République et canton de Genève

Grand Conseil

PL 9365-A
Rapport de la commission des droits politiques et du règlement du Grand Conseil chargée d'étudier le projet de loi de Mmes et MM. Michel Halpérin, Jean-Michel Gros, Renaud Gautier, Mark Muller, Pierre Schifferli, Luc Barthassat, Hugues Hiltpold, Jacques Pagan, Jacques Baudit, Anne-Marie Arx-Vernon von, Patrick Schmied, Mario Cavaleri, Guy Mettan, Janine Berberat, Jean-Marc Odier, Alain Meylan, Jean Rémy Roulet, Janine Hagmann, Marie-Françoise De Tassigny sur la dénonciation anonyme (Modification de la loi sur la procédure administrative du 12 septembre 1985 - E 5 10) (3e débat)

Présidence de Mme Anne Mahrer, première vice-présidente

Troisième débat

(Chahut dans la salle du Grand Conseil.)

La présidente. S'il vous plaît ! S'il vous plaît, nous reprenons le débat. Nous sommes au point 57 de notre ordre du jour. Vous avez reçu la version sur laquelle nous allons voter. C'est la version issue du deuxième débat, voté le 6 octobre 2005.

Mis aux voix, le titre et le préambule sont adoptés.

La présidente. Monsieur Hodgers, vous demandez la parole, je vous la donne.

M. Antonio Hodgers (Ve). Effectivement, au sujet de cet article unique, sans vouloir reprendre tous nos débats, nos premier et deuxième débats sur la question, il nous est apparu à réflexion que ce qui pose problème, dans cette délation anonyme, c'est avant tout à quelle autorité elle est adressée et quel risque la personne qui est dénoncée encourt. Le rapport parle de Vichy. Je trouve que de comparer notre gouvernement démocratiquement élu au gouvernement de Vichy est peu respectueux à son égard. Par conséquent, et par gain de paix, nous vous proposons de revenir au texte accepté par l'unanimité de la commission, qui fixe le principe, mais qui donne la possibilité au gouvernement de s'en servir s'il le juge opportun et nécessaire, pour le bon fonctionnement de l'administration. C'est pourquoi, Madame la présidente, je propose l'amendement suivant à la deuxième phrase de l'article 10A: «Toutefois, l'autorité ne donne, en principe, aucune suite aux dénonciations anonymes.» Je n'ai pas rédigé à nouveau cet amendement puisqu'il figure dans le rapport de M. Büchi, repris par M. Barrillier. Je crois, dans un souci d'apaisement, évoqué par M. Pétroz, qu'avec cette adjonction, nous pourrons tranquillement terminer le débat ce soir sur ce sujet.

La présidente. Pour la bonne forme, il serait souhaitable que vous déposiez votre amendement.

M. Pierre Kunz (R). Je voudrais simplement rappeler à mes collègues députés que la démocratie a deux piliers: le premier est la liberté et le deuxième est la responsabilité. Si vous introduisez les mots «en principe», vous détruisez une large partie du sens de la responsabilité qu'il nous revient de défendre essentiellement dans cette démocratie. Vous laissez la porte ouverte à la délation anonyme et la délation anonyme est tout simplement incompatible avec le principe même de la démocratie. C'est pour cela que je vous enjoins véritablement à ne pas vous laisser séduire par les adeptes d'une façon caricaturale de faire de la démocratie, les adeptes du mi-chemin, les adeptes de la mollesse et de la complaisance. Véritablement, ce serait un message calamiteux de laisser croire à la population qu'elle peut continuer à dire sans donner son nom le mal qu'elle pense de telle ou telle personne !

Une voix. Bravo ! (Applaudissements.)

