République et canton de Genève

Grand Conseil

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M 2782
Proposition de motion de Mmes et MM. Pierre Nicollier, Jean Romain, Francine de Planta, Natacha Buffet-Desfayes, Murat-Julian Alder, Jacques Béné, Jean-Pierre Pasquier, Alexis Barbey, Yvan Zweifel, Diane Barbier-Mueller, Helena Rigotti, Joëlle Fiss, Céline Zuber-Roy, Cyril Aellen, Fabienne Monbaron, Alexandre de Senarclens, Beatriz de Candolle, Antoine Barde, Raymond Wicky, Sylvie Jay, Christina Meissner, Jean-Charles Lathion, Jacques Blondin, Souheil Sayegh, Jean-Marc Guinchard, Christo Ivanov, Salika Wenger, Jean-Luc Forni, Patrick Lussi : Pour une langue vivante qui appartient à ceux qui la pratiquent !
Ce texte figure dans le volume du Mémorial «Annexes: objets nouveaux» de la session III des 2 et 3 septembre 2021.

Débat

Le président. Nous abordons notre dernière urgence, soit la M 2782, qui est classée en catégorie II, trente minutes. Je cède la parole à son auteur, M. Pierre Nicollier.

M. Pierre Nicollier (PLR). Merci, Monsieur le président. Mesdames et Messieurs les députés, le 9 juin 2021, la Conférence intercantonale de l'instruction publique de la Suisse romande et du Tessin - la CIIP - a décidé de rectifier notre langue, le français. Ce décret a généré de vives réactions aussi bien sur la forme que sur le fond, tant en Suisse que dans la francophonie. Une pétition a recueilli 4850 signatures en quelques semaines.

Sur le fond, nous devons questionner le choix d'un groupe d'experts de l'enseignement de réformer notre langue. L'évolution du français n'appartient pas à des spécialistes, encore moins à ceux qui ne l'observent qu'à travers le prisme de l'éducation. La langue est vivante; elle se développe au gré des influences démographiques, culturelles; elle intègre des anglicismes, des germanismes, mais également des mots arabes - jusqu'à 5% de notre vocabulaire, si vous ne le saviez pas. Notre écriture, elle aussi, évolue rapidement avec les nouveaux moyens de communication. Les institutions doivent suivre ces mutations, mais pas les dicter !

L'Académie française est souvent considérée comme lente et rétrograde, mais cette dimension est intrinsèque à sa fonction: elle officialise les évolutions du langage et ne les impose pas. Dans sa communication du 5 février 2016, l'instance affirme d'abord qu'elle n'est aucunement «à l'origine» de cette réforme, contrairement à ce que ses auteurs mentionnent, puis qu'elle est «opposée à toute prescription de caractère obligatoire en matière d'orthographe». Si elle a donné son aval à ces recommandations, c'est toutefois en les conditionnant à ceci: qu'elles soient soumises à l'épreuve du temps, donc à l'usage.

Il ne revient pas à l'Etat d'intervenir dans le contenu des connaissances ni de modifier les règles de grammaire, il doit simplement transmettre et promouvoir la langue. Notre constitution cantonale est très claire à ce sujet. Son article 5, alinéa 2, stipule en effet: «L'Etat promeut l'apprentissage et l'usage de la langue française. Il en assure la défense.» Cette révision n'est pas le fruit de l'usage. Décider de réformer la langue semble bien loin du mandat confié par le peuple.

Sur la forme, l'orthographe rectifiée impose de nouvelles normes, normes non adoptées par l'Académie française et parfois fort peu conséquentes. Souhaitons-nous que nos jeunes qui voyagent à travers la francophonie écrivent «à la suisse» ?

Au contraire de la rectification du français, cette proposition de motion est très raisonnable: elle demande au Conseil d'Etat d'une part de repousser la décision de modifier les règles, donc de ne pas toucher aux ressources pédagogiques à ce stade, d'autre part d'organiser une large consultation en incluant bien entendu les didacticiens qui ont travaillé sur le projet, mais également les milieux de la culture, les écrivains, les linguistes. Nous devons définir comment nous pouvons protéger notre langue au mieux en adaptant les moyens d'enseignement aux évolutions du langage.

