République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 6 avril 2006 à 20h30
56e législature - 1re année - 7e session - 31e séance
M 1671
Débat
M. Pierre Kunz (R). Mesdames et Messieurs les députés, voilà près d'une décennie que le monde politique comme les milieux syndicaux - le Conseil fédéral, le Conseil d'Etat, le syndicat SIT- se plaignent du travail au noir et le condamnent depuis plusieurs années. Encore ce matin dans la presse, le syndicat affirme que dans l'économie domestique règne une véritable zone de non-droit.
Si nul ne peut nier que de gros efforts ont été entrepris et des progrès accomplis sur le plan des entreprises, le secteur de l'économie domestique demeure un problème grave qui a été mis en évidence par le professeur Yves Flückiger: plus de 9 000 postes de travail dont seule une petite minorité est déclarée. Entre 18 000 et 25 000 personnes employées sont dans ce secteur - la plupart au noir; plus de 25 000 familles ou personnes font appel à ce personnel; près de 40 millions de francs échappent ainsi au fisc et aux assurances sociales chaque année. Avec, en dernière analyse - et c'est très important, peut-être plus important que tout le reste, d'énormes injustices dans la distribution des prestations sociales, le personnel déclaré se trouvant gravement discriminé par rapport à ceux qui trichent !
Il faut donc saluer l'initiative du Conseil d'Etat qui a pris la responsabilité, et non seulement la responsabilité, mais qui a créé le chèque emploi. Malheureusement, il s'agit là d'une réponse partielle puisque aujourd'hui, toujours d'après les chiffres du professeur Flückiger, le chèque emploi ne couvre que 2% du «chiffre d'affaires» de l'économie domestique dans notre canton. Il s'agit donc, Mesdames et Messieurs, de chercher des voies nouvelles, et plus audacieuses !
C'est une telle voie qu'ouvre cette motion. Celle d'autoriser les parents professionnellement actifs, soumis à l'impôt sur les personnes physiques et qui emploient du personnel domestique, à déduire de leurs revenus fiscalement imposables 50% du salaire annuel versé à ce personnel. Que l'on comprenne bien l'intention des trois auteurs de cette motion, ils n'ambitionnent qu'une chose: convaincre ce Grand Conseil et le Conseil d'Etat d'empoigner le problème du travail au noir dans l'économie domestique. A cet effet, ils cherchent à ouvrir une voie, qu'ils seront heureux d'explorer avec vous en commission si, bien sûr, vous voulez bien renvoyer cette motion en commission de l'économie. C'est expressément ce que je vous demande.
Mme Catherine Baud (Ve). Cette motion a un noble but, mais elle prend le problème à l'envers. En effet, si le premier considérant est tout à fait juste, et qu'il y a effectivement des difficultés à trouver du personnel de maison, le deuxième est tout à fait faux. Parce qu'en fait ce ne sont pas des démarches administratives simplifiées ou des avantages fiscaux qui vont permettre d'engager ce type de personnel.
Avez-vous déjà passé une petite annonce dans un journal gratuit pour rechercher du personnel de maison ? Faites-en l'expérience... On se trouve alors dans un monde parallèle qui est à notre porte. Il faut être lucide, dans l'économie domestique il y a deux types de personnes: celles en situation régulière, qui sont des «working poors» et qui cherchent à arrondir leur fin de mois en essayant d'obtenir quelques avantages supplémentaires - et c'est vrai que ces personnes-là ne croient pas en l'avenir et ne croient pas qu'elles peuvent cotiser et obtenir quelque chose pour leur retraite. Alors, il faut les informer, tout comme leurs employeurs, pour trouver des solutions ensemble et les aider. Et puis, il y a la majorité des personnes travaillant dans l'économie domestique, qui sont en situation irrégulière, des personnes sans titre de séjour. Cela concerne 5 000 à 6 000 personnes dans le canton de Genève, qui sont à 95% des femmes. Et comment le fait de les déclarer pourrait résoudre le problème du travail au noir ? En fait, on va arriver à la solution totalement aberrante d'avoir des travailleurs au gris: on va déclarer ces gens à l'AVS, mais ils ne sortiront pas de la clandestinité. A propos des travailleurs au gris dans l'économie domestique - vous avez cité le rapport de M. Flückiger - cela représente 1% de l'économie domestique. Alors, peut-être qu'en mettant en place ce système on en aura plus, mais je ne crois pas que ce soit une solution. C'est plutôt le comble de l'hypocrisie et de la bonne conscience. On est dans une situation totalement absurde.
Il s'agit donc d'encourager les employeurs, non pas à essayer de déclarer ce personnel de l'économie domestique, mais tout simplement de rendre ce personnel déclarable. Et là, on arrive à un problème de fond, de reconnaître l'existence de ces personnes, la réalité de leur travail, et de les faire sortir de la clandestinité. Une fois qu'elles auront un statut, on pourra peut-être alors appliquer des conditions de travail décentes. Mais sortir de la clandestinité, c'est le préalable.
