République et canton de Genève

Grand Conseil

M 1468
Proposition de motion de Mme et MM. Pierre Kunz, Gabriel Barrillier, Marie-Françoise De Tassigny, John Dupraz, Pierre Froidevaux, Bernard Lescaze, Jean-Marc Odier, Louis Serex, Hugues Hiltpold, Jacques Jeannerat concernant la loi sur les cimetières du 20 septembre 1876

Débat

Le président. Nous allons procéder à la lecture de la lettre de M. Manuel Tornare, conseiller administratif de la Ville de Genève. Mesdames et Messieurs les députés, je vous prie d'être attentifs, car la lettre est assez longue et pleine d'informations.

Madame de Haller, je vous prie de bien vouloir lire cette lettre.

Courrier 1570

Le président. Merci, Madame la secrétaire. Merci à vous, Mesdames et Messieurs les députés, d'avoir écouté cette lettre qui montre que la Ville de Genève est parfois écoutée...

Mesdames et Messieurs les députés, Je vous informe d'ores et déjà que nous interromprons nos débats vers 19h et nous les reprendrons à 20h30, après la prestation de serment des trois juges. Neuf intervenants se sont déjà inscrits... Nous avons scrupuleusement respecté l'ordre de leur inscription. La parole est au premier d'entre eux, M. le député Pierre Kunz.

M. Pierre Kunz (R). En préambule, il convient de noter que la motion 1468 déposée par les radicaux a été motivée par les commentaires publics dont M. Tornare a accompagné son projet de règlement qu'il entend appliquer aux cimetières de la Ville, et par les articles de presse qui ont paru à ce sujet. Le texte lui-même n'affiche pas en effet, même de manière imprécise, la volonté de la Ville d'accorder des carrés réservés aux adeptes des religions musulmane et israélite. L'article 27 de ce règlement continue même de préciser que les inhumations doivent avoir lieu dans des fosses établies à la suite les unes des autres dans un ordre régulier et déterminé d'avance, sans aucune distinction de culte ou autre... On peut donc supposer que c'est à l'appui d'une interprétation biaisée de l'article 38 de ce règlement - un article nouvellement rédigé - que M. Tornare entend - il faut le dire - détourner une loi cantonale et son propre règlement.

D'ailleurs, la lettre qu'il vient de nous faire lire en témoigne... Ce procédé - chacun en conviendra - n'est pas acceptable ! Voilà pour la forme.

Mesdames et Messieurs, s'agissant du fond, la question qui se pose est la suivante: est-il nécessaire aujourd'hui d'entreprendre l'organisation des cimetières genevois en espaces confessionnels, donc, de modifier la loi de 1876, et, simultanément, de rompre avec l'esprit de la Constitution fédérale ? A cette question, les radicaux tiennent à apporter une réponse dépourvue d'ambiguïté. La laïcité, qui fonde l'organisation de notre canton, loin d'être désuète, constitue véritablement la pierre angulaire de la pluriculturalité, de la tolérance religieuse, dont Genève est si fière à juste titre. Et il serait grave, surtout en ces temps critiques, qui voient se lever les vents mauvais de l'intégrisme, de l'anti-islamisme, de l'antisémitisme, de toucher ne serait-ce qu'à une parcelle de cette laïcité qui concerne - chacun l'admet - l'école publique, l'état civil, l'emploi, l'urbanisme, le logement, la justice, mais aussi l'organisation des cimetières.

La laïcité des cimetières, Mesdames et Messieurs, donc, leur propriété publique, c'est bien plus que quelques articles de loi: c'est une véritable richesse !

Assurer à tous les habitants du canton leur dernière demeure, côte à côte, sans distinction de classe, de race, de religion, c'est symboliser, c'est illustrer de manière forte la grande tolérance et la paix confessionnelle qui règnent à Genève depuis plus de cent ans. C'est affermir celles-ci jusque dans la mort des Genevois.