Je terminerai par deux points. Le premier est une information: sachez que le parlement jurassien a largement validé, mercredi soir, une résolution interpartis avec les mêmes requêtes. Dans le canton de Vaud, une interpellation a été traitée au début de l'été. Nous sommes loin d'être les seuls à nous insurger contre cette décision. Le second point est lié à l'urgence de la thématique: en fait, il n'y a aucune priorité à réformer notre langue. La CIIP a indiqué se positionner ce mois encore. En attendant, du matériel est développé et commandé. Il est dès lors urgent d'attendre, et c'est ce que demande cette proposition de motion: patientons et consultons. Je vous remercie de bien vouloir soutenir ce projet.

Une voix. Bravo ! (Applaudissements.)

Mme Katia Leonelli (Ve). Mesdames les députées, Messieurs les députés, l'orthographe rectifiée est une proposition d'orthographe simplifiée et plus cohérente qui peut se résumer en quatorze règles clés, dont la généralisation du «è» devant une syllabe muette et du trait d'union dans les chiffres composés ou encore la suppression du circonflexe sur les «i» et les «u» partout où il est inutile.

Cette réforme a été proposée en 1990 par le Conseil supérieur de la langue française, puis introduite dans les manuels scolaires belges en 2008 et français en 2016. Et aujourd'hui, en 2021, trente et un ans après la rédaction des recommandations, la Conférence intercantonale de l'instruction publique a l'audace d'annoncer cette révision du français !

L'objectif de la CIIP est de prendre des décisions harmonisées pour l'ensemble des cantons romands. Le fait que cet organe ait choisi de faire entrer en vigueur l'orthographe rectifiée avec une échéance de deux ans ne me choque pas du tout. A mon sens, la CIIP est tout à fait compétente en la matière; je dirais même que c'est son rôle, car cette mesure ne peut pas être prise canton par canton, elle doit être diffusée de manière coordonnée entre cantons, mais aussi entre pays francophones. Comme vous l'avez souligné, Monsieur Nicollier, il n'y a aucun sens à ce que nos étudiants qui se rendent à l'étranger écrivent «à la suisse»; il faut dès lors, comme la France et la Belgique, adopter la rectification de l'orthographe.

Le groupe des Verts s'opposera à cette proposition de motion PLR. Selon nous, toute démarche pour simplifier la langue doit être encouragée, en particulier pour faciliter l'apprentissage des écoliers à besoins spécifiques, notamment des enfants dyslexiques, mais également de toutes les personnes dont le français n'est pas la langue maternelle.

Ce que je trouve assez paradoxal, c'est que les opposants à cette révision se font les chantres de la langue vivante alors qu'ils défendent une orthographe traditionnelle dont les règles sont le fruit d'une machination décomplexée de grammairiens arriérés et machiavéliques. (Applaudissements. Huées. Commentaires. L'oratrice rit.)

Le président. Madame la députée, je saisis votre intention, mais attention aux termes que vous employez. Vous pouvez poursuivre.

Mme Katia Leonelli. Je n'ai rien dit de mal !

Une voix. Mais qu'est-ce qu'elle a dit ?

Mme Katia Leonelli. Je n'ai rien dit de mal ! J'ai parlé d'une «machination décomplexée de grammairiens arriérés et machiavéliques». (Brouhaha.)

Le président. Un instant, s'il vous plaît ! Laissez Mme la députée s'exprimer !

Mme Katia Leonelli. Merci, merci. (Commentaires.)

Une voix. C'est fini ?

Mme Katia Leonelli. J'attends que le calme revienne. (Le président agite la cloche. Un instant s'écoule.) Bernard Pivot lui-même, le roi de la dictée, interviewé en 2016, alors que la réforme allait entrer en vigueur dans les manuels scolaires français, s'est exprimé en faveur des remaniements proposés, ajoutant toutefois que ce n'était pas à son âge qu'il allait s'y mettre.

Mesdames et Messieurs les députés, je vous invite à refuser ce texte, et si vous n'aimez pas le mot «croute» sans accent circonflexe, eh bien vous n'avez qu'à faire comme Bernard Pivot. Je vous remercie. (Applaudissements. Huées.)

Le président. Merci, Madame la députée. Je continue à donner la parole aux personnes qui l'ont demandée, en l'occurrence à M. Pierre Vanek. Mesdames et Messieurs, je vous prie d'écouter l'intervention de notre collègue !