Mme Laurence Fehlmann Rielle (S). Je vous rappelle que le groupe socialiste était opposé à ce projet de loi, mais au cours de la discussion et à la lumière des auditions de Mme Brunschwig Graf et de M. Cramer, qui a en partie accompagné nos travaux, notre point de vue a changé. Le Conseil d'Etat a bien affirmé que la dénonciation anonyme seule ne suffit pas pour ouvrir une procédure et que l'administration est très prudente en la matière. Contrairement à ce que dit M. Kunz, il ne s'agit pas simplement de dire du mal d'une personne pour le plaisir; il y a souvent une raison importante. De plus, l'administration donne suite à ce genre de plaintes quand il y a d'autres éléments constitutifs. C'est pour cela qu'il faut en l'occurrence faire confiance au Conseil d'Etat et à l'administration, qui n'est pas un Big Brother menaçant pour les citoyens. Même si nous avions au départ décidé de nous abstenir, si l'amendement est tel que M. Hodgers l'a proposé, avec la cautèle du «en principe», nous pourrions nous rallier à cette proposition. Sinon, nous voterons contre ce projet de loi.

M. Michel Halpérin (L). Je prends la parole depuis la salle sur ce projet de loi que j'ai signé et qui m'intéresse, à propos duquel je voudrais vous rappeler deux ou trois éléments qui me semblent cruciaux. Tout d'abord, nous avons adopté ici même il y a deux ans et demi une motion qui préconisait exactement le traitement que propose ce projet de loi pour la délation anonyme en matière de procédure administrative, c'est-à-dire, le classement vertical. Il ne vous aura probablement pas échappé que la motion est un instrument moins contraignant que la loi mais nous étions en droit d'attendre, nous autres députés, que cette motion soit appliquée par le Conseil d'Etat. Au moins un peu, au moins en principe, Monsieur Hodgers.

Or, le Conseil d'Etat a totalement ignoré cette motion. Les uns y verront une manifestation de mépris pour le parlement, les autres, comme moi, plus paranoïaques sans doute, y verront la manifestation de ce que le gouvernement n'entendait pas se priver de ce qui semble être un de ses outils privilégiés: la délation, fût-elle anonyme.

C'est bien la raison pour laquelle il a fallu déposer ce projet de loi. De sorte que, en proposant aujourd'hui, comme vous l'aviez fait au moment du premier et du deuxième débat, et déjà en commission, d'introduire les mots «en principe», vous voulez transformer cette loi en motion pour qu'elle puisse n'être pas plus appliquée comme loi qu'elle ne l'a été comme motion. C'est dommage.

C'est dommage parce que, tout ceci ne porte, je le répète pour la dernière fois, que sur des procédures administratives. Il n'est pas question ici d'entraver les démarches de la police ou de la justice dans des matières importantes qui ont trait au droit pénal, c'est-à-dire par exemple à la protection de la vie, de la santé, ou du patrimoine. Il s'agit ici d'infractions éventuelles à des lois administratives, qui ne sont donc pas essentielles au maintien de l'ordre républicain.

Et le message que nous avons essayé de donner à l'occasion de la motion, puis de la loi, c'est que nous vivons dans une République dans laquelle les délateurs anonymes, parce qu'ils sont anonymes, c'est-à-dire, lâches, qu'ils règlent des comptes et qu'ils commettent des actes de vindicte personnelle pour des motifs égoïstes et pas du tout dans l'intérêt public, ne sont pas les bienvenus. Il s'agit d'un message d'éthique concernant le fonctionnement des institutions. On ne peut pas, Mesdames et Messieurs, affaiblir sans risque les messages d'éthique.

La question qui vous est posée est d'une simplicité toute évangélique, et c'est suffisamment rare dans cette salle pour qu'on le souligne. La question est, Mesdames et Messieurs le députés: dans quelle monde souhaitez-vous vivre, de quel monde souhaitez-vous être les artisans ? Mon choix personnel est fait. Je vous demande de ne pas accepter cet amendement et de voter le texte dans le troisième débat tel qu'il est issu du deuxième. (Applaudissements.)

M. Claude Marcet (UDC). La délation anonyme est affaire de lâches et le gouvernement n'a absolument pas à s'acoquiner avec des lâches et à prendre en compte ce qui lui est dit à ce niveau-là. Je souhaite que le gouvernement aille dans le sens qui vient d'être indiqué. C'est un problème éthique. Un gouvernement qui se base sur la délation n'est plus un gouvernement qui peut se faire respecter comme il devrait l'être. (Applaudissements.)