Mesdames et Messieurs, la laïcité des cimetières est l'instrument privilégié dans son essence du respect dû par les religions majoritaires aux religions minoritaires. C'en est même la garantie. La reconnaissance de cette laïcité par les religions minoritaires est tout aussi exigible. Elle constitue en effet la marque nécessaire du respect inverse. Et remettre en cause l'organisation laïque des cimetières, même si c'est le fait d'adeptes de religions minoritaires, c'est fragiliser le respect, c'est fragiliser la tolérance, et, par conséquent, la paix confessionnelle. C'est admettre pour les morts une ségrégation religieuse qu'au nom de l'oecuménisme nous combattons tous en faveur des vivants !

Mesdames et Messieurs, remettre en cause la laïcité des cimetières, c'est prétendre, chacun dans notre église, qu'il doit y avoir un cimetière ou un carré confessionnel pour les adeptes de la vraie Foi et un autre pour les hérétiques et les mécréants, soit très exactement le contraire du respect et de la tolérance religieuse.

Mesdames et Messieurs, qu'aurions-nous vu et entendu si, dans les milieux chrétiens, était née la revendication de ne réserver désormais qu'aux seuls fidèles de Jésus le cimetière de Saint Georges ? Alors, soyons-en sûrs, nous aurions vu et entendu ces journalistes plus progressistes que réfléchis, ces intellectuels plus généreux qu'éclairés et tous ceux qui aujourd'hui trouvent désuète la laïcité des cimetières, tous ceux qui jugent aller de soi l'idée de confessionnaliser les cimetières, s'agiter vivement sur le front de la multiculturalité, de la tolérance, du respect des minorités !

Eh bien, nous, les radicaux, nous aurions été avec eux, mais au nom du même principe que celui que nous défendons depuis longtemps avec constance, celui de la laïcité ! Mais, eux, quelle ligne suivent-ils, quels sont les fondements philosophiques, religieux, politiques, culturels, sur lesquels ils s'appuient pour justifier la ségrégation proposée par M. Tornare ?

En conclusion, Mesdames et Messieurs, les radicaux vous demandent de renvoyer, ce soir même, la motion 1468 au Conseil d'Etat. Ce dernier trouvera dans cette démarche une incitation claire à faire respecter la loi tout en bénéficiant d'une marge d'interprétation suffisante dans son application. Je veux parler, bien sûr, de la question de l'orientation des tombes. Avez-vous remarqué que La Mecque, Jérusalem et Rome, sont situés, par rapport à Genève, quasiment sur le même axe ? Nos morts peuvent reposer et regarder tous ensemble dans la même direction. (Applaudissements.)

M. Patrick Schmied (PDC). Pour nous démocrates-chrétiens le désir d'être enterrés selon les rites de sa religion est un désir légitime. Tous les efforts doivent donc être entrepris, dans la mesure du possible, pour satisfaire ce désir. Cette position n'est pas nouvelle: c'est la position qu'a eue notre groupe lors du débat au Conseil municipal en 1999.

Ce qui pose problème ici, c'est la notion d'espace exclusif, de carré - Dieu seul sait pourquoi - réservé à une communauté. C'est cela qui n'est pas acceptable ! Et ce n'est pas parce qu'on l'a fait il y a quelque temps, en catimini pour faire plaisir à un roi, que l'on doit maintenant généraliser ce que nous considérerons être une faute.

Maintenant, après avoir énervé tout le monde par une annonce spectaculaire, la Ville de Genève nous fait savoir que la modification de règlement en question ne parle pas de carrés confessionnels... Qu'il ne s'agit pas du tout cela, ce qui est parfaitement vrai, si on lit le texte... Mais alors, d'où vient l'amalgame avec les carrés confessionnels ? S'agirait-il d'un nouveau couac de communication de l'été ? Ce serait plutôt étonnant...