M. Pierre Vanek (EAG). Oui, Monsieur le président, merci. L'essentiel a été dit par ma préopinante. Cette proposition de motion revêt en effet une dimension arriérée et machiavélique, puisqu'elle tente d'emballer la défense réactionnaire d'un statu quo en matière d'orthographe française dans un discours - et c'est là qu'intervient le machiavélisme - qui se présente comme favorable au libéralisme le plus absolu: le principe d'une langue vivante qui se développerait par son usage, reflétant ainsi l'évolution de la société, et une Académie française qui n'interviendrait qu'en dernière instance, après que tous les changements ont été adoptés par la population, c'est-à-dire à un moment où elle ne sert plus à rien.

Non, Mesdames et Messieurs, ça ne va pas. Heureusement que cet objet arrive à la fin des urgences, parce qu'il provient tout de même d'un parti qui a fait consacrer un certain nombre de minutes à ce parlement pour prescrire la manière dont les députés doivent écrire des lois, pour empêcher Pierre Vanek - je prends un exemple que je connais - de mettre un point médian quand il féminise tel ou tel mot ! Nous avons maintenant une loi qui interdit ce procédé, une loi issue des mêmes qui se posent en libéraux, alors que ce sont des... Non, non, je me retiens, Monsieur le président, j'allais dire une méchanceté ! Bref, Mesdames et Messieurs, ça ne va pas du tout.

Cette rectification étend précisément un degré de liberté considérable, permettant à l'usage de faire son chemin. Ainsi, l'orthographe «traditionnelle», entre guillemets, n'est pas abandonnée, elle restera acceptée, les élèves pourront continuer à l'appliquer sans être sanctionnés, mais un certain nombre de simplifications banales - suppression de circonflexes et de traits d'union, remplacement de «ph» par des «f» - pourront être utilisées par les écoliers et deviendront la référence, sans que l'ancienne graphie soit remise en question.

Pensez-vous sérieusement qu'il est important, Mesdames et Messieurs, alors qu'il ne s'agit pas de régenter les questions orthographiques par des décisions étatiques, pensez-vous qu'il est raisonnable de discuter dans ce parlement d'une proposition de motion... (Le président agite la cloche pour indiquer qu'il reste trente secondes de temps de parole.) ...qui remet en cause une très lente et progressive ouverture ? Cette réforme est recommandée par le Conseil supérieur de la langue française...

Le président. Merci...

M. Pierre Vanek. ...depuis 1990, elle a fait son entrée dans les écoles romandes en 1996. Nous sommes en 2021, Mesdames et Messieurs...

Le président. Il faut conclure.

M. Pierre Vanek. ...il n'y a pas péril en la demeure, laissons faire et passons à des choses plus sérieuses ! Merci. (Applaudissements.)

M. Christo Ivanov (UDC). Je vais enlever mon masque. Mesdames et Messieurs les députés, chers collègues, la langue et son orthographe ne sont pas des politiques publiques, mais un héritage culturel. Nous sommes francophones et nous devons défendre notre langue commune et son orthographe, qui constituent le lien entre nous - je l'expérimente régulièrement quand je voyage en Afrique et dans le Sahel.

Tout à l'heure, quelqu'un a dit que cette réforme date des années 90 et a été approuvée par l'Académie française, mais nous avons observé des oppositions au sein même de cette institution, laquelle est fortement divisée. Nous devons nous montrer solidaires avec tous les pays francophones. Pour ces raisons, le groupe UDC acceptera cette proposition de motion. Merci, Monsieur le président.

M. Emmanuel Deonna (S). Mesdames et Messieurs les députés, le rapporteur PLR nous décrit une levée de boucliers. Or qu'en est-il de cette réforme ? Il ne s'agit pas d'un cataclysme ni d'une rupture de civilisation, elle n'est pas comparable aux révolutions agricole, industrielle, bolchévique ou digitale.

Comme l'ont rappelé mes collègues Leonelli et Vanek, les moyens d'enseignement utilisés dans tous les cantons seront simplement adaptés par la CIIP dans un souci de cohérence et la révision entrera en vigueur en 2023 de manière progressive. On est loin, très loin de la complexification ubuesque décrite par les députés Romain et Nicollier ! Il s'agit en fait d'appliquer des solutions qui existent déjà depuis une trentaine d'années et qui visent une simplification, pas un appauvrissement de la langue. On ne va pas supprimer les exceptions, le français restera le français.

