République et canton de Genève

Grand Conseil

M 2019
Proposition de motion de Mmes et MM. Christian Bavarel, François Lefort, Lydia Schneider Hausser, Mathilde Captyn, Jacqueline Roiz, Eric Leyvraz, Jean-Louis Fazio, Antoine Droin, Brigitte Schneider-Bidaux : L'Etat de Genève ne doit pas être complice de l'accaparement des terres dans les pays du sud

Débat

M. Christian Bavarel (Ve). Nous venons de terminer un débat important... (Brouhaha.) ...et nous allons en commencer un autre... (Brouhaha.)

Des voix. Chut !

M. Christian Bavarel. ...ce qui explique peut-être la difficulté d'avoir le silence dans cette salle.

Mesdames et Messieurs les députés, une conférence de financiers s'occupant d'acheter des terres agricoles dans les pays du Sud s'est tenue à Genève le 7 juin. Ce n'est pas le sujet qui préoccupe notre parlement, j'en conviens, il y a des groupes financiers qui se réunissent à Genève. Ce qui nous a touchés ici, en relation avec cet objet, c'est que cela s'est fait avec le soutien de l'Etat de Genève; cette conférence a été convoquée avec le logo de l'Etat de Genève et son aide. (Brouhaha.)

Je rappelle que dans notre pays, pour pouvoir être propriétaire agricole - nous nous sommes fixé des règles pour participer à notre souveraineté alimentaire - il faut être agriculteur. Si vous ne l'êtes pas, vous ne pouvez pas acheter du terrain agricole; et les sociétés, les personnes morales, ne le peuvent pas non plus.

Nous nous trouvons ici avec des pratiques qui sont contraires à notre loi fédérale sur l'agriculture et à notre loi genevoise sur la promotion de l'agriculture. (Brouhaha. Le président agite la cloche.) Elles vont à l'encontre de ce que défendent les agences onusiennes, s'agissant de l'alimentation des populations; elles vont à l'encontre des sommes que nous dépensons pour l'aide au développement; elles vont à l'encontre des conventions de Genève sur la dignité humaine et sur le fait que les uns et les autres puissent être respectés dans leur droit à la propriété, même s'ils n'ont pas de titre de propriété au sens classique... (Brouhaha.) ...mais notre droit fédéral reconnaît le droit coutumier; et, enfin, elles vont à l'encontre des règles concernant l'utilisation des armoiries de ce canton. Cela fait beaucoup de règles qui sont, je dirai, violées par ce soutien, et nous demandons qu'au moins cette motion soit étudiée à la CACRI, de sorte que nous puissions examiner plus en détail la manière dont l'Etat de Genève apporte son appui.

Nous devons défendre extrêmement clairement notre agriculture en Suisse, mais je pense que nous devons aussi le faire pour les pays du Sud. Nous avons eu un débat tout à l'heure concernant les personnes qui fuient leur pays pour des questions politiques ou financières et qui demandent l'asile; nous sommes nombreux ici à dire qu'il est essentiel que les pays du Sud puissent produire de la nourriture à l'endroit où vivent les gens et nous pensons que l'Etat de Genève ne doit pas soutenir le type de conférence ou d'action dont il est question au début de mon intervention. (Applaudissements.)

Présidence de M. Pierre Losio, premier vice-président

M. Eric Leyvraz (UDC). J'avais déposé, un mois avant cette motion, une interpellation urgente écrite intitulée: «La République et canton de Genève n'a-t-elle rien à faire du développement durable ?» Il me semblait en effet, ainsi que l'a indiqué M. Bavarel, que l'Etat de Genève soutenait, comme en 2010, un cycle de conférences où les orateurs développaient les thèmes chers à l'agriculture industrielle et prônaient la mainmise de grands groupes sur les ressources naturelles.

Or, il est patent que cette politique se propage principalement dans les pays pauvres du Sud qui bradent leurs terres en les louant ou en les vendant à des pays inquiets de l'approvisionnement futur de leur population. Cela conduit aussi à une utilisation détournée de l'eau indispensable aux habitants locaux. Les petits paysans de ces pays sont chassés de leurs terres. Nous savons qu'il n'y a pas de cadastre et qu'il n'y a pas de titres propriété dans ces pays. On détruit les connaissances sur les plantes indigènes, les méthodes de culture et, aussi, la culture paysanne. Et tout cela est très grave - je suis d'ailleurs désolé qu'il y ait aussi peu de monde pour écouter - car ce sera une source de conflits futurs ! Cela a du reste déjà commencé... La révolution ayant eu lieu récemment à Madagascar était liée à la proposition d'achat, faite par un groupe coréen, de 1,3 million d'hectares de terres cultivables ! Je vous rappelle aussi que 70 millions d'hectares - c'est plus que la surface de la France - ont été achetés ou loués, et cela principalement en Afrique, par certains pays voulant s'assurer de pouvoir nourrir leur population.