Il faut donc refuser la loi sur les étrangers, qui menace encore plus ces personnes et les empêche d'accéder à une régularisation. Et il faut soutenir les efforts qu'a faits le canton de Genève pour régulariser ces personnes ! Ce ne sont donc pas uniquement des incitations fiscales qui pourront supprimer le travail au noir et qui aideront la majorité des familles. Ces mesures feront certainement plaisir à quelques personnes, mais malheureusement elles ne vont pas résoudre les problèmes de fond.
Cette solution est une mauvaise réponse à une problématique bien réelle, et les Verts ne pourront donc pas soutenir cette motion. (Applaudissement.)
M. Antoine Droin (S). Je suis aussi perplexe - Mme Baud a déjà soulevé le gros problème des personnes en situation illégale confrontées au travail au noir - et je pense que cette motion est une fausse bonne idée. Si cette motion, à l'origine, part d'un bon sentiment, ce n'en est pas moins de la poudre aux yeux ou l'expression d'un acte pervers.
Le constat de départ est qu'il y a trop d'emplois au noir dans l'économie domestique - c'est indéniable - mais cette motion ne se place que dans la vision des employeurs des personnes au noir et non pas dans la vision des employées - avec «ées» plutôt que les «employés» - puisque, effectivement, les femmes en sont les principales victimes. Il ne faut pas négliger, non plus, le fait que s'il y a emploi au noir dans l'économie domestique, c'est dû aussi en grande partie à la situation très souvent illégale des travailleurs et travailleuses, comme l'a relevé Mme Baud avec pertinence.
La très grande majorité des employeurs connaissent très bien le statut de leur personnel et c'est donc délibérément qu'ils ne déclarent pas leurs employés. Il y a donc un effet pervers de la motion: dans l'hypocrisie - j'utilise le même terme que vous - flagrante des employeurs qui pourraient déclarer aux assurances sociales les employés, tout en profitant d'une déduction fiscale pour eux-mêmes mais sans se préoccuper le moins du monde de leur statut.
Un autre effet pervers réside dans le fait de la discrimination devant l'impôt: d'une part, puisque la proposition ne fait référence qu'aux seuls parents actifs professionnellement, ce qui exclut d'emblée ceux qui ne sont pas parents, les célibataires ou les personnes âgées; d'autre part, cela revient à récompenser les employeurs qui n'ont pas respecté la loi et à pénaliser ceux qui l'ont appliquée jusqu'ici. Il ne s'agit donc pas de récompenser une partie seulement des employeurs au qui régulariseraient leurs employés au noir mais, bien au contraire, de mettre à l'amende les hors-la-loi qui, eux, sévissent encore aujourd'hui. Je vous invite donc à rejeter cette motion.
Mme Anne-Marie Arx-Vernon von (PDC). Le parti démocrate-chrétien va vous proposer une logique inverse à celle des Verts et des socialistes pour démontrer combien cette motion est intéressante. Si la logique devait partir du point de vue des employés pour obtenir le résultat souhaité dans cette motion, eh bien, ce serait vraisemblablement déjà réalisé. Or on sait que ce n'est pas ce qui se passe actuellement et que c'est justement en partant de la logique des employeurs qu'il peut encore y avoir une petite ouverture sur une brèche qui est quand même légèrement ébranlée.
Cette motion s'inscrit aussi dans un historique auquel le parti démocrate-chrétien est particulièrement attaché. Lorsqu'on parle de lutte contre le travail au noir, son corollaire est la reconnaissance des travailleurs et travailleuses sans statut légal, et le parti démocrate-chrétien, dès la première heure, a lutté contre cette hypocrisie, poussée à l'extrême lorsqu'il s'était agi aussi des enfants de travailleurs non autorisés à vivre en Suisse. J'espère que vous vous souvenez tous de Dominique Föllmi, le conseiller d'Etat, qui a eu le courage...
Une voix. Oui... (Remarques. Brouhaha.)
Mme Anne-Marie Arx-Vernon von. ... qui a eu le courage, c'est important de le rappeler, d'accompagner lui-même un enfant à l'école, pour sortir de cette hypocrisie ! Alors, aujourd'hui, nous aimerions aussi vous rappeler qu'en 2001 le parti démocrate-chrétien a été le fer de lance d'une motion qui, soutenue à la quasi-unanimité, a fait l'objet d'un énorme travail du Conseil d'Etat, et nous tenons à lui rendre hommage, de même qu'à Mme Brunschwig Graf qui, aujourd'hui encore, à Berne, est le témoin de ce travail qui doit être encore poursuivi.
Maintenant, nous devons être face à cette réalité: la nécessité de reconnaître l'importance et l'utilité des travailleurs et travailleuses sans statut légal, pour le respect de leur dignité et pour le bien-être de notre économie. C'est dans cet état d'esprit que le parti démocrate-chrétien renverra cette motion à la commission de l'économie.
