et c'est exactement ce que les autorités genevoises ont fait. Alors dire que nos autorités sont, en la matière, restrictives voire archiconservatrices - et j'attendais le terme «fascistes» -, c'est franchement se payer la tête du monde ! Je vous remercie. (Applaudissements.)

Une voix. Bravo !

Une autre voix. Bien parlé.

La présidente. Merci. Je salue à la tribune notre ancien président, M. François Lefort. (Applaudissements.) Je donne maintenant la parole à M. Mauro Poggia.

M. Mauro Poggia (MCG). Merci, Madame la présidente. Mesdames et Messieurs les députés, je remercie notre collègue Charles Poncet d'avoir rappelé ce qu'on apprend en première année d'études de droit. Je pense qu'il est salutaire de le faire. Ne nous y trompons pas, ce projet de loi n'est rien d'autre qu'une tentative de prise de pouvoir sur le domaine public par la gauche - puisque ce texte émane de la gauche, des acteurs qui, systématiquement, considèrent pouvoir utiliser le domaine public à leur guise, sans aucun respect pour les autres citoyens, qui ont aussi le droit ne serait-ce que de travailler, puisque le domaine public sert aussi à se déplacer.

Il faut quand même savoir, pour remettre l'église au milieu du village, que plus de cinq cents demandes de manifestation par année sont déposées à Genève, et les refus se comptent sur les doigts d'une main. Madame la présidente, chers collègues, cela veut dire que la demande est refusée seulement lorsque la situation est telle que le risque pour la sécurité est trop grand ou que la mise en place de détournements des transports publics est trop complexe compte tenu du bref délai d'annonce. La plupart du temps, grâce à des discussions de bonne foi, en bonne intelligence avec les organisateurs, tant en ce qui concerne le trajet que l'horaire de la manifestation, des accords sont trouvés pour permettre à chacun de s'exprimer. Et d'ailleurs, en ce qui concerne le délai de trente jours, vous le savez et l'avez lu dans la presse, il y a récemment eu des manifestations suite aux tragédies qui se déroulent en Israël et dans la bande de Gaza: ces manifestations se sont organisées dans des délais extrêmement brefs, puisque, moyennant quarante-huit heures, lorsque la manifestation est en lien direct avec l'actualité, l'autorisation est donnée. Bien sûr, lorsqu'il s'agit de bloquer le pont du Mont-Blanc, c'est un peu plus complexe. Imaginez une seconde, pour les cinq cents demandes par année, que chacun demande à pouvoir traverser ce pont, car tout le monde attend évidemment de sa manifestation une visibilité maximale; il suffirait alors de bloquer cet axe du 1er janvier au 31 décembre pour que tout le monde puisse manifester à cet endroit ! Le pont du Mont-Blanc, on y danse, on y danse - vous connaissez la chanson.

Non, je pense qu'il faut rester sérieux. Remplacer la demande d'autorisation par une simple annonce avec de surcroît un délai de sept jours, cela veut dire l'anarchie complète. Et c'est évidemment ce que veulent les signataires de ce projet de loi.

J'ai entendu que le département se fait systématiquement casser, alors vous viendrez, chère collègue, avec les cas pour lesquels il y a eu des décisions définitives dans ce domaine, et nous en reparlerons. Au contraire, les tribunaux, voire la Cour européenne des droits de l'Homme, ont confirmé le principe de l'autorisation et le fait de poser des conditions à l'usage accru du domaine public. Aussi, nous sommes parfaitement dans les clous de la législation fédérale et internationale.

Je vous demande donc de rejeter purement et simplement ce projet de loi. Je vous remercie. (Applaudissements.)

La présidente. Je vous remercie. Monsieur Daniel Sormanni, vous avez la parole pour trente-cinq secondes.

M. Daniel Sormanni (MCG). Merci, Madame la présidente, ce sera suffisant. Il suffit de se rappeler quelques manifestations qui, elles, ne demandent jamais d'autorisation, comme la Critical Mass, dont on ne connaît jamais les responsables. Je tiens à évoquer aussi la manifestation de 2015 qui avait commencé aux Cropettes, était passée à la place Neuve, avait endommagé le Grand Théâtre et terminé à l'Usine, en vandalisant au passage un magasin de cigarettes électroniques. (Commentaires.) Vous vous en souvenez encore. Je pense que là non plus, aucun responsable n'a pu être trouvé.

