République et canton de Genève

Grand Conseil

R 319
18. Proposition de résolution de Mmes et MM. Claire Torracinta-Pache, Claude Howald, Gabrielle Maulini-Dreyfus, Michèle Wavre, Jacques Boesch et Pierre-François Unger concernant le respect de la laïcité de l'école genevoise. ( )R319

EXPOSÉ DES MOTIFS

La laïcité est un des principes des principes de base de l'école publique genevoise, de toute école républicaine et démocratique. L'image que l'institution donne d'elle-même doit donc en être le reflet.

Si une certaine souplesse dans l'application de ce principe est admissible en ce qui concerne les élèves n'ayant pas encore acquis leur faculté de discernement et leur autonomie, il n'en va pas de même pour les enseignants. Ces derniers représentent l'institution aux yeux du public. A ce titre, ils doivent respecter ce principe de laïcité en s'abstenant de toute forme de prosélytisme dans leurs propos, mais également en renonçant aux signes religieux extérieurs et visibles. Cette règle est valable pour tous les enseignants de l'école publique, quelles que soient leurs convictions religieuses. C'est à cette condition que les élèves de toutes religions (ou sans religion), se sentiront intégrés et respectés, tel que le prévoit l'article 6 de la loi sur l'instruction publique.

Or, une institutrice genevoise refuse aujourd'hui de se soumettre à cette règle en affichant ses convictions religieuses par un signe particulièrement visible, le port d'un foulard islamique. Par ce geste, elle remet en cause un principe qui fait l'objet d'un consensus général et a favorisé la paix confessionnelle dans notre canton. C'est pourquoi la plus grande fermeté est de mise dans cette affaire. Accepter une exception, c'est créer un précédent et prendre le risque que l'école ne devienne un lieu de conflits religieux et de tensions identitaires.

Tels sont en substance, Mesdames et Messieurs les députés, les motifs qui nous conduisent à soumettre à votre bienveillante attention la présente proposition de résolution.

Débat

Mme Gabrielle Maulini-Dreyfus (Ve). La conception laïque de l'école, de par sa non-appartenance à un mouvement religieux, offre à chacun d'être libre de sa religion ou de sa croyance. Tout le monde s'accorde sur ce principe de neutralité.

La résolution proposée et le débat qui en découlera, en particulier dans mon propre groupe, indiquent bien que la référence à la laïcité est sensible et ne s'apparente pas à une relation scientifiquement exacte.

La majorité du groupe des Verts ne me suivra pas sur la voie de l'interdiction, et il s'en expliquera.

Toute société, toute école publique, vient de quelque part, de quelque moment de l'histoire. Dans notre Etat et notre école genevoise, le jour de congé est le dimanche et les jeunes filles vont en classe.

Par ailleurs, tout enseignant est une personne et jouit, à ce titre, de la liberté de croyance et de la liberté de culte garanties par la constitution. Engagé(e) dans l'instruction publique, il ou elle en est un membre, il ou elle est le tenant de cette neutralité laïque qui garantit le respect des différentes croyances des élèves et de leurs familles.

La question qui nous préoccupe est le point de rupture, dans ce contrat, du respect de la laïcité de l'institution. J'ai moi-même hésité pour déterminer si, oui ou non, le port du foulard islamique par une enseignante marquait la frontière à ne pas dépasser et si ce foulard était l'équivalent de la croix portée au cou. Pas plus que le port de la croix, il n'est une obligation faite à la croyante pour honorer sa foi. Mais il constitue un message plus visible, devenu, en 1996, un véritable symbole.

Se pose alors la question de la discrimination, le foulard islamique étant connoté et donnant lieu à des amalgames primaires.

Quant à moi, j'ai tranché, non pour hurler avec les loups, mais pour ne pas être du côté de ce que je considère comme une tolérance molle. Le port du foulard islamique par une enseignante est une transgression du principe de laïcité de l'école publique, en ce qu'il constitue un message fort, voire militant. D'autre part, de par sa position, l'enseignante exerce un ascendant intrinsèque sur les enfants qui la regardent et l'écoutent, en particulier sur les plus jeunes.

Ce pouvoir doit s'accompagner de la plus extrême réserve quant à l'annonce verbale ou non verbale de sa vérité propre.

