République et canton de Genève

Grand Conseil

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Allocution du doyen d'âge, M. Charles Poncet

Le président. Mesdames et Messieurs les députés à présent assermentés, mes chers collègues - en fait, je ne devrais pas dire «mes chers collègues», parce que pour ma part, je ne suis pas encore assermenté -, je ne vous cache pas que quand j'ai appris que j'étais le doyen de cette assemblée, ma première réaction a été de me demander sérieusement si le moment n'était pas venu de téléphoner à Exit. Mon angoisse n'a fait qu'augmenter lorsque notre indispensable sautier m'a écrit une lettre qui commençait par «Monsieur le doyen». Je lui ai répondu que s'il employait encore une fois cette formule, je mettrais mon projet à exécution; depuis lors, il me donne du «cher Carlo» et nous nous entendons à merveille.

Mon âge... (Remarque. Rires.) Mon âge, dont on vient d'ajouter qu'il est canonique - il l'est, en effet ! -, m'amène donc à avoir le privilège de m'adresser à vous, et je pense que vous ne réalisez pas à quel point il s'agit, pour un avocat, d'un exercice totalement contre nature, car je suis appelé ici à prendre la parole à titre gratuit. (Rires. Applaudissements.) Ne sachant pas ce que je pourrais bien vous raconter et pour ne pas me retrouver dans la situation où je vous contraindrais à m'écouter avec une politesse qui dissimulerait votre indifférence, je suis allé regarder ce qu'avaient dit mes prédécesseurs.

Lors de ce petit voyage dans le Mémorial, j'ai lu avec émotion les propos tenus par mon père, Jean Poncet, en 1956 - imaginez-vous, en 1956 ! -, devant ce parlement qu'il présidait dans des circonstances tout à fait analogues. J'ai lu également parmi les précédentes interventions celle de mon regretté ami Michel Amaudruz, disparu il y a quelques mois et dont le discours avait été plein d'humour et d'intelligence.

Tout cela m'amène à constater avec vous qu'Alfred de Vigny, poète neurasthénique s'il en est et franchement très ennuyeux, n'avait pas tort quand, déprimant devant sa feuille blanche, il s'écriait: «Tout est dit !» Car, en effet, tout a été dit par mes prédécesseurs, et ne comptez donc pas sur moi, mes chers collègues, pour vous délivrer un message fondamental.

Je vois votre soulagement et je l'interromps tout de suite en indiquant que ce parlement doit être le lieu des débats les plus passionnés; qu'on s'y apostrophe, qu'on s'y invective même verbalement, que ces vitres retentissent des échos des admonestations de la gauche à l'attention de la droite et inversement; que la gauche et la droite, ensemble, vitupèrent tout autant contre le Conseil d'Etat, exerçant en cela la prérogative essentielle d'un parlement qui, comme vous le savez, est de rendre la vie impossible au pouvoir exécutif. (Remarque. L'orateur rit.) Je viens d'entendre: «On a l'habitude !» Il est pris acte de cette remarque, Madame.

Toutefois, mes chers collègues, permettez à un vieux débatteur de vous rappeler au besoin que ce sont les idées que l'on combat, ce sont les politiques que l'on attaque; et si l'idée nous paraît absurde, impossible, farfelue, si la politique ne nous semble avoir aucun sens, être amorale, dispendieuse, devoir être rejetée d'un revers de main, il ne faut jamais oublier que derrière les idées, il y a toujours une femme ou un homme dont la conviction, la sincérité et souvent le dévouement sont dignes d'être soulignés et doivent, en toute circonstance, être respectés dans notre vie politique. C'est le souhait que je forme pour cette législature.

Tout à l'heure, nous avons appelé à siéger avec nous notre benjamine, Mme Habiyakare, et c'est à elle que je voudrais adresser quelques mots. Vous ne soupçonnez sans doute pas, ma chère collègue, qu'entre vous et le vieux monsieur qui vous parle, il y a bon nombre de points communs que je voudrais évoquer ici. Notre premier point commun, voyez-vous, c'est que je suis né d'une mère italienne. Ma mère est venue de Milan en 1926, et à l'époque, venir d'Italie, c'était exotique. De votre côté, votre famille vient d'horizons si ce n'est exotiques, du moins assez lointains. Voilà notre premier point commun. Nous en avons un deuxième, je crois, qui est l'usage de la seconde langue. Pour moi, ça a été l'italien, que j'ai parlé avant le français et qui est littéralement ma langue maternelle; pour vous, je présume que c'est le kinyarwanda.

Et puis, Mesdames et Messieurs, il existe un troisième point commun entre notre collègue Habiyakare et le vieillard de ce Grand Conseil - j'hésite à le mentionner, mais si vous me le permettez, j'en dirai un mot brièvement. Ce troisième point commun, ce sont les souvenirs de ce qu'ont connu ceux qui nous ont précédés. Il ne faut pas trop s'y attarder, mais il ne faut pas non plus oublier que nous ne sommes jamais que les successeurs de ceux qui étaient là avant nous. Pour moi, c'est évidemment la Deuxième Guerre mondiale: ma mère était à Milan, elle y a connu les bombardements, les rafles de l'automne 1943 avant d'arriver en Suisse au terme d'une odyssée rocambolesque, voyageant à bord d'une locomotive pour traverser le Simplon; pour votre famille, chère collègue, c'est l'abominable tragédie de 1994 qui est encore dans toutes les mémoires. Mais laissons de côté ces souvenirs douloureux.

