République et canton de Genève

Grand Conseil

PL 8270
13. Projet de loi de Mmes et MM. Salika Wenger, Jean Spielmann, René Ecuyer, Bernard Clerc, Jeannine de Haller, Rémy Pagani, Cécile Guendouz, Danielle Oppliger, Luc Gilly et Myriam Sormanni-Lonfat modifiant la loi sur la profession d'avocat (E 6 10). ( )PL8270

Le GRAND CONSEIL de la République et canton de Genèvedécrète ce qui suit :

Article 1

La loi sur la profession d'avocat, du 15 mars 1985, est modifiée comme suit :

Art. 7, al. 2  (nouveau)

2 Un avocat inscrit au tableau des avocats ne peut être administrateur d'une société anonyme ou gérant d'une SARL, sauf s'il s'agit d'une société de droit public ou poursuivant un intérêt public, ou lorsqu'il assume la gestion de son patrimoine privé. Cette interdiction n'est pas applicable aux personnes qui ont obtenu le brevet d'avocat et qui ne sont pas inscrites au tableau des avocats.

Article 2 Entrée en vigueur

La présente loi entre en vigueur dès l'expiration du délai référendaire.

Article 3 Disposition transitoire

1 Les avocats inscrits au tableau des avocats qui ont des mandats incompatibles avec l'art. 7, al. 2 lors de l'entrée en vigueur de la présente loi, pourront remplir lesdits mandats jusqu'à la fin de la durée pour laquelle ils ont été élus mais pour au maximum deux ans. Si leurs mandats ne comportent pas de limite de durée, ils disposeront aussi de deux ans à compter de la date d'entrée en vigueur de la loi pour démissionner.

2 Les avocats qui ne se seront pas conformés à l'alinéa 1 sont radiés du tableau des avocats.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Il existe dans le public une confusion entre les avocats dans le sens traditionnel du terme, chargés par la loi de représenter les justiciables devant les tribunaux, et les avocats d'affaires qui occupent des postes d'administrateurs de sociétés.

Les avocats inscrits au tableau des avocats ont une tâche d'intérêt public comme auxiliaires de la justice et on est en droit de se demander si c'est aussi le cas pour les avocats d'affaires. Ces derniers ne devraient donc pas pouvoir se prévaloir du titre d'avocats s'ils assument des mandats d'administrateurs de sociétés anonymes.

Il importe de décréter une incompatibilité entre le métier d'avocat et celui d'homme d'affaires. Au même titre que les notaires (art. 4, al. 3 de la loi sur le notariat), les avocats inscrits au tableau des avocats ne devraient pas être autorisés à exercer la fonction d'administrateurs de personnes morales à but lucratif.

Le Tribunal fédéral a jugé que cette restriction était compatible avec les libertés garanties par la Constitution fédérale en ce qui concerne les notaires (arrêt Christ, SJ 1990, p. 97). S'agissant des avocats, la situation est identique dès lors que l'interdiction proposée par le projet de loi ne touche pas les titulaires du brevet d'avocat non inscrits au tableau, qui peuvent donc accepter un mandat. Dans ce cas ils ne peuvent toutefois pas exercer la profession d'avocat au sens de la loi sur la profession d'avocat.

En outre ce projet de loi n'entre pas en contradiction avec la future loi fédérale sur la libre circulation des avocats (Loi sur les avocats, LLCA) du 23 juin 2000 (entrée en vigueur prévue le 1.1.2001) car celle-ci réserve à son article 3 le droit cantonal. De plus, le droit fédéral, s'il pose des règles professionnelles à la section 3, article 12, ne régit nulle part les incompatibilités, lesquelles restent fixées par le droit cantonal (Art. 7 de la loi sur la profession d'avocat).

Au-delà de l'interdiction de plaider pour une société dont l'avocat est administrateur, interdiction qui existe déjà, il importe que les auxiliaires de la justice soient réellement libres des pouvoirs de l'économie et de la finance pour remplir correctement leur fonction de défenseur de leurs clients. A défaut de quoi il existe le danger de voir se développer plus avant une justice inéquitable et en faveur du pouvoir de l'argent.

Préconsultation

Mme Salika Wenger (AdG). Je sais qu'il ne manquera pas dans cette République de juristes remarquables qui, bien que ne participant pas eux-mêmes à des conseils d'administration, défendront les autres, au nom de la loi sur le commerce et l'industrie par exemple. Je ne doute même pas que, dans ce cadre, ils trouvent les bons arguments pour me convaincre qu'il s'agit de tout autre chose que d'utiliser le titre d'avocat pour gagner beaucoup d'argent et que, pour plaider correctement, il est indispensable pour certains d'être administrateurs. Je n'en ai aucun doute.