Mme Claire Torracinta-Pache (S). Cette résolution vous est proposée par des représentants de toutes les formations politiques de ce Grand Conseil, et c'est bien ainsi. Il est rassurant de constater que des députés, de sensibilités politiques différentes, dépassent les clivages habituels pour défendre leur attachement à l'un des principes fondamentaux de l'école publique genevoise : sa laïcité, conquête sociale et politique essentielle de la démocratie.

Seule cette laïcité est à même de garantir le respect des convictions confessionnelles des élèves, tel que préconisé par l'article 6 de la loi sur l'instruction publique.

Ce principe doit être respecté dans l'enseignement prodigué, dans l'absence de prosélytisme dans les propos, mais aussi dans l'image que les enseignants donnent de l'école. Ces enseignants qui représentent l'institution aux yeux du public et l'école aux yeux des élèves et de leurs parents, ces enseignants qui sont les collaborateurs, pour ne pas dire les serviteurs, d'un Etat laïque, entrent en fonctions en toute connaissance des règles et des exigences à respecter.

De plus, enseigner est un métier particulier. L'enseignant ou l'enseignante représente souvent un modèle pour l'élève. Ce qu'il est ou ce qu'elle est aux yeux des enfants est tout aussi important que ce qu'il dit ou ce qu'elle dit. Les enseignants doivent donc être particulièrement attentifs aux signes visuels qu'ils transmettent. C'est pourquoi ils doivent s'abstenir de porter à l'école, et seulement à l'école, des signes extérieurs trop visibles de leurs convictions religieuses.

Il est évident qu'on ne peut pas mettre dans le même panier le port d'un voile, d'un foulard, d'une kippa, d'une soutane, avec celui, au cou, d'une croix discrète ou d'une petite étoile de David.

A ceux qui parlent d'intolérance à propos de cette demande si légitime, j'ai envie de dire qu'ils sont vraiment de mauvaise... foi ! L'intolérance serait de refuser à des enseignants, parce que se reconnaissant de telle ou telle religion, d'appartenir au corps enseignant. Ce serait leur interdire de pratiquer leur religion à l'extérieur de l'école. Nous leur demandons simplement d'accepter que leurs convictions religieuses soient du domaine privé. La tolérance c'est aussi refuser que l'école redevienne un lieu de tensions, de conflits religieux et politiques.

Pas question, une fois la porte de l'école passée, que l'enseignant ne puisse pratiquer sa religion et les rites qui s'y rapportent, ni même de refuser qu'il réponde à un élève qui l'interroge sur sa religion, par exemple lors d'un cours d'histoire des religions.

Nous demandons peu, mais ce peu a une grande valeur symbolique. Nous voulons simplement que les enseignants continuent à donner, dans leur fonction, l'image d'une école neutre sur le plan confessionnel.

Notre première invite s'adresse à tous les enseignants, quelles que soient leurs convictions religieuses. Le cas échéant, il serait peut-être utile de la leur faire connaître ou de la leur rappeler très clairement.

Cette image de neutralité confessionnelle de l'école permet à tous les élèves de cultures et de religions différentes, ou sans religion, de se sentir chez eux dans l'école genevoise, parce qu'acceptés et respectés dans leur diversité, sans discrimination ni jugement de valeur.

En revanche, les élèves ont un statut différent de celui des enseignants. Ils ne représentent pas l'institution. Par ailleurs, ils ne sont pas toujours maîtres de leur choix, n'ont pas encore acquis leur autonomie ou suffisamment développé leur faculté de discernement. Pour autant qu'ils assistent à tous les cours et participent à l'ensemble des activités scolaires, on peut admettre qu'ils affichent, dans le cadre de l'école, des attributs religieux.

Cette attitude nuancée et souple a été adoptée par le DIP voici de nombreuses années. Elle a fait ses preuves. Elle nous a évité les conflits pénibles qui ont agité et agitent encore l'école publique française. Les élèves en sont forcément les premières victimes.

