République et canton de Genève

Grand Conseil

R 430
5. Proposition de résolution (initiée par le Conseil d'Etat) du Grand Conseil genevois à l'Assemblée fédérale exerçant le droit d'initiative cantonal à propos de la modification de la loi fédérale d'organisation judiciaire (introduction en faveur des collectivités publiques agissant comme détentrices de la puissance publique d'un droit de recours au Tribunal fédéral). ( )R430

EXPOSÉ DES MOTIFS

1. L'arrêt rendu par le Tribunal fédéral le 11 octobre 2000 dans la cause canton de Genève contre Serguei Michailov a mis en évidence la nécessité de légiférer au niveau fédéral, afin de permettre aux collectivités publiques, agissant comme détentrices de la puissance publique, le droit de recourir contre les décisions judiciaires de dernière instance cantonale qui portent atteinte à leurs intérêts pécuniaires, lorsqu'elles sont entachées d'arbitraire.

Après avoir constaté que l'arrêt de la Cour de justice de Genève du 24 juillet 2000 condamnant l'Etat de Genève à verser 800'000 F à Serguei Michailov à titre d'indemnisation pour avoir été détenu à tort paraissait inconciliable tant avec le texte légal qu'avec la jurisprudence cantonale et fédérale relative à la disposition topique du code de procédure pénale genevois, le Tribunal fédéral a dû se résoudre à déclarer irrecevable le recours de droit public interjeté par l'Etat, pour le motif purement procédural que ce dernier n'avait pas qualité pour recourir.

Notre Haute Cour n'a en effet pas voulu revenir sur sa jurisprudence constante, selon laquelle une collectivité publique intervenant en tant que détentrice de la puissance publique n'est pas recevable à agir par la voie du recours de droit public pour faire contrôler la constitutionnalité d'une décision de justice. Cette jurisprudence, remontant à une époque où la juridiction administrative était encore embryonnaire, repose sur la considération dogmatique que l'Etat n'est pas - par définition - titulaire des droits constitutionnels qui s'exercent contre lui, « même s'il peut paraître choquant que l'Etat ne puisse déférer au Tribunal fédéral une décision défavorable, alors que sa partie adverse dispose de cette possibilité » (consid. 2 c), page 5).

Face à cette situation, le Tribunal fédéral s'est demandé si le développement de la juridiction administrative, consacrant une meilleure protection des droits du citoyen contre l'Etat, ne devrait pas avoir pour contrepartie la création d'une voie de droit permettant aux collectivités publiques d'entreprendre des arrêts cantonaux arbitraires. Il a estimé qu'il ne lui appartenait pas d'en décider, mais à l'Assemblée fédérale, à laquelle le canton avait la faculté de s'adresser directement, en exerçant le droit d'initiative prévu par l'article 160, alinéa 1 de la Constitution fédérale.

2. Il est indéniable que sous les effets conjugués de l'invalidation de la Déclaration interprétative de la Suisse relative à l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme (Arrêt Belilos du 29 avril 1988, cf. ACEDH, série A, vol. 132, par. 38 ss; ATF 118 Ia 473) et de l'entrée en vigueur, le 15 février 1992, de l'article 98a de la loi fédérale d'organisation judiciaire, la juridiction administrative a connu un essor spectaculaire dans notre pays au cours de la dernière décennie. A titre d'exemple récent, on citera l'entrée en vigueur, le 1er janvier 2000, de la réforme de la juridiction administrative à Genève. Il en est résulté un accroissement considérable des compétences des tribunaux en matière d'application du droit public cantonal, avec pour corollaire un nombre toujours plus grand de décisions rendues en dernière instance cantonale qui s'imposent aux collectivités publiques, même si elles sont entachées d'arbitraire.

Certaines de ces décisions, tel le constat erroné de l'absence d'une base légale d'un impôt ou l'octroi d'indemnités injustifiées ou disproportionnées en matière d'expropriation, peuvent avoir un impact considérable, se chiffrant en millions de francs, sur les finances publiques et, de surcroît, constituer un précédent.

Actuellement, les collectivités publiques sont contraintes de s'y soumettre même si elles estiment que ces décisions sont entachées d'arbitraire, puisqu'elles sont privées de la faculté d'en faire contrôler la constitutionnalité par le Tribunal fédéral. Cette situation peut déboucher sur des résultats choquants, dont l'arrêt Michailov n'est qu'une illustration, et avoir des conséquences extrêmement dommageables pour les collectivités publiques, sans qu'aucune raison de fond ne le justifie. Il importe d'y remédier, comme le Tribunal fédéral paraît lui-même le suggérer, en permettant aux collectivités publiques, au moins en cas d'atteinte à leurs intérêts pécuniaires, de déférer ces arrêts cantonaux au Tribunal fédéral lorsqu'elles estiment qu'ils sont entachés d'arbitraire.