L'Académie française n'est d'ailleurs pas défavorable à l'orthographe rectifiée. Celle-ci sera utile pour les élèves défavorisés, dyslexiques ou allophones qui auront plus de facilité, du moins nous l'espérons, au sein de l'école ordinaire. Pour toutes ces raisons, le parti socialiste vous recommande de rejeter cette proposition de motion.

Le président. Merci, Monsieur le député. Je passe la parole à M. Jean Romain pour deux minutes quarante-neuf.

M. Jean Romain (PLR). Merci, Monsieur le président. Je ne peux pas laisser passer certains propos. C'est en 2016 que la consternante ministre de l'éducation nationale française Najat Vallaud-Belkacem a voulu introduire ces modifications, et c'est à ce moment-là - et à ce moment-là seulement - que l'Académie française s'est insurgée, indiquant qu'il était hors de question que les choses soient imposées et qu'il fallait laisser l'usage s'établir tranquillement, usage qu'elle prendrait en compte.

La CIIP se défend d'intervenir sur l'orthographe en tant que telle au motif que c'est une mesure pédagogique, mais qui va croire cette bouillie pour les chats ? Je pense au contraire qu'il y a une volonté de rompre la cohérence qui est la nôtre. Je ne dis pas que l'orthographe d'aujourd'hui ne regorge pas de bizarreries, mais si, sur le plan de l'enseignement, on essaie d'apprendre aux jeunes enfants notre manière d'écrire, je ne vois pas au nom de quoi on prétendrait que celle-ci est devenue obsolète, qu'il a fallu la rectifier et que c'est la nouvelle qui est la bonne.

On assiste à une simplification du langage, et toute simplification du langage implique une simplification de l'expression de la pensée qui elle-même implique une simplification de la pensée. Arriéré, Monsieur Vanek, arriéré ? Ce combat serait arriéré ? Balzac, Proust, Verlaine, Hugo, Yourcenar figurent au rang des arriérés pour Ensemble à Gauche, on est un tout petit peu surpris ! Non, Monsieur Vanek, non: vous n'êtes pas ouvert, vous êtes simplement déboutonné ! (Rires.) Passons, dit M. Vanek, à des choses plus sérieuses; il a raison, l'orthographe n'est pas si sérieuse, puisque lui-même la maîtrise parfaitement. Mais certes, passons à des choses plus sérieuses en renvoyant tout de suite cette proposition de motion au Conseil d'Etat.

Des voix. Bravo ! (Applaudissements.)

Mme Delphine Bachmann (PDC). Cette réforme, entreprise sans consultation des parlementaires ou de la commission de l'enseignement de notre Grand Conseil, a été menée à la va-vite, et le PDC n'y souscrit pas. Il n'y a aucune raison de simplifier la langue française qui possède une histoire, d'autant qu'elle reste à ma connaissance moins complexe que le russe ou le grec ancien et que personne dans ces pays n'a décidé d'en modifier l'idiome sous prétexte qu'il était trop difficile à apprendre.

J'ai entendu l'un de mes collègues députés dire ici qu'on ne perd rien. Je n'en suis pas si sûre; en tout cas, les «onions» perdent leur «g»... (Brouhaha.)

Le président. Un instant, Madame la députée. (Le président marque un temps d'arrêt en attendant que le silence se rétablisse.) Monsieur Pagani ? Monsieur Pagani, je vous entends depuis ma place, merci de chuchoter. Poursuivez, Madame la députée.

Mme Delphine Bachmann. Je ne sais pas s'il va chuchoter avec ou sans accent circonflexe ! Bref. Comme le disait donc un collègue, on ne perd rien; pour moi, les «onions» qui perdent leur «g», ça reste une absurdité. Si l'objectif est d'enseigner aux élèves à écrire comme sur WhatsApp, Instagram ou TikTok, eh bien figurez-vous que je trouve ça dommage, nous abandonnons notre ambition de leur inculquer la langue française telle qu'elle a toujours été orthographiée, et je crois qu'on me connaît suffisamment pour savoir que je ne suis pas particulièrement conservatrice.

En l'occurrence, le PDC soutiendra ce texte, car il estime qu'un processus de consultation et de discussion doit être entamé, c'est le minimum. Cette révision a un impact important sur l'éducation de nos enfants, et l'éducation, c'est aussi l'avenir. Je vous remercie. (Applaudissements.)

