République et canton de Genève

Grand Conseil

I 1968
4. Interpellation de M. Jacques Boesch : Projet de construction à la Grand'Cour de Troinex : une atteinte irrémédiable à notre patrimoine cantonal. ( )I1968

M. Jacques Boesch (AdG). Je vous remercie de me passer la parole, car il n'est pas d'usage d'intervenir concrètement au Grand Conseil au sujet de la manière dont le département des travaux publics et de l'énergie délivre les autorisations de construire.

Malheureusement, on observe depuis quelque temps des situations dans lesquelles ce département ignore délibérément, et de manière flagrante, les observations formulées lors des procédures de consultation. Parmi ces nombreux exemples, nous avons choisi celui de la Grand'Cour à Troinex.

Depuis septembre 1992, des habitants regroupés au sein de l'«Association Troinex-Grand'Cour» font opposition à un projet de la commune visant à construire dans les jardins de cette propriété - datant du Moyen Age - des logements, des commerces, un parking souterrain et des locaux administratifs qui ne peuvent que dénaturer gravement cet îlot miraculeusement préservé.

Toutes les procédures légales ont été exploitées par les ayants droit. Actuellement, l'autorisation définitive fait l'objet d'un recours au Tribunal administratif - l'autorisation préalable ayant été acceptée. Entre-temps, l'association «Action patrimoine vivant», alarmée par l'urgence de la situation, est intervenue pour établir un historique du lieu qui, vu la qualité du site, a fait l'objet d'une publication. Tous les députés l'ont reçue. Quelques exemplaires sont encore disponibles. Son analyse a servi à étayer une demande de classement du périmètre adressée au département des travaux publics, le 21 juillet 1995.

Ce périmètre, situé en quatrième zone protégée, comporte déjà plusieurs objets classés : trois bâtiments, tous les terrains longeant la Drize et jouxtant la propriété visée par le projet de conservation, ainsi que la rebatte, la meule de l'ancien moulin. L'ensemble du hameau de la Grand'Cour correspond à une unité autonome créée au Moyen Age. La maison, la grange et le moulin ont été gérés pendant plusieurs siècles par la même famille, alors que les sires de Ternier, puis le couvent de St-Victor de Genève, en détenaient la propriété et les droits féodaux.

Par la suite, cet ensemble continua d'occuper un espace délimité par la rivière, des portes, des mas serrés. Un cheminement conduit à une grande cour qui donne son nom au lieu. C'est un véritable joyau de la campagne genevoise. De nombreux prétextes, notamment les recours pendants, ont été trouvés pour ne pas examiner la demande de classement, et aboutir à un refus d'entrer en matière de la part du Conseil d'Etat. Cela, malgré un préavis favorable à l'ouverture de la procédure de classement, voté en séance plénière par la CMNS.

Seule une sous-commission de la CMNS avait donné son accord au projet de construction en 1993. «Action patrimoine vivant» a fait recours en mai 1995 contre la décision du Conseil d'Etat de ne pas ouvrir de procédure de classement. Précisons que le projet prévu par la commune a fait l'objet de onze remaniements réclamés par la CMNS. C'est dire la difficulté d'entreprendre une quelconque construction dans ce périmètre privilégié.

Le DTPE aurait procédé à une réorganisation de son service des monuments et des sites en créant une super division de la protection des sites et des patrimoines. Nous souhaiterions savoir à quoi peut servir actuellement la CMNS, le SMS et cette nouvelle division...

Une voix. A rien !

M. Jacques Boesch. ...le conservateur lui-même, ainsi que les procédures habituelles d'instruction du dossier, si une demande aussi justifiée que celle-là est traitée avec un tel mépris par le DTPE et le Conseil d'Etat, auquel nous demandons instamment, au nom du respect des lois et des procédures démocratiques, d'engager un examen sérieux et d'ouvrir une procédure de classement.

Si tel ne devait pas être le cas, on se demande à quels autres monuments et ensembles architecturaux s'applique la loi sur la protection des monuments, de la nature et des sites. Nous nous réservons, par ailleurs, d'intervenir à chaque fois que les procédures seront violées ou simplement ignorées.

Le crédit de construction de cet ouvrage vient d'être voté par le Conseil municipal de Troinex. C'est un coup de force, puisque des recours sont encore pendants devant les tribunaux. Aujourd'hui, ce projet de construction divise la commune, alors que ses autorités auraient pu proposer d'autres solutions. Elle dispose, en effet, d'un terrain de 4 000 m2 au Saussac, destiné à des équipements publics et situé à quelques centaines de mètres de la Grand'Cour.

Actuellement, il est essentiel de sauvegarder les quelques lieux historiques que compte encore la campagne genevoise. L'obstination du DTPE à soutenir ce projet destructeur - alors que ses propres commissions composées de spécialistes et de professionnels ont opté pour la sauvegarde de ces lieux - empêche d'examiner l'alternative raisonnable de déplacer au Saussac les constructions nécessaires pour satisfaire les désirs de la commune et permettre de sauvegarder la Grand'Cour.