Nous nous sommes donc renseignés et, à ce propos, il faudrait quand même saluer l'initiative de M. Tornare de réunir tous les intervenants pour un dialogue - sa lettre en témoigne - et nous avons compris la manoeuvre... Il s'agissait tout simplement - je parle au passé, parce qu'il semble que M. Tornare soit revenu à de meilleurs sentiments... - d'étendre discrètement l'attribution de concessions à deux communautés religieuses, alors que les règlements d'application comme la loi les réservent sans aucune ambiguïté aux personnes et aux familles. La Ville de Genève appelait cela - ou appelle cela - «utiliser la marge de manoeuvre laissée par la loi»... Je vous laisse juges, Mesdames et Messieurs les députés !

Ce qui est scandaleux dans cette démarche, c'est qu'on a essayé - les choses ont l'air de se calmer - de profiter du fait que pratiquement tout le monde est d'accord que le désir d'être enseveli selon les rites de sa religion est légitime et doit être satisfait dans la mesure du possible pour introduire en douce une véritable ségrégation dans les cimetières publics... C'est cela qui n'est pas acceptable pour nous !

Dans la Genève ouverte, terre de paix et d'accueil universel, respectueuse des religions et des cultures, cette Genève dont nous sommes fiers à juste titre, il est tout simplement impensable, Mesdames et Messieurs, que des citoyens refusent d'être enterrés à côté d'autres citoyens, sous prétexte qu'ils n'ont pas la même religion !

C'est pourquoi, Mesdames et Messieurs les députés, nous vous demandons de renvoyer rapidement cette motion à la commission des affaires communales.

M. Pierre Vanek (AdG). Je parle des bancs de l'Alliance de gauche, mais, pour une fois, je ne la représente pas ici. Nous avons en effet décidé de prendre position à titre personnel sur cette question...

Une voix. Tous ?

M. Pierre Vanek. Pas forcément tous, mais tous ceux qui le voudront, Monsieur le député ! (Le président agite la cloche.)

Le président. Monsieur Vanek, vous vous adressez au président !

M. Pierre Vanek. J'ai été interpellé, Monsieur le président !

Bien, je m'adresse volontiers à vous pour vous dire, Monsieur le président, Monsieur l'historien, que j'ai entendu avec beaucoup d'intérêt la déclaration de M. Kunz en faveur de cette motion. Il a beaucoup insisté sur l'égalité des citoyens et des citoyennes, indépendamment des religions, et il a défendu cette motion à ce niveau-là.

J'aimerais dire en préliminaire que l'on retrouve là des échos du parti radical d'autrefois, mais, à l'époque, il s'occupait surtout d'égalité pour les vivants et pas tellement pour les morts...

En ce qui me concerne, je suis athée, et philosophiquement parlant je pense que la question de la laïcité doit s'appliquer surtout aux vivants et que la religion et les questions de l'âme doivent rester du domaine privé de chacun. Je dis cela au passage, parce qu'il est invoqué dans l'exposé des motifs de cette motion, soi-disant laïque, le principe surprenant de «l'égalité des âmes», qui est évidemment un principe discutable en théologie - je ne suis pas persuadé qu'elles soient toutes égales, mais cela ouvrirait une discussion théologique, et je ne suis pas là pour ça...

Le président. On les pèse, on les pèse !

M. Pierre Vanek. Mon point de vue personnel est que les âmes sont une fiction, mais, par contre, je me battrai pour que les tenants de toutes les religions puissent avoir la liberté de pratiquer la leur au cours de leur vie mais aussi à leur mort. De ce point de vue - je ne rentre pas dans le détail très juridique des considérants de cette motion - je ne pense pas que l'on puisse utiliser les arguments qui ont été invoqués ici. Puisqu'il y a des cimetières publics et laïcs, l'immense majorité des gens iront se faire enterrer dans ces cimetières publics et laïcs et la question du risque que des cimetières religieux soient créés n'est pas réel. Au contraire, il y a une désaffection - qu'on peut saluer ou déplorer par rapport au religieux - et la majorité des gens se feront enterrer dans les cimetières publics.