Venons-en à la deuxième invite, et plus particulièrement au port du voile ou du foulard qui en est un substitut. En portant cet attribut, une institutrice ne respecte pas cette neutralité confessionnelle, je l'ai déjà dit. Mais, de plus, elle affiche un attribut qui contredit une autre valeur fondamentale de l'école genevoise : la promotion de l'égalité entre les sexes, telle que prévue dans la Constitution fédérale. Le port du voile s'inscrit, en effet, dans une conception des rôles discriminatoires pour les deux sexes. Il enferme les hommes dans le rôle d'agresseurs et les femmes dans celui de victimes potentielles et sur la défensive. Cela va à l'encontre des efforts que nous voulons voir déployer par notre école pour que chaque individu puisse développer l'intégralité de ses qualités et de ses possibilités intrinsèques, ceci indépendamment de son sexe. Permettez-moi, à ce stade, une remarque personnelle : comment ne pas être gêné par le fait qu'une institutrice genevoise, même s'il s'agit de son libre choix, affiche dans le cadre scolaire un attribut aujourd'hui symbole de peur et de violence dans des pays secoués par le fanatisme et où certaines de ses coreligionnaires ont été assassinées pour avoir refusé de le porter ?

Certains veulent l'épreuve de force dans cette affaire. Je tiens à leur dire qu'ils jouent un jeu dangereux. Ne pas leur résister créerait un précédent qui risquerait d'être exploité par d'autres et engendrerait certainement des conflits religieux ou, pire, le rejet d'une religion qui «mérite mieux», comme le titrait récemment un éditorialiste de la place.

Tels sont les motifs qui nous ont incités, Mesdames et Messieurs les députés, à vous proposer ce projet de résolution. J'espère que vous serez nombreux à l'accepter. (Applaudissements.)

Mme Evelyne Strubin (AdG). Soit cette résolution n'est pas assez précise, en ne mentionnant pas dans ses considérants les propos de l'institutrice concernée durant ses cours, soit elle est complète et, dans ce cas, le seul fait reproché à ladite institutrice est le port du foulard islamique.

Dès lors, je rappellerai à ses auteurs que le prosélytisme est la tentative de convaincre et d'endoctriner des personnes, afin qu'elles adhèrent à une idéologie quelconque. La définition du «Larousse» est : «Zèle ardent pour recruter des adeptes, pour tenter d'imposer ses idées».

Porter le foulard représente-t-il un zèle ardent ? Je ne le pense pas ! C'est le fait de vivre sa foi ou plutôt de tenter de la vivre, car il est évident que le droit de vivre ici sa croyance n'est pas le même pour un musulman que pour un catholique ou un protestant.

Les signataires de cette résolution s'indignent-ils quand un enseignant porte une croix catholique ou une médaille protestante ?

Les vraies questions, les voici : les cours donnés par cette institutrice sont-il moins bons du fait qu'elle porte le foulard ? Remet-elle en cause l'évolution scolaire de ses élèves ? Certainement pas ! En l'occurrence, demander «la plus grande fermeté» à son égard me semble relever de la chasse aux sorcières.

Genève, qui accueille de nombreuses organisations internationales, ne doit pas tomber dans l'hystérie française qui, pour des raisons similaires, a empêché des élèves de fréquenter l'école. Il faut éviter toute forme d'incitation à la haine raciale. Je suis d'autant plus désolée de le dire que je respecte et apprécie bon nombre des signataires de cette résolution, mais, dans ce cas, ils se trompent.

Mon groupe ne votera pas cette résolution. Nous vous incitons à faire de même, quitte à être accusés de faire du prosélytisme !

M. Pierre-François Unger (PDC). Cela a déjà été dit, mais permettez-moi d'insister : c'est grâce à la laïcité de l'Etat que chaque identité religieuse peut être reconnue dans la sphère privée.

L'Etat - donc l'école - dispose d'une autorité dont personne ne songe à le dessaisir. Dès lors que l'Etat accepterait en son sein des collaborateurs aux colorations religieuses ostentatoires - mes préopinants ont fort bien déterminé les différences - celles-ci revêtiraient implicitement un caractère d'autorité. Le risque serait que d'autres identités religieuses soient dès lors jugées, mises à l'écart, voire persécutées. Nombreux sont les exemples, dans le monde, qui attestent de cette réalité.

L'acquisition d'une pensée libre, comme valeur fondamentale et fondatrice de la démocratie, est prioritaire à nos yeux. Cet apprentissage ne peut se faire que dans une école laïque qui seule permet à l'enfant de forger son indépendance, son propre système de valeurs et, à terme, sa citoyenneté.

Ce n'est qu'une fois cette liberté acquise que pourra se faire l'apprentissage de la tolérance. Vouloir inverser cette priorité, liberté d'abord et tolérance ensuite, c'est faire croire que toutes les valeurs sont égales, ce qui aurait pour seul résultat de paralyser le jugement et, par là même, de rendre la liberté inaccessible.