Le chef du DTPE peut-il nous expliquer les raisons de cet entêtement ? Je l'en remercie.

M. Philippe Joye, conseiller d'Etat. Je souhaite situer le problème dans son contexte politique et vous faire part de la déclaration d'une charmante personne appartenant à cet aréopage.

Lors des élections communales, je lui avais demandé la raison de son acharnement sur ce sujet. Elle m'avait répondu alors que c'était le seul os à ronger de la campagne ! Voilà pour tempérer quelque peu les ardeurs et dévoiler des enjeux non exclusivement historiques !

Le 23 juin 1992, la commune de Troinex a déposé une demande d'autorisation de construire un complexe de bâtiments locatifs comprenant notamment la poste communale et des commerces. L'instruction de cette demande a fait l'objet de nombreuses discussions entre le maître de l'ouvrage et la commission des monuments, de la nature et des sites. Après onze variantes, le projet a finalement été approuvé par la CMNS. Il comporte deux immeubles au lieu d'un seul.

Ces modifications étaient nécessaires pour assurer une meilleure intégration architecturale. L'autorisation de construire préalable, délivrée le 12 mai 1993, a fait l'objet d'un recours de la part des propriétaires voisins auprès de la commission de recours LCI. Celui-là fut rejeté en février 1994. Le recours auprès du Tribunal administratif a également été rejeté en 1995. Cette décision fait l'objet d'un recours auprès du Tribunal fédéral, toujours pendant devant cette juridiction.

En juillet 1995, l'association «Action patrimoine vivant» a sollicité une demande de classement des parcelles concernées par le projet d'aménagement de la commune de Troinex auprès du département. La CMNS s'est déclarée favorable à l'ouverture d'une telle procédure, mais, en avril 1996, le Conseil d'Etat a décidé de ne pas entrer en matière.

Le Conseil d'Etat a pris sa décision après avoir retenu les éléments suivants :

Premièrement, la décision d'implanter la poste à la Grand'Cour a été prise à l'unanimité par le Conseil municipal.

Deuxièmement, le département, agréant le préavis de la commune unanimement favorable au projet de construction, ainsi que le préavis favorable de la CMNS, a délivré une autorisation préalable de construire pour le projet envisagé par la commune. Ce projet a été contesté devant les tribunaux. La demande de classement formulée par «Action patrimoine vivant» est parvenue après la délivrance de l'autorisation préalable de construire, alors que celle-ci bénéficiait d'un préavis favorable de la CMNS.

A ce sujet, Mesdames et Messieurs les députés, nous devrions revoir les phases de dépôt de demandes de classement et déterminer si une telle demande peut être considérée comme utile une fois que le permis de construire ou qu'une demande préalable ont été déposés. Si des demandes de classements peuvent être faites pendant tout le processus, y compris à la délivrance du permis de construire, il en résulte une telle insécurité juridique pour les personnes engagées qu'un examen de la question s'impose.

Par ailleurs, sur le plan juridique, le Conseil d'Etat estime qu' «Action patrimoine vivant» ne peut se prévaloir du statut d'association d'importance cantonale dans le sens des prescriptions légales en la matière, dès lors qu'elle n'a été constituée que très récemment. Aussi, sa demande ne pouvant être traitée comme telle, la procédure de classement a été ouverte sans autre. En revanche, face à la demande d'une telle association, l'ouverture d'une procédure de classement est subordonnée à une décision de l'autorité compétente disposant d'un certain pouvoir d'appréciation.

Partant du fait qu'aucune association d'importance cantonale n'avait sollicité le classement de la Grand'Cour, que la CMMS n'avait préavisé que l'ouverture d'une procédure de classement de ce lieu - alors que cette commission avait la faculté de demander elle-même une procédure de classement - le département et le Conseil d'Etat ont pris la décision de ne pas ouvrir une telle procédure.

Tenant compte des divers intérêts en jeu, de l'avancement du projet d'urbanisation, des préavis favorables de la CMNS et de la commune de Troinex, ainsi que de la ferme volonté de faire aboutir le projet, le Conseil d'Etat a estimé qu'une entrée en matière sur cette demande n'était pas justifiée.

En effet, déplacer un centre villageois de son site historique et organique vers Saussac relève d'une méconnaissance des règles en matière d'urbanisme.

M. Jacques Boesch (AdG). Le Conseil d'Etat a apporté quelques éclaircissements, mais il reste beaucoup de points obscurs. Je propose de dupliquer lors de la prochaine séance, en rappelant d'ores et déjà que la commission de recours a reconnu à «Action patrimoine vivant» la qualité d'agir au niveau cantonal, à plusieurs reprises. Ainsi, l'argument en sa défaveur tombe.

J'aimerais souligner l'esprit dans lequel je vais dupliquer au Conseil d'Etat, afin qu'il puisse m'apporter une réponse circonstanciée, et lui rappeler également que la commune de Troinex compte plusieurs centres.

La réplique de M. Jacques Boesch à cette interpellation figurera à l'ordre du jour d'une prochaine séance.