Mais je pense que si des groupes veulent pratiquer différemment, ils doivent pouvoir le faire. On pourra me rétorquer que s'ils veulent le faire ils n'ont qu'à le faire dans leur cimetière privé... Mais cela pose un problème. En effet, si on voulait appliquer les principes de la laïcité tels qu'ils sont exposés ici, il faudrait reprendre toutes les églises qui ont été concédées à des groupes religieux différents pour leur permettre de pratiquer leur culte - sur ce point aussi, il vaut mieux parler des vivants que des morts... - et il faudrait dire qu'il est scandaleux que l'édifice public qu'est la cathédrale Saint-Pierre ait été affectée au culte protestant... Or c'est l'article 167 de notre constitution. On devrait donc reprendre cet édifice et dire à l'église protestante qu'elle n'a qu'à bâtir ses églises ailleurs... Non ! Je trouve normal que cet édifice soit affecté au culte protestant, cas échéant, à une autre activité de notre collectivité si celui-ci disparaît un jour... (Exclamations. Le président agite la cloche.)

Vous évoquiez, Monsieur Kunz, la laïcité du point de vue de la constitution... Eh bien, la constitution prévoit, précisément, que des bâtiments publics soient affectés à des organisations religieuses pour y célébrer le culte pour les pratiquants. De ce point de vue, je ne vois pas quelle objection de principe - je dis bien «de principe» - on pourrait invoquer, dans la mesure où des monuments historiques, tout à fait liés à l'histoire de notre cité, y compris par des assemblées citoyennes et révolutionnaires qui s'y sont tenues, peuvent être affectés à un culte, pour ne pas accepter d'affecter quelques mètres carrés de pelouse dans un de nos cimetières pour des communautés qui désirent enterrer leurs morts comme elles l'entendent ! Sur ce point, je combats cette motion.

Monsieur Kunz, vous avez parlé également des principes de laïcité qui figurent dans notre Constitution fédérale... Mais qu'est-ce que j'entends ? Ne commence-t-elle pas par l'invocation de ce Seigneur auquel je ne crois pas, cette Constitution fédérale qui a soi-disant été modifiée ? Non, soyons sérieux ! Soyons aussi un peu tolérants ! Moi, je tolère la Constitution fédérale... (Exclamations.)...qui a placé en tête de tous ses articles l'invocation de ce Dieu Tout-Puissant auquel je ne crois pas, et, pour passer aux affaires concrètes, je pense qu'il faut faire preuve de plus de tolérance, de foi dans nos institutions, dans le caractère multiculturel de notre collectivité. Cette affaire ne la met pas en danger... Vous peignez le diable sur la muraille ! (Brouhaha.)Je lis dans l'exposé des motifs...

Le président. Il vous reste trente secondes ! (Exclamations.)

M. Pierre Vanek. (L'orateur est interpellé.)Le fait d'être athée, Monsieur Vaucher, n'empêche pas d'avoir une culture qui permette d'utiliser des métaphores tirées du registre religieux. Vous ne m'en voudrez pas, je n'ai voulu choquer personne en parlant du diable... Dans cette motion, on cherche manifestement à remuer des choses qui n'existent pas... (Le président agite la cloche.)

Le président. N'interrompez pas l'orateur, il lui reste 10 secondes ! (Rires et exclamations.)

M. Pierre Vanek. Dix secondes de parole, Monsieur le président ! (Les députés font le compte à rebours des dix secondes !) (Exclamations et applaudissements.)Bien, je commence mes dix secondes de parole, Mesdames et Messieurs les députés.

Il est dit dans cette motion que les carrés confessionnels vont stimuler l'antisémitisme, l'anti-islamisme, etc., à travers la concentration de symboles d'une foi ou de l'autre. Si l'on voulait invoquer cette raison, on devrait aussi fermer les mosquées et les synagogues, qui, au même titre, peuvent être la cible d'actes antisémites ou anti-musulmans. C'est la logique à laquelle conduirait votre prétendue laïcité!

La laïcité devrait conduire à s'occuper plus sérieusement des affaires publiques plutôt que de s'occuper d'affaires somme toute privées que sont les enterrements, les baptêmes et autres cérémonies religieuses !

Le président. Mesdames et Messieurs les députés, il reste, pour l'instant, huit orateurs inscrits... Nous terminerons ce point à la prochaine séance.