Le chemin menant à la liberté est suffisamment difficile et compliqué pour n'être pas hypothéqué au nom d'une prétendue tolérance mal comprise.

M. Andreas Saurer (Ve). Je fais partie des députés écologistes opposés à cette résolution et cela malgré mes convictions athées et mon attachement à la laïcité de l'école. Permettez-moi de m'en expliquer :

Vous parlez d'afficher des convictions religieuses à l'aide de signes extérieurs. Je veux bien, mais la limite entre la petite croix chrétienne ou la petite étoile de David et le foulard islamique ne me semble pas si évidente. Certes, il y a une différence de taille, mais allons-nous autoriser un attribut religieux jusqu'à 3,5 centimètres et l'interdire au-dessus ?

Je vous signale que plusieurs médecins, à l'hôpital cantonal, se promènent systématiquement coiffés de la kippa, et cela n'a rien de choquant. Cela ne pose pas de problème aux patients inconscients... (Rires.)

Une voix. Aux morts, encore moins !

M. Andreas Saurer. Il n'y a pas que des patients somatiques à l'hôpital; il y a aussi les patients souffrant de troubles psychiques...

Une voix. C'est un exemple tiré par les cheveux !

M. Andreas Saurer. Ce n'est pas un exemple tiré par les cheveux ! Je veux dire que les signes religieux extérieurs peuvent avoir des conséquences ailleurs qu'à l'école. Quoi qu'il en soit, il est extrêmement difficile de différencier les signes acceptables des signes qui ne le sont pas.

Les signataires disent que les enseignants représentent les institutions; je trouve qu'ils se mettent sur un terrain extrêmement glissant. Il n'y a pas si longtemps, les objecteurs de conscience étaient interdits d'enseignement dans certains cantons suisses alémaniques, parce que, refusant l'armée, ils ne représentaient pas l'institution. Fort heureusement, nous en sommes revenus. L'enseignant ne respecte donc pas l'institution dans sa totalité, et je me réjouis.

Cela me permet de différencier la laïcité structurelle de la laïcité fonctionnelle. Prenons, pour exemple, les cours d'histoire et de géographie. Ce sont des cours qui ne sont ni neutres ni objectifs. Qu'on le veuille ou pas, les enseignants transmettent leur fonds idéologique, voire religieux, et cela se ressent.

Il est interdit de faire du prosélytisme, et nous en sommes tous d'accord. Mais les convictions religieuses et politiques sont ressenties ! Il est impossible d'enseigner les sciences humaines sans que nos convictions idéologiques et religieuses ne transpirent.

Aussi je préfère mille fois que l'on admette ce fait. J'ai horreur des gens qui prétendent être neutres et donner un enseignement neutre. Non, on ne dispense pas un enseignement neutre !

J'en viens maintenant à la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Je vous rappelle deux exemples : la Constitution fédérale commence par ces lignes : «Au nom de Dieu tout-puissant». Vous direz que c'est la Confédération et pas Genève. Pourtant, vous avez assisté en majorité à la prestation de serment des conseillers d'Etat, à Saint-Pierre. Avez-vous remarqué qu'ils prêtaient serment sur la Bible ? Ils ne la touchaient pas, mais ils mettaient la main au-dessus. C'est dire que cette laïcité est à «géographie» extrêmement variable.

Une dernière remarque concernant l'efficacité. Voyons ce qui se passe en France. Toutes les poursuites pour propos racistes, les condamnations juridiques de Le Pen, ont-elles permis de combattre la montée du racisme et de la xénophobie ? Absolument pas ! Le racisme et l'ignorance sont des choses graves, mais ce n'est pas avec des mesures administratives et policières que nous parviendrons à les éliminer. Cette motion et la mesure prise par vous, Madame Brunschwig Graf, sont absolument inadéquates. Vous avez réussi à transformer un simple fait divers en problème politique !

Je me place maintenant sur un plan plus politique. Mon intervention, jusqu'à maintenant, a plutôt trait à l'aspect idéologique, puisqu'on fait croire à un enseignement neutre qui ne l'est ni sur le plan religieux ni sur le plan politique. Bien sûr, nous devons procéder à une séparation très nette au niveau des structures, et j'y tiens fermement. Mais ne discourons pas sur des pseudo neutralités religieuse et politique ! Je ne peux m'empêcher de penser qu'il y a, en fait, deux poids et deux mesures. Il y a certainement des enseignants qui arborent des croix chrétiennes bien visibles sans que cela ait jamais posé de problème. Aujourd'hui, une enseignante porte le foulard. Tout sauf naïve, elle a cherché la provocation et elle a trouvé le répondant. Nous voilà placés devant un problème politique, ce que je regrette amèrement !