Mme Danièle Magnin (MCG). Chères et chers collègues, pour moi, cette réforme constitue une forme de nivellement par le bas. Pourquoi veut-on simplifier l'orthographe ? Afin que le niveau général corresponde à des capacités que nous ne pourrions pas admettre normalement.

Actuellement, on assiste dans la presse parlée, à la télévision, à un déclin de la prononciation. Par exemple, certains disent «sans enfants»... (L'oratrice fait la liaison avec le «s».) ...pour «cent enfants»... (L'oratrice fait la liaison avec le «t».) On ne comprend pas de quoi on parle ! Les gens ne savent plus que «mille» est toujours invariable, mais qu'on accorde les centaines, alors ne parlons même pas des traits d'union !

Si tout cela doit disparaître, c'est uniquement en vue d'une simplification qui conduit à un nivellement par le bas. De même, le baccalauréat pour tous a créé un phénomène identique et plus personne n'accorde de valeur à ce diplôme ! C'est navrant et c'est exactement ce que nous ne voulons pas. Je m'arrêterai là afin de laisser du temps à mon collègue, M. Dimier. (Exclamations.)

Le président. Je vous remercie, Madame la députée. La parole va donc à M. Patrick Dimier pour une minute cinquante-trois.

M. Patrick Dimier (MCG). Merci, Monsieur le président. La langue est l'outil véhiculaire par essence, mais elle ne véhicule pas que la manière de s'adresser à quelqu'un, elle véhicule l'ensemble d'une culture. Alors bien entendu, on peut tout faire, on peut tout vouloir, c'est le propre des démocraties... à condition de ne pas se perdre dans les mots qui, à leur tour, deviennent des maux. On peut guérir les maux par des mots, mais sans faire de périphrases et en allant de circonflexes en traits d'union, puisque ce qui unit le peuple, ce sont les traits d'union.

Je comprends - nous comprenons, au MCG - que les marxistes soient en faveur de cette réforme, ce sont des amateurs d'oukases. (Remarque.) Les bolcheviks aussi, vous avez raison, je les avais oubliés ! Ces révisions nous arrivent par des administrations, par des gens qui s'autoproclament lettrés pour les autres, les autres étant évidemment des imbéciles arriérés qui mettent un circonflexe sur une croûte - comme si la croûte pouvait s'en passer !

Toutes ces raisons nous conduisent à soutenir cette proposition de motion, non pas parce qu'elle est libérale, mais tout simplement parce qu'elle veille à protéger notre véhicule commun et notre culture, rien de plus, rien de moins. Merci.

Une voix. Bravo ! (Applaudissements.)

Le président. Je vous remercie. Mesdames et Messieurs, merci de respecter les interventions de nos collègues sans apostropher ceux-ci. Monsieur Eric Leyvraz, c'est à vous pour une minute cinquante-sept.

M. Eric Leyvraz (UDC). Merci, Monsieur le président. Pendant la guerre de 14-18, les poilus ont écrit environ 10 milliards de lettres; il nous en reste 300 millions. A 97% ou 98%, ces gens étaient allés à l'école jusqu'à douze ans, et on est surpris par la qualité de l'orthographe et de la syntaxe de ces missives. Dès lors se pose la question suivante: si ces personnes qui avaient été scolarisées jusqu'à douze ans étaient capables de maîtriser notre langue, pourquoi veut-on la simplifier ? On peut encore s'interroger: pourquoi y a-t-il autant d'illettrés qui sortent de l'école obligatoire à Genève ? Je vous remercie.

Une voix. Bravo. (Applaudissements.)

Le président. Merci, Monsieur le député. Monsieur Pierre Nicollier, je vous rends la parole pour quarante-huit secondes.

Une voix. Il va les utiliser !

M. Pierre Nicollier (PLR). Merci infiniment, Monsieur le président. J'aimerais juste corriger ce qui a été mentionné par la députée Leonelli en citant ce que l'Académie française a écrit en février 2016: «L'Académie s'interroge sur les raisons de l'exhumation [...] d'un projet vieux d'un quart de siècle et qui, à quelques exceptions près, n'a pas reçu la sanction de l'usage.» Je vous remercie.