Le problème, c'est qu'il ne s'agit pas de me convaincre, mais de convaincre les justiciables que les avocats auxquels ils font appel en cas de difficultés, que ces avocats sont à leur service et qu'il ne peut exister aucun lien d'intérêt même lointain qui permette de remettre en cause la liberté qui doit présider à une prise de décision, grave parfois.

Dans ce projet de loi, il n'est pas question de remettre en cause la liberté des avocats, mais de rendre aux justiciables la confiance qu'ils ont perdue dans une profession dont la réputation de probité est indispensable au bon fonctionnement de la justice et est communément remise en question dans le public en ce moment. C'est dans leur fonction de plaideurs qu'ils peuvent être assimilés à des auxiliaires de la justice et c'est seulement dans ce cas que l'incompatibilité s'appliquerait.

Contrairement à ce que la presse a rapporté, je n'assimile pas tous les avocats à des coquins. Néanmoins, je suis convaincue que la délinquance financière passe plus facilement par des cabinets d'avocat que par des marchands de fruits et légumes ! Je ne suis pas la seule dans ce cas, semble-t-il. Je cite Me de Preux, bâtonnier de l'Ordre des avocats de Genève : «La récente loi sur le blanchiment d'argent offre déjà des moyens contre la délinquance financière, notamment par le contrôle strict des intermédiaires financiers, parmi lesquels figurent les avocats.» Aussi pourquoi ne pas faire un pas de plus dans le sens de cette lutte contre la délinquance financière, plutôt que de crier à la calomnie ? Surtout si cette mesure devait rendre un peu de lustre à une profession qui en a beaucoup perdu ces derniers temps.

Quant à l'exception genevoise, dans ce cadre elle ne me semble pas poser de problème majeur. Au contraire, elle pourrait être un exemple pour tous les autres cantons. A ce propos, j'ai d'ailleurs reçu un important courrier venant de Zurich, de Lausanne et d'autres cantons pour soutenir ce projet, et une grande partie des auteurs de ces lettres sont des avocats. C'est pourquoi je vous demande le renvoi en commission, afin que ce projet de loi puisse être peaufiné par de plus compétents que moi.

M. Etienne Membrez (PDC). Ce projet de loi soulève effectivement une question intéressante, notamment parce que des pays européens, dont la France, semblent connaître cette pratique d'interdire aux avocats inscrits au Barreau d'assumer des mandats d'administration de sociétés anonymes.

Cela étant, et c'est là qu'il y a problème, la mise en oeuvre d'une telle interdiction échappe au droit cantonal, depuis la promulgation d'une loi fédérale toute récente sur la libre circulation des avocats, du 23 juin 2000, qui entrera en vigueur le 1er janvier prochain. L'article 4 de cette loi, sous le titre «Principe de libre circulation entre les cantons», dit ceci : «Tout avocat inscrit à un registre cantonal des avocats peut pratiquer la représentation en justice en Suisse sans autres autorisations.» Dès lors, imposer une interdiction d'exercer une fonction d'administrateur aux seuls avocats genevois pénaliserait ces derniers par rapport aux avocats d'autres cantons, qui viendraient plaider à Genève en toute liberté, sous l'empire de cette nouvelle loi fédérale, sans pouvoir être atteints par cette interdiction genevoise.

C'est pourquoi, pour le parti démocrate-chrétien, force est de constater que la compétence d'édicter une règle telle que celle proposée dans le projet de loi appartient aujourd'hui à la Confédération et non plus aux cantons. Par voie de conséquence, ce projet de loi n'a pas sa place dans la législation genevoise.

M. Bernard Lescaze (R). Ce projet de loi est intéressant, en ce sens qu'il dénote une conception du métier d'avocat qui était certainement celle du siècle passé, mais qui n'est à l'évidence plus celle d'aujourd'hui. Je ne suis pas aussi certain que l'honorable préopinant que notre canton ne puisse pas imposer certaines règles particulières aux avocats inscrits au Barreau à Genève. En revanche, je pense comme lui que ce serait introduire une discrimination particulièrement grave, à l'heure où nous sommes pour la libre circulation en Europe, entre les avocats genevois, confinés dans une représentation archaïque de leur métier, et les avocats qui aujourd'hui, de plus en plus, s'associent dans des cabinets pour travailler ensemble, faire des affaires et être les représentants de leurs mandants dans des sociétés, par exemple.

En réalité, ce projet va à l'encontre de ce qu'il faudrait faire. Qu'on doive surveiller davantage les administrateurs de sociétés et notamment les avocats administrateurs de sociétés qui auraient tendance à en accumuler trop, nous sommes parfaitement d'accord. Je me suis récemment laissé dire qu'un avocat genevois s'étonnait d'être interpellé par une société jusqu'au moment où sa secrétaire lui a rappelé qu'il était président du conseil d'administration de ladite société ! Mais l'arbre ne doit pas cacher la forêt. Aujourd'hui, les grands cabinets d'affaires sont tous spécialisés et il est normal que les membres de ces cabinets puissent exercer des mandats d'administrateur. D'ailleurs, c'est parfois dans l'intérêt même des sociétés dans lesquelles ils siègent.