La présidente. Je vous remercie de conclure.

M. Daniel Sormanni. Ce n'est pas encore terminé ! (Commentaires.)

La présidente. Je vous remercie de conclure !

M. Daniel Sormanni. C'est la raison pour laquelle il faut absolument refuser ce projet de loi, qui est totalement disproportionné. Merci.

M. Alberto Velasco (S), rapporteur de première minorité. J'aimerais dire au député Sormanni, Madame la présidente, que s'agissant des violences dont il fait état, les manifestants avaient demandé l'autorisation; la manifestation était donc autorisée. Mais je peux citer des centaines, des dizaines de manifestations où il ne s'est rien passé.

Par ailleurs, Mesdames et Messieurs, je comprends que la majorité de droite de ce parlement ne veuille pas voter ce projet de loi, puisque depuis cent ans, la gauche n'a été majoritaire que quatre ans. Alors évidemment, vous, vous ne manifestez presque jamais, à part peut-être, je ne sais pas, pour que les chiens puissent avoir dix millimètres de plus de poil, enfin, des trucs comme ça. (Rires.) Mais je ne pense pas, Mesdames et Messieurs, que vous ayez beaucoup manifesté pour des raisons politiques, puisque, comme je l'ai dit, vous avez été majoritaires pendant pratiquement cent ans dans ce canton.

Il est évident que ce qu'on demande correspond à ce qui est fait ailleurs. J'aimerais juste citer ici la Commission européenne pour la démocratie...

Une voix. Il a dépassé le temps !

Une autre voix. Mais il a le temps de son groupe !

La présidente. Tout va bien. (Commentaires.) Je me permets de dire que ce n'est pas moi qui gère le temps.

M. Alberto Velasco. Madame la présidente, c'est vous qui présidez ou c'est M. Sormanni ? C'est M. Sormanni qui préside ? (Exclamations.) Il faudrait savoir ! (Commentaires.)

La présidente. C'est tout bon, allez-y. Il vous reste trois minutes quarante-cinq. Restons calmes, nous allons y arriver !

M. Alberto Velasco. Alors, avec l'autorisation de M. Sormanni, qui est le nouveau président du Grand Conseil... (Commentaires.) ...je tiens à citer la Commission européenne pour la démocratie par le droit du Conseil de l'Europe et le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme: ils indiquent notamment que les pays dotés d'un régime d'autorisation sont encouragés à modifier leur droit interne, de manière à se contenter désormais d'une modification préalable, au motif qu'un régime d'autorisation risque davantage de mener à des abus. Ensuite, j'aimerais citer le rapporteur aux Nations Unies sur la liberté de réunion pacifique, qui a spécifiquement critiqué Genève à ce sujet, rappelant aux autorités que l'exercice des libertés fondamentales ne devrait pas être soumis à l'autorisation préalable des autorités.

Et c'est là la question, Mesdames et Messieurs, parce que manifester est effectivement une liberté de tous les citoyens. Ils doivent annoncer leurs manifestations, mais en aucun cas l'autorité contre laquelle ils manifestent ne doit avoir la compétence d'autoriser ou non ces manifestations, parce que beaucoup d'entre elles, Mesdames et Messieurs, sont justement l'expression d'une opposition au Conseil d'Etat ! Par exemple, sur la fonction publique, etc. Alors imaginez que le Conseil d'Etat décide de ne pas autoriser cette manifestation, parce qu'il peut le décider - n'est-ce pas, Monsieur Poggia, vous qui étiez conseiller d'Etat ? Vous transmettrez, Madame la présidente.

Ici, Mesdames et Messieurs les députés, on débat sur le fond, et je vous garantis que la majeure partie des manifestations qui se passent à Genève, et qui sont autorisées, entre parenthèses, ne créent jamais de dégâts. Elles n'ont jamais engendré de violences ! (Remarque.) La plupart des violences ont lieu hors manifestation, et parfois, les violences ne se produisent même pas lors de manifestations.