Mme Anne Emery-Torracinta, conseillère d'Etat. Mesdames et Messieurs les députés, j'aimerais revenir sur quelques aspects historiques, même si Mme Leonelli en a évoqué certains, parce qu'il me paraît nécessaire de resituer les choses. C'est en 1990 que le Conseil supérieur de la langue française - instance composée de linguistes, d'écrivains, de représentants de l'Académie française, de scientifiques - a proposé une série de minuscules modifications de l'orthographe - ce sont vraiment des microrectifications. Ainsi que l'a très bien souligné le député Deonna, il ne s'agit pas d'une rupture de civilisation. Voici un exemple très simple: pourquoi écrire le mot «événement» avec deux «é» alors qu'on le prononce «évènement» ? A ce stade, je ne crois pas qu'on puisse parler de simplification de la pensée.

Il a beaucoup été question de l'Académie française. Celle-ci, vous le savez, est connue pour sa prudence; eh bien en 1990, déjà à cette époque, elle avait avalisé ces recommandations en précisant toutefois - c'est juste, Monsieur le député Nicollier - qu'aucune des deux graphies ne pouvait être tenue pour fautive, qu'il convenait d'accepter l'ancienne et la nouvelle. Depuis, les deux orthographes perdurent, vous l'avez certainement constaté sur votre tablette ou votre téléphone: que vous écriviez «événement» d'une manière ou d'une autre, les deux variantes sont admises.

Que s'est-il passé en Suisse ? La Conférence intercantonale de l'instruction publique, en abrégé CIIP, a mandaté des spécialistes de la langue. Lesquels ? J'en ai la liste ici, il s'agissait essentiellement de linguistes officiant dans des universités de Suisse romande. Elle leur a demandé de réfléchir, d'étudier ces remaniements et de déterminer ce qu'il fallait en faire. En 1996, la Délégation à la langue française - c'est comme ça qu'on a nommé ce groupe d'experts - a distribué une petite brochure à toutes les enseignantes et tous les enseignants de Suisse romande - je l'ai ici, je l'avais gardée - qui présente les nouveautés en précisant bien que les deux options sont valables et qu'il s'agit simplement d'autoriser les élèves à employer l'une ou l'autre. Je vous invite d'ailleurs à prendre connaissance de ce texte, car il retrace tout l'historique - M. le député Romain a dû le recevoir du temps où il était enseignant. Ainsi, les deux possibilités ont coexisté.

En 2008, cela a été rappelé, la Belgique a introduit les graphies rénovées en préconisant leur enseignement prioritaire. En 2009, celles-ci sont mentionnées dans les programmes français, puis confirmées en 2015 et adoptées dès 2016 - en tout cas dans un certain nombre de manuels. L'ancienne est toujours tolérée, mais la priorité va à l'orthographe dite rectifiée. Plusieurs éditeurs français et belges - je pense notamment à Hatier, à Belin, aux livres scolaires - ont adapté leurs ouvrages. Si la Suisse romande devait se démarquer, eh bien nous écririons «à la suisse», parce que dans les pays qui nous entourent, un choix différent a été opéré.

Qu'est-il arrivé dans l'intervalle ? En Suisse romande, nous travaillons depuis un certain nombre d'années à la rédaction de manuels de français adaptés à l'enseignement tel qu'il se pratique chez nous. A un moment donné, tout naturellement, il a été question de l'orthographe à privilégier: fallait-il conserver l'ancienne ou instituer prioritairement la réformée ? La décision a été prise sur la base du rapport d'un groupe de travail composé de certaines personnalités bien au fait des enjeux de l'enseignement; ces professionnels ont opté pour les nouvelles graphies tout en acceptant bien évidemment les précédentes. A titre personnel, j'ai appris à écrire d'une certaine manière, je ne vais pas en changer à mon âge. Il en va de même pour les élèves: si certains ont l'habitude d'orthographier d'une certaine façon, cela n'a aucune importance. On peut parfaitement imaginer, même si la nouvelle graphie est mise en évidence, qu'un chapitre placé à la fin ou au début du livre relate l'historique et explique que deux orthographes sont possibles et admises aujourd'hui.