M. Armand Lombard (L). Je suis surpris de l'enchaînement de nos débats, l'un portant sur un cours d'histoire des religions et l'autre sur la laïcité de l'école genevoise.

Je me suis demandé s'il y avait une cohérence entre ces deux propositions. Personnellement, j'apprécie qu'elles soient traitées à la suite.

Nous l'avons dit tout à l'heure : une société civile doit dire ses courants de pensée. Elle doit veiller au respect de ses propres valeurs fondamentales tout en conservant un esprit critique, afin de préserver son identité dans le monde.

La laïcité voulue pour notre pays et Genève découle certainement de notre attachement à une société d'inspiration chrétienne. Connaissant les excès de fanatisme provoqués par certaines idéologies et certaines Eglises, nous avons décidé de la laïcité en matière civile et de la neutralité en matière politique pour maintenir la cohésion de la communauté helvétique. L'unique raison de la laïcité est de permettre de vivre librement, dans le respect des idées d'autrui, sans que les uns puissent afficher publiquement leur croyance et heurter ainsi celle des autres.

Lorsque Mme Brunschwig Graf a pris sa première décision, un enseignant religieux a rédigé un courrier de lecteur. Il disait assez perfidement que l'amour chrétien devrait au moins admettre l'expression des autres religions à l'école. Il se trompait, car aimer c'est aussi choisir.

Les opposants à la laïcité mettent en avant la liberté d'expression. Néanmoins, celle-ci doit avoir un cadre : chez nous, c'est celui de la laïcité. Les mêmes opposants avancent encore l'ouverture démocratique. Pour ce faire, eux-mêmes doivent accepter certaines valeurs. Ils disent encore, comme je viens de l'entendre, que Genève, ville internationale, doit s'ouvrir à tous les courants. Si la Genève internationale est connue pour la qualité de son accueil, c'est précisément parce qu'elle le fait dans un cadre donné par une société aux racines chrétiennes.

L'histoire des religions et la laïcité sont cohérentes dans une démocratie, mais elles ne doivent pas empêcher notre société civile de dire les valeurs qui sont siennes par le biais des médias, des Eglises et des universités.

M. Christian Ferrazino (AdG). Je vous remercie, Madame Brunschwig Graf, d'avoir dit votre intérêt à lire l'ouvrage que je vous avais suggéré. Cela vous a peut-être permis de comprendre que ma sensibilité différait de celle de mon collègue Vanek sur cette question d'enseignement de l'histoire des religions. Cela dit, je suis prêt, Madame, à vous suggérer d'autres lectures, par exemple celle de l'histoire du mouvement ouvrier, où vous apprendrez que certaines couches de la population obtiennent des résultats par des mouvements de grève quand elles n'y parviennent pas par le biais de négociations que le gouvernement leur refuse !

J'en viens maintenant à notre débat sur la laïcité de l'école, en relevant tout d'abord qu'il y a confusion sur la notion de laïcité. Si tout le monde s'accorde à reconnaître que l'école laïque est une conquête politique et sociale de notre démocratie, il ne faut toutefois pas oublier que le but de cette bataille était de ne plus confier l'enseignement à une institution religieuse. C'était là le problème fondamental posé à l'école de Jules Ferry. Il ne s'agissait pas d'interdire la soutane, mais d'empêcher la mainmise d'une institution religieuse sur l'enseignement. La différence est grande !

Si l'on confond tout, on sombre alors dans ce que M. Genecand voulait éviter et qu'il a qualifié, à juste titre, d'intolérance laïque. On en arrive, effectivement, à avoir une intolérance laïque ! Et cette motion, hypocrite à mes yeux, en est l'expression.

Ces cas étant isolés, il aurait mieux valu les régler au niveau départemental où ils se posaient. Pour ma part, je trouve la bataille engagée dans ce Grand Conseil tout simplement grotesque ! Il me paraît invraisemblable que ce parlement doive traiter d'un sujet pour répondre, comme l'a dit M. Saurer, à une provocation éventuelle, et lui donner ainsi plus d'ampleur. C'est aller à l'encontre du but recherché. C'est aussi la meilleure façon d'attiser des conflits religieux. Pourtant, j'avais cru comprendre que les signataires de la résolution nous proposaient précisément de les éviter.