Nous demandons le renvoi de ce projet de loi en commission, afin qu'on se mette en accord avec ce qui se fait dans le reste de l'Europe, tout simplement ! (Remarque.) Voilà, Madame la présidente, je demande le renvoi pour que la commission puisse travailler de manière convenable sur ce projet de loi.

La présidente. Je vous remercie. Madame la rapporteure de deuxième minorité, souhaitez-vous vous exprimer sur le renvoi ?

Mme Dilara Bayrak (Ve), rapporteuse de deuxième minorité ad interim. Oui, merci, Madame la présidente. Je réitère mon propos, ce travail en commission doit se faire de manière sérieuse. Il n'y a eu pratiquement aucune audition, à part celle de M. Menoud, que le rapporteur de majorité a citée. Ce n'est pas sérieux. Ce projet est circonstancié, justifié par des rapports et a une certaine légitimité. On a de quoi discuter; si certains veulent revenir à leurs cours de droit de première année, libre à eux de le faire. C'est notre devoir de légiférer, de discuter de manière raisonnable. C'est un texte qui mérite une discussion. Aujourd'hui, ce n'est pas possible; moi, je n'arrive même pas à parler à cause des gens qui hurlent, qui vocifèrent alors que les rapporteurs de minorité sont en train de s'exprimer. Ce n'est pas comme ça qu'on travaille ! J'invite vraiment le Grand Conseil à accepter ce retour en commission. Il y a une volonté de renforcer les droits démocratiques dans notre canton. On me posait la question: sommes-nous pour les casseurs ou sommes-nous pour ceux qui subissent ces casseurs ? Eh bien je retourne cette question: êtes-vous pour les droits de l'Homme ou pas ? (Rire. Applaudissements.)

La présidente. Je vous remercie. Monsieur le rapporteur de majorité, sur le renvoi en commission ?

M. Murat-Julian Alder (PLR), rapporteur de majorité. Merci, Madame la présidente. Je vous invite évidemment, Mesdames et Messieurs, à rejeter le renvoi, comme ça, je pourrai m'exprimer encore une fois sur le fond. Le projet de loi n'est pas sérieux. Il y a des rapports; d'accord. Des rapports de qui ? D'experts ? D'experts qui se sont fait saccager leurs magasins, vous croyez ? J'en doute. Je pense que les experts de la Commission européenne ou de l'ONU sont des personnes respectables, mais qu'ils feraient mieux de se concentrer sur des pays où on n'a pas le droit de manifester du tout que de venir nous chercher des histoires parce qu'on ne demande rien d'autre à des gens qui veulent manifester que de solliciter une autorisation. (Applaudissements.)

Et pour terminer, Mesdames et Messieurs, si vous n'obtenez pas l'autorisation, cela s'appelle une décision administrative, et vous pouvez faire recours. Je ne suis pas sûr que dans les pays où on ne peut pas manifester, si malgré tout on refuse une demande, on vous permette de recourir contre une telle décision. Non, je crois que ce projet de loi est une plaisanterie qui a assez duré, et je vous invite à refuser le renvoi en commission.

Des voix. Bravo ! (Applaudissements.)

La présidente. Je vous remercie. Nous passons au vote.

Mis aux voix, le renvoi du rapport sur le projet de loi 12651 à la commission judiciaire et de la police est rejeté par 57 non contre 26 oui.

La présidente. Monsieur le rapporteur de majorité, vous avez la parole pour conclure. Il vous reste quatre minutes cinquante-quatre.

M. Murat-Julian Alder (PLR), rapporteur de majorité. Je vous remercie, Madame la présidente. Rassurez-vous, je ne vais pas utiliser la totalité du temps qui m'est imparti, ce d'autant plus que je ne peux que me réjouir que sous votre présidence, les affaires de ce parlement soient conduites avec autant d'efficacité et de célérité. (Exclamations.)