Que fait la CIIP ? Elle agit dans le cadre de son champ de compétence qui est de coordonner les moyens d'enseignement à l'échelle romande. Il ne s'agit pas d'une décision politique ! D'ailleurs, au sein de la CIIP, il y a des conseillers d'Etat de différents partis politiques, accompagnés de secrétaires généraux ou de représentants, de délégués à l'intercantonal qui reflètent également la diversité des opinions. Je le redis ici: en aucun cas il ne s'agit d'une décision politique, c'est plutôt un choix pragmatique qui se fonde sur l'expérience, sur le fait que les deux variantes sont tolérées en Suisse romande depuis 1996 et sur les démarches initiées dans nos pays voisins.

A noter qu'il y a quelques années déjà - c'était en 2018 -, les associations professionnelles d'enseignants avaient formellement demandé à la Conférence intercantonale de l'instruction publique d'aller dans ce sens-là; à cette époque, il leur avait été répondu non, pas tant que les manuels scolaires n'étaient pas modifiés. Les logopédistes sont également en faveur de la révision tout comme la Délégation à la langue française dont j'ai parlé tout à l'heure, qui est un organe romand.

Fondamentalement, il faut le rappeler - quelqu'un l'a indiqué, je ne sais plus qui -, la langue n'est pas figée. Entre le XVIIe et le XIXe siècle, pour ne parler que du passé, une trentaine de réformes du français ont été mises en oeuvre, ce sont des évolutions naturelles. D'autres idiomes dans d'autres pays ont été modifiés. On a évoqué le grec ancien; alors j'ignore ce qu'il en est pour cette langue, mais je sais que l'espagnol et le néerlandais ont été remaniés, ont subi des modifications orthographiques. Sans parler de l'allemand: en 1996 est entrée en vigueur une grande rectification de l'orthographe. La Suisse alémanique s'y est ralliée et ses ressources didactiques ont été ajustées, de manière plus drastique d'ailleurs que ce que nous proposons, puisqu'il a été décrété en 2005 que les formes traditionnelles devaient être abandonnées.

Il m'importe de souligner, Mesdames et Messieurs les députés, que la réformette dont il est question ici - je répète qu'il ne s'agit pas d'une rupture de civilisation - n'altère en rien la structure et la logique de la langue. Ce qui compte réellement, c'est qu'un élève puisse s'exprimer clairement, qu'il rédige un texte construit, qu'on puisse le lire et le comprendre, pas de savoir s'il écrit «événement» ou «évènement».

Enfin, je ne résiste pas au plaisir de mentionner un dernier point. Ceux d'entre vous qui ont fait l'école genevoise connaissent forcément le Roller, ce petit livre jaune de conjugaison distribué à partir de la quatrième primaire. Vous l'ignorez sans doute, et c'est fort dommage, mais il existe depuis 2011, c'est-à-dire bien avant que j'arrive au département, une nouvelle version du Roller - la quatrième édition, pour être précise - mise à jour selon les rectifications de l'orthographe proposées par le Conseil supérieur de la langue française et approuvées par l'Académie française en 1990. Dans ce fameux Roller, il est indiqué qu'on peut écrire «je céderai» ou «je cèderai», les deux graphies sont répertoriées.

Voilà en quoi consiste le pragmatisme, il s'agit simplement de s'adapter aux changements. Nous l'avons fait à Genève il y a une dizaine d'années sans que personne trouve rien à redire, alors je vous en prie, ne politisons pas un débat qui n'a rien de politique. De deux choses l'une: soit vous renvoyez cette proposition de motion en commission afin d'obtenir plus d'explications, soit vous la rejetez. Mais si vous l'acceptez, les cantons romands vous répondront de la même façon que moi, à savoir qu'il convient de se montrer pragmatique et de mettre en application ce que le terrain nous dit, ce que les linguistes nous disent, et non ce que les politiques cherchent à faire. (Applaudissements.)

Le président. Merci, Madame la conseillère d'Etat. Ai-je bien entendu une demande de renvoi à la commission de l'enseignement ?

Une voix. Oui !

Le président. Bien, alors je la mets aux voix.

Mis aux voix, le renvoi de la proposition de motion 2782 à la commission de l'enseignement, de l'éducation, de la culture et du sport est rejeté par 55 non contre 37 oui et 1 abstention.

Mise aux voix, la motion 2782 est adoptée et renvoyée au Conseil d'Etat par 54 oui contre 35 non et 4 abstentions. (Applaudissements à l'annonce du résultat.)

Motion 2782