République et canton de Genève

Grand Conseil

M 1360
8. Proposition de motion de M. Michel Halpérin contre la délation anonyme. ( )M1360

EXPOSÉ DES MOTIFS

Il est constant que l'administration cantonale initie bon nombre de procédures contre des particuliers sur la base de dénonciations anonymes. La pratique de la délation, méprisable entre toutes, n'a pas à être encouragée par nos autorités. En effet, le comportement des délateurs est fondé la plupart du temps sur des mobiles purement égoïstes, qui n'ont rien de commun avec les principes civiques à la base de la défense des intérêts publics.

Les occasions de forcer la main d'un adversaire dans le cadre d'un conflit privé par une dénonciation ou de se venger anonymement d'une défaite judiciaire mal digérée sont multiples : dénonciation à l'Office cantonal de l'inspection et des relations du travail ou à l'Office cantonal de la population dans le cadre d'un conflit du travail ; au fisc dans le cadre d'un divorce ou d'un litige successoral ; à la police des constructions ou à l'Office cantonal du logement dans le cadre d'un conflit de voisinage...

De telles attitudes sont contraires à la plus élémentaire dignité. Celui qui dénonce doit avoir le courage de soutenir sa thèse. Il importe aussi que la personne dénoncée puisse, quand les circonstances le justifient, rechercher celui qui l'aura mise dans une situation difficile. Enfin, il faut que l'Etat, en écartant le recours à des moyens méprisables, fasse oeuvre pédagogique envers les citoyens.

Au bénéfice des explications qui précèdent, nous vous remercions d'accueillir favorablement, Mesdames et Messieurs les députés, la présente motion.

Débat

M. Pierre Ducrest (L). Le projet qui vous est présenté par notre éminent collègue Michel Halpérin vise à clarifier certaines pratiques qui sont des pratiques tout à fait détestables : je veux parler de la délation anonyme.

Ce parlement pourrait bien sûr renvoyer ce projet à la commission des droits politiques et du règlement du Grand Conseil mais celle-ci a déjà beaucoup à faire - nous lui avons d'ailleurs renvoyé plusieurs projets hier. De toute façon, si nous voulons obtenir un résultat rapidement, à quoi sert-il de renvoyer un tel projet à une commission qui est déjà fort chargée, alors que le Conseil d'Etat pourrait très bien l'examiner lui-même ?

Je vous demande donc tout simplement de renvoyer cette motion au Conseil d'Etat. 

M. Christian Grobet (AdG). Nous ne pouvons en aucun cas accepter cette motion telle qu'elle est présentée.

Bien évidemment, comme l'auteur de cette motion, nous ne sommes pas sympathisants de ce qu'on appelle les délations anonymes. Il n'en demeure pas moins, malheureusement, que vu la société dans laquelle nous nous trouvons et les mesures de rétorsion incroyables qui sont prises à l'égard de certaines personnes qui osent, à un moment donné, révéler des faits qui peuvent être d'intérêt public, nous pensons qu'il n'est pas judicieux de demander que toute information parvenant à l'administration soit purement et simplement écartée.

Cela rendrait le fonctionnement de la police tout à fait impossible, et la motion parle du reste de l'administration qui recouvre tous les services de l'administration, y compris la police... Imaginez-vous la police, qui vit d'informations qui lui sont données par des canaux les plus divers, ne pas prendre en considération les informations dont les auteurs sont inconnus ? On sait bien que dans certaines affaires difficiles, de meurtre ou autres, des renseignements sont communiqués par des voies diverses.

Un article de presse très intéressant est paru récemment à ce sujet. Je l'ai mis de côté, mais j'ai oublié de le prendre pour ce débat. Il montrait effectivement les conséquences subies par un certain nombre de personnes qui avaient porté des faits à la connaissance de l'autorité.

Nous sommes néanmoins prêts à examiner le problème soulevé par cette motion, mais certainement pas à la voter telle quelle.

Pour le surplus, j'aimerais vous dire, Monsieur Halpérin, que les autorités sont suffisamment majeures pour déterminer ce qu'elles doivent faire en matière de dénonciations anonymes.

Je me souviens que cette question avait été évoquée lorsque j'étais au département des travaux publics. Pour certains, le fait de dire qu'il faut écarter d'emblée toute indication donnée anonymement était évidemment un simple oreiller de paresse. Je vous le demande, lorsqu'on apprend qu'une infraction grave a été commise, doit-on refuser d'envoyer un inspecteur sur place pour constater ce qu'il en est sous prétexte qu'on ne sait pas qui a donné l'information par téléphone ? Cela ne tient pas debout !