M. Claude Blanc (PDC). Je m'exprimerai à titre strictement personnel à ce sujet. Je vous avoue être très troublé par la question posée. Vous savez que j'appartiens à une Eglise dont le passé est malheureusement chargé de beaucoup d'intolérance, si bien que je culpabilise chaque fois que je vois resurgir quelque chose qui lui ressemble.

Vous me direz que j'exagère, que l'ordre du jour est chargé, qu'il est tard, mais je trouve qu'il vaut la peine, pour une fois que nous ne discutons pas de gros sous, de consacrer du temps à des événements qui nous dépassent ou nous interpellent.

Face au problème du voile islamique, que ressentons-nous ? Nous ressentons confusément que l'Islam, aujourd'hui, fait montre d'un triomphalisme qui nous effraie. L'Islam nous interpelle violemment et nous fait peur.

Mais la peur, vous le savez, n'a jamais été bonne conseillère. Je possède une version française du Coran et je le lis de temps en temps pour essayer de comprendre un peu son message. D'autre part, sur France 2, une émission est consacrée à toutes les religions, notamment à l'Islam. Les musulmans s'y expriment, disent comment ils voient les choses, et j'essaie de les comprendre. J'en ai conclu que le voile islamique n'est pas le signe d'une appartenance religieuse, mais une nécessité pour la femme de dissimuler son corps pour ne pas exciter la concupiscence du sexe fort. (Rires.) Vous rigolez, mais prenez la peine de lire le Coran ! Il justifie la tenue vestimentaire des musulmanes pour cette seule raison. Dès lors, une femme musulmane doit se conformer à cette coutume vestimentaire, si elle entend respecter l'esprit et la lettre du Coran.

Cela nous heurte, certes, mais nous devons essayer de comprendre. C'est pourquoi cette résolution me dérange. Je ne reproche pas à ses auteurs de l'avoir déposée, car je comprends ce qui les choque. J'ai donc de la peine à trancher et avoue que je m'abstiendrai sur cette résolution.

Mme Liliane Charrière Urben (S). Monsieur Blanc, j'abonde dans le sens de ce que vous avez dit au début de votre intervention. J'écoute, de temps à autre, l'émission que vous avez citée. Pour moi qui doute, elle est fort instructive.

Elle m'a appris que les femmes musulmanes sont astreintes à un devoir de pudeur extrême qui, à mes yeux, semble être une offense faite aux hommes par la méfiance qu'elle implique.

Il y a peu encore, les Eglises chrétiennes exigeaient aussi un certain devoir de pudeur. Quand j'étais enfant, on n'entrait pas en tenue débraillée dans une église, et c'est normal.

Cela dit, j'ai appris que le foulard en tant que tel est la survivance d'une coutume de loin antérieure à la religion musulmane. Que l'Islam ait jugé bon de la conserver, je veux bien, mais ce n'est pas lui qui a introduit cet attribut. Je m'empresse d'ajouter que toutes les religions ont transformé des coutumes en dogmes. Toutes l'ont fait, cela sans parler de l'excision.

Nous discutons maintenant de l'attitude des enseignants à l'école. Je ne reviendrai pas sur la laïcité déjà largement évoquée. Tout le monde aura compris que la loi veut que l'école reste en dehors de tout contexte religieux. Que les enseignants aient des convictions, c'est heureux ! Qu'on respecte les convictions des élèves, c'est normal ! D'ailleurs, dans les faits, les élèves d'une croyance ou d'une autre, demandent régulièrement un congé pour assister à une fête rituelle. Ces requêtes sont toujours acceptées, et c'est bien.

Ici, nous avons affaire à des adultes. Quand un postulant entre dans l'enseignement, même pour une suppléance, il est informé des devoirs et obligations en vigueur dans l'administration. Le devoir de réserve fait partie de ces obligations. Nous devons, par exemple, garder le secret de confidences parentales, parfois importantes, et ne pouvons les transmettre qu'à la hiérarchie et dans des circonstances tout à fait particulières. Les élèves, notamment les plus jeunes, nous font aussi des confidences qui, à la limite, nous mettent mal à l'aise. Nous avons le devoir de les taire, éventuellement de nous en ouvrir dans la plus grande discrétion à un supérieur, mais cela ne doit pas aller plus loin.