Vous savez que le rapport du Conseil mondial de l'agriculture, projet mondial élaboré à la demande des Nations Unies par 400 spécialistes de l'agriculture, parvient à la conclusion - donc ce que je vous signale n'est pas dépassé ou n'est pas une vision idéale de l'agriculture ! - eh bien, il parvient à la conclusion sans ambiguïté que la solution durable du problème de la faim dans le monde ne peut être trouvée que grâce à une agriculture multifonctionnelle, régionale et portant sur des petites surfaces. Par conséquent, tuer les petits paysans, c'est tuer la nourriture dans le monde, c'est tuer les gens du tiers monde, qui ont déjà faim ! Et cela, nous ne pouvons pas l'accepter !

Mesdames et Messieurs, je n'ai pas l'intention de donner des leçons au monde entier: je veux simplement vous dire, à vous, à l'Etat, à nos assurances, à nos caisses de pension, à nos fonds de placement que, non, nous ne voulons pas que vous placiez de l'argent dans des projets spoliateurs ! Non, ne voulons pas de ce néocolonialisme - c'est un mot galvaudé, mais, en l'occurrence, il est tout à fait pertinent...

Le président. Monsieur le député, il vous faut conclure !

M. Eric Leyvraz. ...ce néocolonialisme qui va à l'encontre du développement durable et qui se fait au mépris des plus miséreux de la planète !

Je demande donc que cette motion ne soit pas votée à la va-vite, mais qu'elle soit d'abord renvoyée à la CACRI, afin que nous puissions discuter de ce sujet essentiel qu'on ne peut pas mettre de côté. (Applaudissements.)

M. Roger Golay (MCG). Certaines invites de cette motion n'apportent rien de plus par rapport à ce qui existe déjà. Je pense notamment aux invites suivantes: «à vérifier que les fonds de pension publics ne soient pas impliqués dans l'accaparement des terres agricoles; à rendre les caisses de pension publiques attentives aux enjeux des investissements liés à l'agriculture». Vous savez tous que les caisses de pension ont aujourd'hui d'énormes difficultés à parvenir au taux de couverture de 100%. La quasi-totalité des caisses en Suisse sont en dessous, alors qu'elles doivent fournir les prestations des pensionnés. Et nous sommes conscients des risques que courent ces caisses par rapport aux garanties de l'Etat ou à l'augmentation des cotisations des sociétaires.

Que propose-t-on aujourd'hui ? Une surcharge de tracasseries supplémentaires à ces caisses, alors qu'elles ne maîtrisent pas leur gestion ! Vous le savez, la LPP - loi sur la prévoyance professionnelle - a des implications très strictes, avec des stratégies de placement: un tiers dans les marchés financiers, un tiers dans les obligations, un tiers dans l'immobilier, 10% pour les liquidités, etc. Je ne vais pas faire un cours à ce sujet, mais vous devez savoir que les caisses ont des contraintes très strictes à ce niveau.

Cette motion représente un manque de considération envers les conseils d'administration, qui veillent déjà à respecter une éthique. Du reste, pratiquement toutes les caisses publiques et privées font partie de la fondation Ethos, qui est suisse et favorable au développement durable. Cette fondation a été créée en 1997 à Genève. Elle a pour but, premièrement, de favoriser la prise en compte, dans les activités d'investissement, des principes du développement durable et des règles de bonne pratique en matière de gouvernement d'entreprise; et, deuxièmement, de promouvoir un environnement socioéconomique stable et prospère au bénéfice de la société civile dans son ensemble, qui préserve les intérêts des générations futures.

Les caisses de pension veillent par exemple à ne pas investir dans l'armement. Mais il faut tout de même savoir que les fonds de placements des caisses comportent des centaines, voire des milliers d'actions différentes; dès lors, comment leur demander de vérifier que chaque action va bien dans le sens de ce que veulent les Verts ? Prenons, par exemple, le leadership de l'agroalimentaire suisse...

Le président. Monsieur le député, il vous faut conclure !