Au bénéfice des explications qui précèdent, nous vous prions, Mesdames et Messieurs les députés, d'adopter la présente résolution et d'exercer concurremment avec le Conseil d'Etat le droit d'initiative du canton auprès des Chambres fédérales.

Annexe : ATF 1P.561/2000

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Débat

M. Albert Rodrik (S). Le groupe socialiste, étant très indulgent - en tout cas plus indulgent que moi ! - et ne voulant pas faire un sort à ce texte du Conseil d'Etat en demandant la discussion immédiate, consent à le renvoyer à la commission judiciaire, ou législative - où vous voulez, peu importe...

Une voix. Au panier !

M. Albert Rodrik. ...pour voir s'il peut en être fait quelque chose de conforme à l'ordre juridique ordinaire de ce pays. En effet, pour l'heure, si notre ordre juridique était un tapis, je considérerais que ce texte se trouve à l'extrémité des franges... (Rires.)

Mesdames et Messieurs les députés, je trouve qu'un ressortissant russe a très très mal inspiré la vie genevoise. En effet, entre les deux projets que nous avons déjà renvoyés en commission il y a quelque temps plus celui-ci, je trouve qu'il a véritablement eu beaucoup d'influence, mais pas dans le bon sens...

Mesdames et Messieurs, voulez-vous me dire ce que sont «les collectivités publiques agissant comme détentrices de la puissance publique...» ? Parce que si elles ne sont pas détentrices de la puissance publique, elles sont propriétaires immobilières... ? Ou je ne sais pas trop quoi d'autre !

Mesdames et Messieurs les députés, que signifie le sous-entendu, le non-dit de ces démarches ? Cela signifie-t-il qu'on peut considérer qu'il existe d'autres individus ou citoyens que les magistrats du pouvoir judiciaire qui peuvent dire qui est innocent et qui est coupable; qu'il peut y avoir d'autres citoyens que les magistrats du pouvoir judiciaire pour dire quelle est l'indemnité rationnelle, équitable, que l'on doit donner à quelqu'un qui a subi quelques mésaventures dans son existence ? Eh bien, moi je réponds non, deux fois ! Il n'y a que les magistrats du pouvoir judiciaire qui répondent à ces questions !

Et j'ai été effaré - ça figure au Mémorial - d'entendre le chef du département de justice et police et des transports porter publiquement un jugement de valeur sur une décision de justice ! Je crois que n'importe quel citoyen peut parler au bistrot de ce qu'il veut, mais ici - et c'est vrai en particulier pour le chef du département de justice et police et des transports - on ne peut pas porter de jugement de valeur sur les décisions de justice !

S'il se trouve que l'une ou l'autre des commissions de ce Grand Conseil peut faire de ce projet quelque chose de compatible avec notre ordre juridique et que je ne remue pas les cendres de mon professeur de droit public et administratif - qui doit, quoi qu'il en soit, être très à l'étroit dans sa tombe, parce qu'il mesurait 2 mètres... - feu Maurice Battelli, pourquoi pas ? Envoyons-le !

M. Michel Halpérin (L). Je voudrais saluer l'admirable sens de la métaphore de M. le député Rodrik. Je pense en effet que si notre ordre juridique était un tapis nous serions au bout le plus extrême des franges... J'ai rarement vu, Mesdames et Messieurs les députés, un texte aussi problématique sous l'angle du droit, aussi problématique sous l'angle des institutions, aussi problématique sous l'angle du tempérament de ses auteurs !

Nous avons déjà eu l'occasion de nous exprimer au cours d'une de nos récentes séances au sujet de deux projets de lois, pas beaucoup mieux inspirés que ce projet-ci d'ailleurs, qui ont été renvoyés à la commission judiciaire. Je vais donc me rallier à la proposition de M. Rodrik tendant à ce que ce texte les rejoigne, et j'espère que, lorsqu'elle en aura le temps - ce n'est pas très urgent - la commission judiciaire s'occupera de celui-ci en même temps que des deux autres.

Je voudrais ajouter une ou deux remarques - le juriste que je n'ai jamais cessé d'être ne peut pas y résister - à celles que M. Rodrik a déjà faites très pertinemment.