Afficher sa religion relève du même principe. Bien sûr, Monsieur Saurer, chacun enseigne ce qu'il est ! Personnellement, j'ai mes convictions en ce qui concerne des faits historiques, et je me gardais bien de les faire partager à mes élèves. Je citais des faits, et il se peut que le ton de ma voix, à mon insu, ait quelque peu influé sur mon enseignement, mais cela n'a rien à voir avec le port du voile.

Que la croix mesure trois centimètres ou davantage ne m'intéresse pas. En revanche, je déplore qu'elle soit tombée dans le domaine public, si vous me passez l'expression. Elle est devenue un signe presque passif.

En revanche, le port du voile suscite des incidents. J'en ai été le témoin en France. L'enseignante, ayant affaire à de très jeunes élèves, enlève son voile pendant la classe. Arrive un collègue masculin, elle se précipite sur son voile pour le remettre. Imaginez la surprise des enfants ! Ils posent des questions auxquelles un pédagogue se doit de répondre. Et là, les choses se compliquent.

Le port du voile est contraire à la loi. Le fait de pratiquer cette inégalité et de l'expliquer, de faire offense, dirais-je, à un collègue ou à un père d'élève, c'est explicitement indiquer qu'il y a aussi inégalité entre les sexes. Or vous savez parfaitement que notre Constitution décrète l'égalité entre les hommes et les femmes.

Je voterai donc pour cette résolution. Mieux que moi, Mme Torracinta-Pache et M. Unger ont exprimé leur opinion avec une modération remarquable. Je les en remercie. Pour avoir vécu la situation que je viens de décrire, je vous assure, Monsieur Ferrazino, que cette résolution n'est pas superfétatoire.

Pour une fois que nous débattons d'un sujet qui vole plus haut que des histoires de gros sous, pour reprendre l'expression de M. Blanc, ou des stériles oppositions gauche-droite, je pense que cela valait la peine de s'y arrêter !

Le foulard, je le rappelle, a une connotation historique qui n'a rien à voir avec la religion. Si on laisse faire, l'exigence suivante sera peut-être d'émettre des réserves sur l'enseignement de certaines sciences naturelles. Le cas s'est produit ailleurs; ce sera le refus, dans une école mixte, d'exécuter des exercices de gymnastique ou de les enseigner.

La personne concernée a été dûment informée quand elle est entrée dans l'enseignement. Elle doit respecter un certain nombre de règles, dont celle de la laïcité de l'école, qui fait que l'on n'affiche pas ostensiblement ses convictions politiques ou religieuses. (Applaudissements.)

M. Chaïm Nissim (Ve). Mes collègues Blanc et Ferrazino ayant exprimé les trois quarts de ce que je voulais dire...

Le président. Il vous reste un quart !

M. Chaïm Nissim. Cette résolution m'a plongé dans un dilemme profond. J'hésitais à intervenir, étant incertain de la limite évoquée par mes préopinants. Néanmoins, je refuserai cette résolution, parce qu'elle tend à faire accroire que le voile d'une enseignante met l'Etat laïque en péril.

C'est prêter trop de pouvoir à ce foulard. La motion reflète la peur de l'Islam, et je comprends ce sentiment, les femmes souffrant trop souvent en terre islamique.

Mais la peur est mauvaise conseillère. En bannissant ce qui nous effraie, en le rejetant officiellement par le biais d'une résolution au Grand Conseil, proposée, de surcroît, au nom de la laïcité, vous exacerbez le sentiment de rejet que cette enseignante éprouve déjà et vous coincez le débat là où il ne devrait pas.

Cela me fait songer à une histoire, d'ailleurs sans lien avec le sujet, qui m'émouvait quand j'étais petit. En entrant au Danemark, les nazis ont imposé aux juifs le port de l'étoile jaune. Le lendemain, le roi est apparu, arborant l'étoile jaune. Le surlendemain, une foule de Danois sont sortis en portant l'étoile jaune pour signifier que l'ostracisme était une mauvaise politique.

En réfléchissant plus avant, j'ai presque envie de me coiffer d'un foulard pour être solidaire de cette femme, alors même que je déteste le foulard.