M. Roger Golay. Oui, je conclus ! Qui nous dit que les filiales de cette société respectent tous les critères fixés ?

Pour terminer - puisque nous ne disposons pas de beaucoup de temps pour discuter - je dirai que cette motion est malicieuse, sournoise, et qu'elle va à l'encontre des intérêts des milieux économiques de notre pays: demain, on s'attaquera aux banques; ensuite, à la pétrochimie; et nous finirons par fermer nos usines et nos entreprises ! Seulement, c'est le but - sournois, comme je l'ai dit - des Verts, qui est de s'attaquer à l'économie privée de notre pays et aux caisses publiques.

M. Bertrand Buchs (PDC). Le groupe démocrate-chrétien est préoccupé par ce problème et soutient vigoureusement les invites de cette motion. Or un souci se manifeste au niveau de la discussion de cette motion, car il y a eu des allégations quant au comportement du Conseil d'Etat. Nous ne sommes pas d'accord avec le parti des Verts: nous avons une autre vision des choses. Nous avons entendu d'autres explications données par certains conseillers d'Etat; nous voulons par conséquent que la CACRI se saisisse de cette motion, afin de savoir exactement quelle a été l'implication du Conseil d'Etat dans cette affaire.

Il est évident - cela a été indiqué par M. Leyvraz et par le groupe des Verts - que nous ne pouvons pas demander à d'autres pays d'effectuer ce que nous ne faisons pas dans notre propre pays ! En Suisse, nous protégeons les terrains agricoles, seuls les agriculteurs pouvant être propriétaires de terres agricoles, mais nous ne pouvons pas demander aux pays étrangers d'agir différemment de ce qu'ils font, ni demander aux entreprises se trouvant en Suisse de se comporter autrement à l'étranger.

M. François Haldemann (R). Ecoutez, cette motion part du principe que l'Etat de Genève, en patronnant une conférence donnée à Genève, soutiendrait - j'insiste sur l'emploi du conditionnel - l'accaparement des terres dans les pays du Sud... Rien n'est plus faux !

Sur la forme, nous observons que les considérants de cette motion, qu'il s'agisse de la loi fédérale sur l'agriculture ou de la loi cantonale sur la promotion de l'agriculture, ne concernent en rien l'agriculture pratiquée hors de notre territoire ! Sur le fond, le PLR soutient le modèle d'exploitation agricole familiale, tel qu'il prévaut en Suisse depuis toujours, mais ce modèle n'est pas forcément applicable partout dans le monde, il faut le savoir !

Ce qui est certain - mais vraiment certain ! - c'est que l'agriculture, en tant que secteur économique, nécessite toujours - toujours ! - des sources de financement pour pouvoir se développer. Et il nous paraît évident que certains pays souhaitent développer leur secteur agricole, parfois le seul secteur capable de créer de la richesse et de l'emploi chez eux.

Nous pouvons clairement adhérer à tous les principes édictés par le rapporteur spécial des Nations Unies - principes qui figurent clairement dans la motion - sur le droit à l'alimentation, de sorte que si des investisseurs internationaux acquièrent des terres, cela ne signifie pas qu'ils puissent spolier les populations locales. Néanmoins, cette motion suppose que c'est systématiquement le cas... Et franchement, nous ne pouvons pas le croire ! Les investissements dans l'agrobusiness ne se réalisent pas forcément et pas toujours uniquement en acquérant des terres... Mais, souvent, ils se font dans des sociétés qui traitent, analysent, transforment, expédient des matières premières; cela ne passe donc pas forcément par l'acquisition de terres.

Pour terminer, les fonds de pension publics ou privés comme fonds d'investissement sont souverains ! Souverains en tant que représentants légaux des cotisants et des futurs bénéficiaires, qui doivent orienter la politique d'investissement de leurs établissements. En aucun cas le Conseil d'Etat, même sous l'impulsion d'une motion issue du pouvoir législatif, ne détermine ce que doivent faire ces fonds d'investissement. Raison pour laquelle nous souhaitons que vous refusiez cette motion.

Le président. Merci, Monsieur le député. Mesdames et Messieurs, ne trouvez-vous pas qu'il est agréable de débatte dans le calme et la sérénité, comme c'est le cas en ce moment ? Puissions-nous continuer de cette manière jusqu'à 23h ! Je donne la parole à M. le député Antoine Droin.