Je suggère qu'il y a entre nous une affinité qui naît du fait que nous sommes l'un et l'autre les produits de l'étonnante capacité dont dispose notre petite république non seulement à se réunir dans l'unanimité et la joie, comme elle l'a fait hier soir à l'occasion de l'événement que vous savez, mais aussi, par une sorte d'alchimie qui lui est propre, qui lui vient de son histoire, de ses traditions, de l'air qu'on y respire et, n'hésitons pas à le dire sans fausse modestie, de son génie propre, de son talent, à faire de gens venus de toute sorte d'horizons des politiques au sens grec du terme, c'est-à-dire des hommes et des femmes qui sont tellement épris de la cité dans laquelle ils vivent, qui y sont tant attachés par toutes les fibres de leur âme qu'ils n'hésitent pas à accepter des fonctions parfois ingrates pour essayer d'apporter leur contribution au présent et au futur de cette république. C'est dans cet esprit-là, ma chère collègue, certain de me faire l'interprète de cette assemblée unanime - c'est suffisamment rare pour qu'on le souligne, cela ne se produira pas souvent -, que je voudrais vous dire une très cordiale, très amicale, très sincère bienvenue ! (Applaudissements.)

Je dois cependant à la vérité de souligner qu'il y a entre Mme Habiyakare et moi une différence fondamentale qu'il serait malhonnête de ne pas citer. Vous êtes, ma chère collègue, étudiante en physique - en deuxième année, je crois. C'est dire que vous faites des études sérieuses qui requièrent un esprit mathématique, que vous travaillez d'arrache-pied pour vos études, alors que moi, je vous l'avoue, j'ai étudié le droit, qui est notoirement la branche qu'on choisit quand on est incapable de faire autre chose !

Voltaire avait un caractère impossible. Quand nous pensons à Voltaire, nous invoquons naturellement le défenseur du protestant Jean Calas, accusé à tort d'un meurtre qu'il n'avait pas commis, torturé, mis à la roue; nous invoquons le chevalier de La Barre, condamné à mort parce qu'il ne s'était pas découvert au passage d'une procession. Mais il est un autre Voltaire, celui qui ne goûtait guère qu'on copiât ses pièces. Son théâtre - qui n'est pas très bon, entre nous soit dit - était à l'époque joué dans toute l'Europe, et Voltaire, quand on copiait ses pièces, entrait dans des rages incontrôlées, réclamait des juges et des bourreaux pour les plagiaires.

Voltaire a vécu à Genève et n'a pas tardé à se brouiller avec nos prédécesseurs; il s'est ensuite replié sur Ferney - qu'on n'appelait pas encore Ferney-Voltaire - et, de là-haut, voyant Genève, écrivait, car il avait la plume facile et le vers aisé:

«On voit briller la cité genevoise,

Noble cité riche, fière et sournoise.

On y calcule et jamais on n'y rit:

L'art de Barrême» - donc la comptabilité - «est le seul qui fleurit.»

Voltaire avait très partiellement raison et tout à fait tort sur un point. Il avait très partiellement raison, parce qu'il est évident que cette république est noble, qu'elle est et doit rester fière; on peut se demander si elle est vraiment riche - c'est un sujet dont nous aurons probablement l'occasion de débattre dans les mois qui viennent, puisque chaque enfant qui y naît hérite immédiatement d'une dette d'environ 20 000 francs, mais nous n'examinerons pas ce problème aujourd'hui. En tous les cas, il est complètement faux de soutenir qu'elle est sournoise, car si nous avons des défauts à Genève, la sournoiserie n'en fait pas partie. Je me préparais - mais je constate que j'ai excédé les dix minutes que M. le sautier m'a imposées avec une aimable autorité - à appeler à la barre un ou deux témoins historiques qui vous auraient divertis pour vous montrer à quel point on peut donner tort à M. de Voltaire, mais j'y renonce, car il me faut conclure.

Que vous dire en conclusion, mes chers collègues ? Je ne vous cache pas avoir eu la tentation d'appeler sur ce petit parlement et sur notre petite république la protection de cette puissance supérieure que, pour la plupart d'entre nous, nous reconnaissons ou dont nous admettons à tout le moins l'existence comme hypothèse, mais j'y ai renoncé rapidement, car s'il me fallait évoquer ici cette puissance qui est en dessus de nous, j'aurais nécessairement recours au terme que le patois genevois nous a donné, c'est-à-dire «cela» - pour celle - ou «cé qu'è lainô» et, ce faisant, j'aurais été sûr de m'attirer immédiatement les foudres de notre collègue député, mon ami Sylvain Thévoz, à qui je me permets cependant d'indiquer que je ne crois pas, mon cher collègue, que votre analyse de cette question politique importante soit appelée à remporter tantôt une majorité dans ce parlement.

C'est donc tout simplement que je conclurai, mes chers collègues, en vous souhaitant à toutes et à tous une législature plaisante, enthousiaste, pleine de travail et de succès. Et pour tout dire: vive Genève, vive la Suisse ! Je vous remercie de votre attention. (Applaudissements.)

La parole a été demandée par Mme la députée Angèle-Marie Habiyakare.