Mme Martine Brunschwig Graf, conseillère d'Etat. On ne peut réduire à un cas isolé la décision que j'ai été amenée à prendre, laquelle devra encore être infirmée ou confirmée.

A partir du moment où l'on vous demande de prendre position sur un principe institutionnel, vous devez vous poser de nombreuses questions. En effet, un principe institutionnel ne peut autoriser à l'un ce qu'il interdit à l'autre.

En l'absence de toute directive dans le département s'agissant des élèves portant le foulard, j'avais déjà longuement réfléchi à la formulation et à la décision à prendre. Il m'a semblé logique de suivre la loi qui veut faciliter l'intégration des élèves. Il m'apparaissait important qu'une élève, qu'elle porte un foulard ou pas, ait la possibilité de juger par elle-même de ses choix futurs. La seule chance de la lui offrir était qu'elle fréquente une école publique qui respecte cette intégration.

S'agissant des enseignants, la loi stipule des règles différentes. Elle décrète, et les grands débats de l'époque nous l'ont confirmé, que la mission de l'enseignant, comme l'a rappelé Mme Torracinta, n'est pas celle d'un fonctionnaire qui remplit des tâches bureaucratiques importantes, certes, mais de nature différente.

Chaque enseignant, de par son comportement et sa tenue, est représentatif de la mission que lui a confiée l'Etat, et ce n'est pas anodin. Dans ce sens, le foulard islamique ne saurait être comparé à la croix, à la médaille ou à l'étoile de David que les uns et les autres peuvent porter. Le foulard est bien plus visible et possède une autre symbolique.

Après avoir longuement réfléchi, une chose relativement simple m'a amenée à trancher. Nous avons dans nos écoles des élèves musulmanes. Certaines portent le voile, d'autres pas. Certaines séjournent chez nous précisément parce qu'elles ne voulaient pas porter le voile qu'on leur avait imposé dans leur pays.

Dès lors, j'estime que l'école laïque, respectueuse de chacun, doit éviter à ces élèves de se retrouver dans une situation qui les blesse. Je n'ai pas à porter de jugement ici sur ce qui peut se passer ailleurs, parce que ce n'est pas le débat de ce soir. Mais après avoir entendu à Genève des Algériennes raconter leur vécu, après avoir constaté que nous recevions dans nos écoles des enfants appartenant à ces familles, je pense que la responsabilité de l'école genevoise est de leur assurer une aire suffisamment neutre pour qu'ils ne soient pas choqués d'une façon ou d'une autre.

Voila la raison pour laquelle - en plus de celles fort bien évoquées par Mme Torracinta-Pache - j'estime cette résolution justifiée non pas en regard d'un cas particulier, mais en vertu d'un principe. L'école tient à ce principe, parce qu'il garantit le respect de chacun.

Il ne s'agit pas d'une interdiction professionnelle. Comme l'a rappelé Mme Charrière Urben, chacun est libre de choisir, néanmoins, certaines règles doivent être respectées; chaque enseignant entrant en fonction les connaît parfaitement.

Je n'ai pas été interpellée sur ma décision à l'égard de celle qui a choisi, à un moment donné, de porter le foulard qu'elle délaissait auparavant. Le jour où j'ai tranché, je l'ai fait en mon âme et conscience et, je l'espère, avec votre appui. Par ailleurs, la procédure juridique suit son cours et les tribunaux décideront. (Applaudissements.)

Mise aux voix, cette résolution est adoptée.

Elle est ainsi conçue :

(R 319)

RESOLUTION

concernant le respect de la laïcité de l'école genevoise

LE GRAND CONSEIL,

considérant:

- que l'école publique genevoise est une école laïque;

- que les enseignants sont des représentants de l'institution et qu'à ce titre, ils doivent respecter ce principe de laïcité, notamment en ce qui concerne les signes religieux extérieurs;

- que c'est là une condition nécessaire au respect des convictions politiques et confessionnelles des élèves et des parents, tel que prévu par l'article 6 de la loi sur l'instruction publique;

- qu'une institutrice refuse de se soumettre à cette règle en portant un foulard islamique,

invite le Conseil d'Etat

- à faire respecter ce principe de laïcité par tous les enseignants genevois, quelles que soient leurs convictions religieuses ;

- à poursuivre dans sa politique de fermeté face à l'institutrice genevoise ayant refusé de se soumettre à cette règle.

 

La séance est levée à 23 h 45.