C'est pourquoi, Mesdames et Messieurs les députés, le groupe radical est très réservé face à ce projet. Il reconnaît qu'il y a - parce que Genève a vécu une période d'euphorie économique - certainement un problème, mais il convient de le voir d'une manière large, dans le respect des normes européennes auxquelles certains des signataires de ce projet se réfèrent si volontiers en d'autres occasions. Il vous demande donc le renvoi en commission judiciaire.

Mme Christine Sayegh (S). La question de savoir si l'administrateur-avocat est un tandem qui peut poser problème est pertinente. La solution n'est pas simple et la réponse que voudrait apporter le projet de loi de l'AdG démontre sa complexité, puisque, le principe à peine énoncé, il est suivi d'une série d'exceptions impressionnante.

On a évoqué le droit européen. Il ne faut effectivement pas créer une inégalité de traitement, sachant que tous les avocats européens également administrateurs pourront venir plaider à Genève dans des affaires qui concernent leurs sociétés, puisque la loi fédérale du for va permettre de décider d'un for sans réel point d'attache, le cas échéant.

Cela dit, il y a peut-être une possibilité d'intervenir au niveau de la procédure, par exemple ne pas permettre à un avocat administrateur de représenter sa société, ou ne pas lui permettre de se réfugier derrière son secret professionnel d'avocat... Il y a sans doute des pistes intéressantes à étudier, le problème en tout cas existe et notre groupe souhaite le renvoi de ce projet de loi à la commission judiciaire.

M. Michel Balestra (L). Lorsque j'ai pris connaissance de ce projet de loi, j'ai pensé qu'il s'agissait d'une provocation. Mais, après avoir entendu Mme la députée Wenger, qui manifestement est l'auteur - ou «l'autrice» - de ce projet, je me rends compte qu'elle a une vraie méconnaissance de ce que peut être aussi un avocat administrateur.

Mesdames et Messieurs les députés, s'il est vrai que le métier de l'avocat est de représenter des tiers devant les instances juridiques, son métier est aussi de donner des conseils. Vous savez que 80% des postes de travail sont créés par des entreprises de moins de cinquante personnes et qu'une large proportion de ces entreprises a choisi la société anonyme comme forme juridique. Pour ces sociétés anonymes recouvrant de petites entreprises - et non de grandes banques internationales, cherchant à trouver les meilleurs débouchés pour les importants flux financiers qu'elles gèrent... - il est très important de bénéficier de conseils juridiques judicieux. Or, le fait même que l'avocat qui conseille la société anonyme soit responsable des conseils qu'il donne en étant administrateur, est une sécurité importante pour le chef de d'entreprise. Car, voyez-vous, Madame la députée Wenger, les grands groupes que vous craignez pourront toujours se payer des conseils juridiques de grande qualité. En revanche, je ne suis pas certain que les petites entreprises pourront encore bénéficier de conseils juridiques de qualité, si le fait, pour l'avocat qui les leur donne, de siéger au conseil d'administration lui interdit définitivement de gagner sa vie partout ailleurs !

L'article 7, alinéa 2 stipule qu'il y a une exception à cette interdiction d'être inscrit au barreau : les administrateurs de sociétés de droit public ou poursuivant un intérêt public. Mesdames et Messieurs les députés, je vous pose la question suivante : partant du principe que 10% seulement des emplois sont des emplois publics, est-ce que fournir 90% des emplois n'est pas d'intérêt public ? La commission judiciaire devra réfléchir à ce problème et je lui souhaite beaucoup de succès dans ses travaux !

M. Gérard Ramseyer. Le Conseil d'Etat tient à rappeler son point de vue au sujet de ce projet de loi. Ce projet, qui vise à interdire aux avocats d'exercer des mandats d'administrateurs, sauf exception, nous paraît contraire à la force dérogatoire du droit fédéral. La loi fédérale sur la libre circulation des avocats du 23 juin 2000, qui entrera en vigueur au printemps prochain, énonce en effet, de manière exhaustive à nos yeux, les règles professionnelles auxquelles sont soumis les avocats et elle ne contient pas d'interdiction de ce genre. Cette interdiction d'exercer est sans doute également contraire à la liberté économique garantie par la Constitution fédérale, car les principes applicables aux notaires - rappelés par l'arrêt Christ, cité dans l'exposé des motifs - ne sont pas transposables tels quels aux avocats, qui ne sont pas des officiers publics. Nous reviendrons sur ce sujet en commission, lors de la discussion de ce projet de loi qui, en l'état, nous paraît vain.

Ce projet est renvoyé à la commission judiciaire.