M. Antoine Droin (S). J'espère, Monsieur le président, que je ne vais pas allumer de feu, mais je crois rêver en entendant les propos de M. Golay ou de M. Haldemann ! Quels sont les grands défis du XXI  siècle ? Précisément l'alimentation, les questions liées à l'agriculture ! Et que peut-on constater aujourd'hui ? Qu'un tiers de la population, même pas, vit au détriment des deux autres tiers ! On ne parle pas forcément d'agriculture, mais de souveraineté d'un territoire ! On parle de populations locales ! On parle de personnes qui doivent avoir le droit de pouvoir travailler leurs terres ! On ne parle pas de fonds de pension ou d'Etats qui deviendraient, pour leur bénéfice, propriétaires dans des pays tiers ! Alors que nous sommes déjà archinantis ! La colonisation est terminée, Mesdames et Messieurs les députés !

L'achat de terres actuellement n'est rien moins qu'une nouvelle colonisation: une colonisation économique ! (Brouhaha. Le président agite la cloche.) C'est proprement inadmissible de nos jours ! Nous devons absolument penser en termes de partage des ressources, en termes d'agriculture qui profite à tous et pour tous, en incluant aussi les populations locales si l'on devait utiliser une partie de leurs terres.

Mesdames et Messieurs, aujourd'hui j'aurais envie de vous demander de renvoyer cette motion directement au Conseil d'Etat, afin de donner le signal fort que notre parlement est solidaire avec les populations du Sud. Mais je me rallierai tout de même à la proposition de renvoi de cette motion à la CACRI; puisque débat il doit y avoir, débat il y aura ! Et j'invite celles et ceux qui ont un peu de courage à renvoyer cette motion, afin que nous puissions avoir un vrai débat en plénière.

Présidence de M. Renaud Gautier, président

M. Edouard Cuendet (L). Cette proposition part d'une intention tout à fait louable et les principes qui sont défendus sont également tout à fait honorables, mais ils sortent évidemment du champ de compétence du canton, c'est le cas de le dire !

Ce qui me gêne un peu, c'est le ton de ces motions où l'on tombe vite dans le procès d'intention. C'est un ton moralisateur. J'ai aussi un peu de peine à suivre le soutien inconditionnel au rapporteur de l'ONU sur la nutrition. On sait bien que c'est M. Jean Ziegler qui s'est beaucoup occupé de ces questions... (L'orateur est interpellé.) Oui, mais il s'est beaucoup prononcé sur ces questions et il a beaucoup décrédibilisé ce message !

Quant aux caisses de pension étatiques, M. Bavarel sait très bien - nous en parlons souvent à la commission des finances et nous sommes assez d'accord sur ce sujet - qu'on leur fait aussi un procès d'intention. Elles sont très conscientes de ces problématiques; elles travaillent étroitement avec la Fondation Ethos, qui est l'exemple même d'une fondation préoccupée par le développement durable.

Et puis, je suis d'accord avec mon collègue Golay: quand on sait que le taux de couverture de la CIA est en dessous de 50%, il faudrait aussi s'en préoccuper, de même que de ses actions en matière de développement durable. Car les premiers à couiner quand ils ne perçoivent plus leurs rentes sont les mêmes qui viennent nous dire maintenant comment les caisses de pension doivent agir pour le moindre investissement... Il y a donc une contradiction entre la réalité et la pratique. Dès que le porte-monnaie des auteurs de la motion est touché, ils sont déjà beaucoup moins enthousiastes.

Encore un élément sur lequel je voudrais revenir. J'ai été très touché par le vibrant plaidoyer de mon collègue UDC Eric Leyvraz, mais, sachant que son parti n'est pas forcément le plus grand ami du tiers monde, je trouve qu'il devrait montrer plus de cohérence avec la politique générale de son parti, lequel passe le plus clair de son temps à taper sur les pays du Sud. Et sa grande envolée lyrique pour l'agriculture mondiale me paraît moyennement crédible.

J'imagine que le parlement va décider de renvoyer cette motion à la CACRI... A mon avis, ce texte revêt une certaine hypocrisie et adopte un ton moralisateur qui me paraît assez déplacé.

Le président. Merci, Monsieur le député. La parole est à M. Philippe Morel, à qui il reste une minute cinquante.

M. Philippe Morel (PDC). Je renonce, Monsieur le président !

Le président. Mesdames et Messieurs les députés, nous sommes en procédure de vote. Nous allons nous prononcer sur le renvoi de cet objet à la CACRI.

Mis aux voix, le renvoi de la proposition de motion 2019 à la commission des affaires communales, régionales et internationales est adopté par 45 oui contre 32 non et 1 abstention.