Il faut évidemment apprécier la situation de cas en cas, mais quoi qu'il en soit nous ne pouvons pas voter cette motion telle quelle. Nous ne nous opposerons par contre pas à son renvoi en commission, qui devrait à notre avis être la commission législative, parce qu'il est vrai que la commission judiciaire est actuellement débordée de travail. 

Mme Christine Sayegh (S). En lisant cette proposition de motion contre la délation anonyme, il y a de quoi s'interroger sur l'ampleur de ce phénomène à Genève.

Lorsque nous avons discuté de la publicité du rôle des contribuables et du risque de délation anonyme en commission fiscale, il nous a été répondu que celle-ci faisait partie de la culture genevoise... La délation anonyme ferait-elle partie intégrante de la culture genevoise ? Nous sommes très préoccupés par cette question. Il serait par conséquent opportun d'en discuter en commission pour examiner si la délation anonyme a effectivement l'ampleur qui motive cette motion et si les représailles en cas de dénonciation non anonyme sont aussi importantes que mon préopinant le laisse supposer.

Nous souhaiterions donc que cette motion soit renvoyée à la commission législative plutôt qu'à la commission des droits politiques et du règlement du Grand Conseil, laquelle a effectivement beaucoup de travail actuellement. Je vous remercie de suivre cette proposition. 

M. Michel Halpérin (L). La motion que je vous propose comporte tout d'abord une position de principe, comme vous l'aurez bien sûr observé en en prenant connaissance. Cette position de principe consiste à se demander si l'Etat, dans ses pratiques, doit, peut, encourager cette activité méprisable entre toutes qui est la délation, et de surcroît anonyme...

J'interviens immédiatement sur les quelques remarques faites par M. Grobet, qui montrent qu'il a mal lu mon texte - ou peut-être me suis-je mal exprimé... Il a en effet donné comme exemple de l'indispensable nécessité de faire suite à des délations, fussent-elles anonymes, les cas d'infractions graves poursuivies par la police, en disant que la police faisant partie de l'administration mon projet concernait également la police.

Or, j'ai bien pris soin de préciser dans le premier considérant qu'il s'agissait des pratiques de l'administration consistant à ouvrir des enquêtes et des procédures administratives. Il va de soi que la sécurité publique et ce qui relève de la commission d'infraction au code pénal ne tombent pas sous la définition des procédures administratives : ce sont des procédures judiciaires ou des procédures de police pré ou parajudiciaires. Il est évident que je ne préconise pas d'empêcher un policier de prévenir la commission d'un hold-up ou d'une agression sur un passant au motif que la personne qui aurait signalé un danger en train de se réaliser l'aurait fait anonymement. Ce n'est pas de cela dont il est question !

Il est question de choses bien différentes, des choses dont M. Grobet, du temps où il était chef du département des travaux publics, a dû avoir connaissance, par exemple, des dénonciations relatives à la hauteur d'un bâtiment ou de sa distance avec la haie voisine. Au département de l'économie, de l'emploi et des affaires extérieures, il pourrait s'agir de dénonciations relatives à la propriété par un étranger d'un immeuble qui se serait effectuée dans des conditions contraires à la Lex Friedrich. Ou encore, et c'est infiniment plus fréquent, les dénonciations à caractère fiscal : le conjoint ou le compagnon, qui dénonce, parce qu'il se trouve dans une procédure de divorce difficile ou dans une séparation contentieuse ou dans un rapport de voisinage problématique, l'éventuelle insuffisance d'une déclaration d'impôt. Ou encore, et c'est probablement le cas le plus fréquent - je n'ai pas de statistique meilleure que celle de Mme Sayegh à vous offrir - celui de ces ressortissants étrangers en situation problématique à Genève dont nous savons que la plus grande partie de ceux qui sont reconduits à la frontière manu militari - d'ailleurs après une ou deux nuits passées au poste, menottes au poignet - qui sont arrêtés dans des conditions qui relèvent tout simplement de la dénonciation anonyme, soit le fait d'un voisin soit le fait d'un rival - souvent compatriote d'ailleurs - dans une querelle amoureuse ou dans une relation de travail.

Nous connaissons nombre d'affaires de ce genre. Elles ne soulèvent pas l'inquiétude collective, parce qu'il ne s'agit justement pas d'infractions graves au code pénal.

Mais la question que je me pose - la question que je nous pose - au travers de cette motion, c'est de savoir si l'Etat, lorsque par exemple il est saisi d'une dénonciation anonyme portant sur le séjour ou l'établissement d'un étranger ou d'une dénonciation anonyme relative à la déclaration d'impôts de l'un d'entre nous, doit immédiatement prendre au sérieux cette dénonciation et ouvrir une procédure avec les moyens qui lui sont donnés, ou si, du seul fait qu'elle est anonyme et, donc, deux fois crapuleuse, il ne doit pas tout simplement ordonner le classement vertical.