Je reviens sur les trois points qui figurent dans ce projet de loi. Tout d'abord, le passage de l'autorisation à l'annonce. Cela n'est rien d'autre que mettre les autorités devant le fait accompli, et ça, c'est parfaitement inadmissible. Ensuite, on nous réduit le délai de trente à sept jours: comment voulez-vous que les autorités puissent s'organiser en conséquence ? Faudra-t-il exploiter une sorte de permanence dans les rangs de la police cantonale, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, pour pouvoir s'assurer que les dispositifs des différentes manifestations annoncées respectent les élémentaires prescriptions de sécurité ? Comment est-ce qu'on fait si des manifestations sont annoncées simultanément dans un même lieu et qu'elles défendent des intérêts antagonistes ? Comment est-ce qu'on organise la prévention des débordements et des violences ? Comment est-ce qu'on permet à la police de faire son travail dans ce genre de situation ? Comment est-ce qu'on évite des affrontements sanglants sur la place publique ?

Le projet de loi prévoit enfin de supprimer l'interdiction de revêtir une tenue destinée à empêcher l'identification. (Rire.) Pouvez-vous me dire quelle est la plus-value, pour les Genevoises et les Genevois, de se promener encagoulés en marge d'une manifestation ? Qu'est-ce que le fait de permettre cela peut apporter à la démocratie ? En règle générale, celui qui va s'encagouler dans une manifestation, c'est parce que dans une main, il a un cocktail Molotov, et qu'il a l'intention de le jeter sur la police. Je crois, Mesdames et Messieurs... (Remarque.) ...qu'il faut lire le projet de loi, s'indigner de son contenu et refuser l'entrée en matière. (Applaudissements.)

Des voix. Bravo !

La présidente. Je vous remercie. La parole est à la conseillère d'Etat, Mme Carole-Anne Kast. (Brouhaha.) S'il vous plaît, un peu de silence.

Mme Carole-Anne Kast, conseillère d'Etat. Merci, Madame la présidente. Mesdames et Messieurs, manifester est un droit fondamental - les deux côtés de l'hémicycle l'ont rappelé. Je regrette sincèrement que dans ce débat, on ait eu de part et d'autre l'intention de se jeter à la figure des mots comme casseurs ou fascistes. Cela étant dit, le droit de manifester, comme tout droit fondamental, peut souffrir des restrictions, en fonction des principes de proportionnalité et de subsidiarité. Et le régime d'autorisation permet justement l'application du principe de proportionnalité.

Ce principe est un arbitrage permanent entre contrainte et liberté. La plupart du temps, comme a pu le dire M. Poggia, mon prédécesseur, cet arbitrage est juste. Contrairement à ce qui a été dit, non, l'autorisation n'est pas un droit discrétionnaire du Conseil d'Etat; ce n'est pas le droit du prince, en l'occurrence de la princesse. C'est une analyse qui est faite par des collaborateurs de l'administration, qui examinent si et comment on peut autoriser la manifestation, et avec quelles restrictions, toujours dans le but d'autoriser la manifestation et de permettre ainsi la liberté d'expression.

Cependant, n'en déplaise à mon prédécesseur, les recours que vous avez évoqués, Monsieur le rapporteur de majorité - vous transmettrez, Madame la présidente -, démontrent que cet arbitrage n'a pas toujours été parfaitement fait. Et c'est une réalité aussi.

Ce que je veux dire là, c'est que les collaborateurs et les collaboratrices du département que je préside chargés d'examiner les demandes et de mettre en oeuvre cette loi le font en tenant compte de la jurisprudence, le font en essayant d'être au plus juste de ce qui nous a été dit sur ce que l'on pouvait faire ou ne pas faire. Ils le font aussi toujours dans le but de permettre à la manifestation de se tenir, et dans un esprit de négociation avec les organisateurs de manifestations.

Je peux donc vous garantir, et je m'adresse plus particulièrement aux auteurs du projet de loi, que mon département sera toujours à l'écoute s'agissant de moyens d'améliorer sa pratique, dans l'esprit qui vient d'être explicité. Dans ce contexte, je vous invite donc à garder votre sérénité dans ce débat et à faire confiance à l'administration cantonale, qui est constituée de personnes véritablement de bonne volonté, intègres et loyales, qui délivrent ces autorisations dans le meilleur esprit possible. Merci, Madame la présidente.

La présidente. Je vous remercie. Nous votons sur l'entrée en matière.

Mis aux voix, le projet de loi 12651 est rejeté en premier débat par 59 non contre 28 oui.