Ce que l'on nous demande, Mesdames et Messieurs les députés, et pour ceux qui parmi vous - et je sais qu'ils sont nombreux - sont amateurs de droits de l'homme, c'est, ni plus ni moins, d'octroyer les droits de l'homme à l'Etat, collectivité publique ! C'est vrai que la collectivité publique est composée d'hommes et de femmes et qu'à ce titre chacun des membres de cette collectivité publique a droit à notre respect et à notre compassion. Mais enfin, que voulons-nous proposer à l'Assemblée fédérale ? Qu'elle permette, par une modification de la loi fédérale d'organisation judiciaire, aux collectivités publiques agissant en tant que telles de former un recours de droit public pour violation de l'interdiction de l'arbitraire dans les causes auxquelles elles ont été parties !

Mesdames et Messieurs, sortons du jargon juridique ! Qu'est-ce que le recours contre l'arbitraire, sinon celui que le citoyen lambda peut, dans sa grande détresse, adresser à une juridiction composée de juges, fussent-ils des juges fédéraux, pour dire que l'Etat le malmène, que l'Etat rend à son détriment des décisions qui sont arbitraires, et demander à l'instance suprême, l'instance judiciaire, de casser l'arbitraire de la décision de l'Etat ?

Et cette démarche que, naturellement, tout citoyen peut entreprendre, qu'il s'agisse par exemple de critiquer un jugement ou, même, de contester une de nos lois, voilà que notre gouvernement s'imagine qu'il pourrait s'en prévaloir pour pouvoir - entendez bien ! - lui, gouvernement de la République, attaquer une décision d'un tribunal de la République devant le Tribunal fédéral ! En d'autres termes, l'un des pouvoirs constituant l'Etat attaquerait l'autre pouvoir constituant l'Etat, au motif que le second aurait eu une conduite arbitraire à l'égard du premier. C'est l'aveu que nous serions entrés dans le gouvernement des juges et que le gouvernement demande à d'autres juges de déclarer arbitraire le travail des premiers... C'est une pantalonnade !

C'est une pantalonnade scandaleuse, parce que, comme l'a rappelé tout à l'heure M. Rodrik, elle met en cause quelques-uns des principes les plus sacrés de notre ordre juridique depuis Montesquieu, c'est-à-dire depuis plus de deux siècles : la séparation des pouvoirs, l'exclusive compétence des juges en matière judiciaire et la nécessaire abstention de l'Etat dans les affaires qui ne sont pas de sa compétence, je parle ici de l'Etat pouvoir exécutif ou législatif.

Il y a un corollaire à cela, c'est que le pouvoir judiciaire n'a pas à s'occuper des affaires législatives ni à s'occuper des affaires exécutives, et je propose que notre assemblée et notre gouvernement s'en souviennent pour rappeler le cas échéant au pouvoir judiciaire, s'il déborde de ses compétences, qu'il en a débordé, mais qu'ils s'abstiennent d'empiéter sur celles que nous conférons à nos juges !

Mesdames et Messieurs les députés, nous pouvons en bonne conscience renvoyer cette résolution à la commission judiciaire, parce qu'il faut bien que les choses soient examinées - nous en sommes en général convaincus - et parce qu'il n'y a pas de raison de priver le gouvernement du droit de voir ses propres textes également examinés avec attention, mais sans trop d'illusions sur le résultat probable de ce travail. 

La présidente. Madame la conseillère d'Etat Brunschwig Graf, vous avez la parole.

Mme Martine Brunschwig Graf, conseillère d'Etat. Je suis navrée, je ne crois pas avoir demandé la parole ! 

La présidente. Ce n'est pas grave, le Bureau a sans doute mal compris !

M. Claude Blanc. C'est une blonde !

La présidente. Solidarité des blondes, tout à fait, Monsieur Blanc ! Monsieur Ramseyer, vous avez la parole.

M. Gérard Ramseyer. Permettez à un non-juriste de ne pas entrer dans le débat juridique tel qu'il a été lancé !

J'aimerais simplement rappeler aux deux députés qui se sont exprimés que notre initiative n'est pas le fruit d'une décision brutale et non réfléchie. Elle est le résultat du texte de l'arrêt rendu par le Tribunal fédéral. C'est dans les considérants du Tribunal fédéral que se trouve une allusion très nette à une faille du système, et nous avons considéré que cette allusion nous enjoignait d'y trouver une parade.

C'est dans ce sens que le renvoi en commission nous paraît important, et c'est dans ce sens que nous nous réjouissons des travaux que vous conduirez à votre guise. 

Mise aux voix, cette proposition de résolution est renvoyée à la commission judiciaire.