Et il y a une raison juridique ou judiciaire qui s'ajoute à cette réflexion : c'est qu'en définitive chacun d'entre nous n'est protégé contre les abus d'une dénonciation - parce que toutes les dénonciations ne sont pas toujours fondées sur des faits véritables ou véridiques - que par quelques dispositions du code pénal qui nous permettent de dénoncer à notre tour soit l'auteur d'une dénonciation calomnieuse soit l'auteur d'une diffamation. Mais encore faut-il savoir qui il est !

De même qu'on ne peut pas publier sans mettre une référence d'éditeur, d'auteur ou d'imprimeur, de même, il me paraîtrait normal que l'administration ne donne suite à des dénonciations que si leur auteur a le courage d'affirmer sa qualité de dénonciateur, en déclinant son identité et en disant qu'il s'estime en droit de saisir l'autorité d'une demande d'action.

Voilà le sens de ma démarche. Le problème n'est pas tant de protéger les victimes individuelles de ces dénonciations - ou les dénonciations sont fondées et alors, d'une certaine manière, tant pis pour la victime d'être réprimée administrativement, ou les dénonciations ne sont pas fondées et, en principe, l'autorité s'en apercevra et la personne dénoncée ne subira pas d'inconvénient autre que celui d'avoir dû s'expliquer, peut-être inutilement, du fait de la dénonciation qui était dirigée contre elle.

Je pose la question sous un angle beaucoup plus général : l'Etat, la République de Genève, entend-il faciliter et encourager ce mode de gouvernement et de gestion des affaires publiques qu'est la dénonciation anonyme ? Si la délation fait partie de l'arsenal dont l'Etat accepte de se doter, même de manière anonyme, il faut qu'il ait le courage de le dire !

Mon invite consiste à nous dire à nous-mêmes, députés de ce Grand Conseil, que nous acceptons, dans cet Etat que nous voulons transparent et conforme à une certaine idée de l'éthique et des droits de l'homme, le fait que des procédures anonymes soient engagées pour nuire aux uns ou aux autres ou les réprimer à tort ou à raison.

Voilà le débat que je vous propose d'engager. J'estime que cette proposition de motion doit être renvoyée en commission, parce que les questions posées par Mme Sayegh sur les pratiques et sur la culture de ce canton sont intéressantes.

Toutefois, la question se pose de savoir à quelle commission elle doit être renvoyée. A mon sens, la commission législative n'est composée que de trop peu de monde : elle a un caractère un peu abstrait. J'aurais préféré qu'elle soit plutôt examinée à la commission des droits politiques et du règlement du Grand Conseil ou, à la rigueur, dans une autre grande commission qui puisse se pencher sérieusement sur ces questions. Je n'ai pas proposé la commission judiciaire, parce que la commission judiciaire s'occupe précisément des affaires judiciaires, alors qu'il s'agit dans ce cas d'affaires administratives, d'où ma proposition de renvoyer cette proposition de motion à la commission des droits politiques et du règlement du Grand Conseil.

Cette proposition me paraît raisonnable, mais je vous laisse en décider comme vous le souhaiterez, au moment où le président nous en donnera la possibilité. 

M. Jean-Pierre Restellini (Ve). Je n'avais pas l'intention d'intervenir sur ce point, mais à la suite de la plaidoirie de M. Halpérin, je ne résiste pas au plaisir de vous faire part de mon expérience personnelle de médecin cantonal. Comme vous le savez, j'ai été pendant plusieurs années chargé d'exercer des tâches de police sanitaire, qui ne relèvent néanmoins pas du code pénal.

Je voulais simplement vous dire que c'est uniquement parce que j'ai pu garantir l'anonymat absolu une fois à une infirmière, une fois à un patient, que j'ai eu connaissance de pratiques médicales inacceptables nécessitant, de la part de l'autorité administrative que je représentais, une intervention rapide et sanglante - c'est le cas de le dire...

Je suis tout à fait conscient que cette proposition de motion part d'une louable intention, mais son application risque de poser certains problèmes. C'est la raison pour laquelle je pense que nous devrons l'étudier très sérieusement en commission.

Je vous remercie de votre attention. 

Le président. Nous allons procéder au vote sur le renvoi de cette proposition de motion en commission, en commençant par la commission législative... Madame Sayegh, je vous donne la parole.

Mme Christine Sayegh (S). Monsieur le président, l'auteur de la motion souhaitant renvoyer cette proposition de motion à la commission des droits politiques et du règlement du Grand Conseil, nous ne nous y opposerons pas ! 

Le président. Je mets donc aux voix la proposition de renvoi de cette proposition de motion à la commission des droits politiques et du règlement du Grand Conseil.

Mise aux voix, cette proposition de motion est renvoyée à la commission des droits politiques et du règlement du Grand Conseil.