M. Alain Meylan (L). Le groupe libéral soutient également ce renvoi en commission. Je suis bien heureux qu'un des auteurs de cette motion l'ait proposé, parce qu'il est vrai que certaines questions peuvent se poser derrière les idées reçues. Et je n'affirme pas, comme M. le député Droin, que c'est une fausse bonne idée. C'est certes une idée, mais une idée qui mérite d'être analysée à la lumière des différents éléments à notre disposition.
Tout d'abord, l'historique du chèque service - ce dernier est né et bien né. Et je crois que les chiffres ont évolué par rapport au moment où la motion a été élaborée, puisque nous en sommes actuellement à plus de 4 millions de «chiffre d'affaires», c'est-à-dire de salaires déclarés, soit pratiquement plus de 100 000 à 200 000 francs déclarés aux assurances sociales. Donc, 1 200 employeurs, 915 personnes concernées, à en croire la presse de ce matin, ce qui signifie un vrai succès. Et l'on voit, sans véritable publicité, que l'on peut, par une mesure bien née, bien amenée, administrativement bien gérée, obtenir des succès incontestables.
Néanmoins, mes préopinants ont cité certaines restrictions, des conditions qui sont effectivement difficiles à apprécier à la première lecture, et je crois que le renvoi en commission s'impose. On est conscients des problèmes, il faudra les lire à la lueur, notamment, de la LHID. Est-il possible de trouver des moyens d'action par rapport à nos lois fiscales et aux lois fédérales ? Je crois qu'il faudra poser le débat, voir où sont les obstacles et examiner quelle est la marge de manoeuvre cantonale, voire - pourquoi pas ? - fédérale, pour traiter de ce problème dont Mme Von Arx Vernon a relevé l'aspect global et les dossiers des personnes se trouvant dans des situations particulières.
Le groupe libéral soutient cette mesure. Il soutient naturellement l'essence même de cette motion qui vise à accorder des avantages fiscaux à ceux qui peuvent favoriser le développement économique - et sans vouloir toujours taxer. C'est dans la philosophie libérale que s'inscrit cette motion que nous soutiendrons en commission.
M. Yves Nidegger (UDC). Cette proposition radicale est une vraie bonne idée et non pas une fausse bonne idée; elle devrait toutefois être creusée quelque peu en commission. C'est une bonne idée pour trois raisons au moins: le marché de l'économie et de l'emploi genevois est attractif, avec un contrat type de l'économie domestique ayant fixé le salaire minimum - devenu impératif à l'été 2005 - à 3 300 francs. Il y a donc un bassin de recrutement très attractif, dans la mesure où ce salaire représente tout simplement le double du SMIG français.
Une incitation fiscale générera du travail légal dans ce domaine, alors qu'au mieux le système de chèque service génère du travail au gris et non pas du travail entièrement légal. Pourquoi générera-t-il des déclarations intégrales ? Parce que, pour obtenir les déductions fiscales correspondantes, les employeurs choisiront des employés de l'Union Européenne qu'ils pourront déclarer et qu'ils devront évidemment identifier pour que l'administration fiscale puisse leur accorder l'abattement correspondant. Cela signifie qu'il ne sera pas possible d'indiquer que l'on employe quelqu'un en situation irrégulière, puisqu'il faudra donner les coordonnées de cette personne, comme toute prestation versée dont l'administration fiscale exige la justification. Bien entendu que l'Etat perdra quelques unes de ses recettes fiscales du fait de ces abattements. Par conséquent, il en gagnera considérablement plus puisque ces salaires seront déclarés - salaires qui sont de toute façon versés aujourd'hui avec un double effet pernicieux: c'est avec de l'argent déjà au noir que l'employeur rétribue au noir son employé, les deux trouvant un intérêt mal calculé à court terme à utiliser cette situation. Sans compter que le travail au noir n'est pas simplement choquant d'un point de vue moral ou légaliste. On sait parfaitement qu'il existe un nombre croissant de personnes assistées dans ce canton, par l'Hospice notamment - dont le budget a explosé. Et, il ne faut pas se le cacher, il existe des personnes qui préfèrent, pour ne pas perdre les avantages de l'assistance, travailler au noir et de façon non déclarée plutôt que de communiquer les revenus qu'elles pourraient réaliser.
Il y a donc à gagner sur tous les plans, il s'agit d'une vraie bonne idée.
M. Georges Letellier (Ind.). Je tiens d'abord à féliciter les motionnaires qui posent les bonnes questions et ouvrent un débat très intéressant et crucial sur le travail au noir.
Le travail au noir dans l'économie domestique n'est qu'une partie de l'iceberg. Actuellement - et le débat ne se fait jamais sur ce point - une partie des chômeurs, à peu près 1 ou 2%, sont des professionnels du travail au noir, et ils doivent aussi être inclus dans une loi générale.
Il faut donc intervenir sur cette question, car elle nous coûte très cher, et je pense que le Conseil d'Etat fera son travail dans la prochaine loi qu'il va nous proposer.
Mis aux voix, le renvoi de la proposition de motion 1671 à la commission de l'économie est adopté par 41 oui contre 22 non et 1 abstention.