Mme Michèle Künzler (Ve). Est-ce que c'est vraiment une affaire de lâcheté, ou est-ce que nous ne vivons simplement pas dans le même monde ? C'est vrai qu'on peut rêver d'un monde de justice et de liberté. C'est ce que nous faisons. Mais il y a des injustices, il y a des gens qui sont liés par leur travail, et les positions dans la société ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Il y a des gens qui sont au bas de l'échelle et d'autres qui se trouvent en haut de l'échelle. Ce que vous dites, vous ne l'appliquez qu'aux dénonciations d'ordre administratif. Pour vous, les dénonciations anonymes d'ordre pénal, ce n'est pas grave, alors que des dénonciations d'ordre administratif, c'est très grave ! Vous trouvez plus grave de dénoncer quelqu'un parce qu'il fait une fraude fiscale, que de dire qu'il est pédophile. Cela, vous le laissez faire, puisque vous ne provoquez pas de discussion sur la dénonciation pénale.

De toute façon, la fraude fiscale pourrait impliquer un faux dans les titres et serait dans ce cas de toute façon poursuivie, même avec une dénonciation. En l'occurrence, quelle est la contrainte de ce texte de loi ? Elle est nulle. Finalement, dès qu'une chose est portée à la connaissance de l'autorité, elle est obligée d'enquêter. Si vous oubliez un papier compromettant sur la photocopieuse à l'Hôtel des Finances, voilà, ce n'est pas vraiment une dénonciation anonyme, c'est une mise au courant. Je pense qu'il vaut mieux laisser le petit adverbe qui dit que «en principe», on ne donne pas suite et qu'on est extrêmement prudent avec les dénonciations anonymes parce qu'elles cachent parfois des attitudes malveillantes, mais elles ne sont pas malveillantes a priori.

J'aimerais juste rappeler qu'aux Etats Unis les gens qui dénoncent leur patron sont protégés. Les personnes qui ont dénoncé l'industrie pharmaceutique ont été protégées par le gouvernement. Ce n'est pas du tout le cas ici. Ici, vous perdez votre emploi, vous perdez votre honneur, vous êtes finalement liquidé parce qu'on protège plus les puissants que les faibles. (Applaudissements.)

M. Roger Deneys (S). A l'époque du premier et du deuxième débat, j'étais intervenu sur ce projet de loi parce que c'est vrai que fondamentalement, ce qui pose problème, c'est la qualification qu'on donne au terme «dénonciation anonyme». Je pense que ce n'est vraiment absolument pas correct de prétendre y voir un principe d'éthique, une base de notre société. Cela a été dit tout à l'heure: les précautions les plus élémentaires sont prises en cas de dénonciation anonyme pour vérifier que les faits sont avérés, vérifier qu'il y a bien de quoi mener une enquête plus approfondie.

Ce qu'a dit Mme Künzler est essentiel: nous ne sommes pas tous égaux devant la loi parce que, d'un point de vue économique, il y a des puissants et des faibles et nous ne pouvons pas l'ignorer. Je vous rappelle à titre anecdotique un exemple plus récent que celui cité par Mme Künzler: si on pense à Obwald où un citoyen qui voudrait s'opposer à une récente décision en matière d'impôt peut faire recours au Tribunal fédéral... (L'orateur est interpellé.) C'est un droit démocratique de faire recours au Tribunal fédéral, mais qu'est-ce qui se passe ? On met suffisamment de pression pour que personne à Obwald n'ose déposer son recours. Quelle est la liberté des citoyens dans un monde pareil ?

La dénonciation anonyme n'est pas une fin en soi, cela a été dit. Ce n'est pas le principe de fonctionnement de notre démocratie, c'est une exception, elle doit être utilisée avec parcimonie quand les faits sont avérés; ce n'est pas comme cela que nous fonctionnons. L'amendement des Verts qui vise à réintroduire le «en principe» est le minimum que nous devons faire pour accepter ce projet de loi.

M. Gabriel Barrillier (R), rapporteur ad interim. Je suis donc rapporteur remplaçant de Thomas Büchi. Je me bornerai, bien que sachant que ce plénum est souverain, à vous rappeler que la commission compétente a accepté en conclusion le libellé avec les mots «en principe», grâce au vote de deux AdG - bon, ils ne sont plus là - trois libéraux, deux PDC, deux radicaux et un UDC. Ceci dit, c'est un sujet qui, il est vrai, touche à l'éthique, à la conviction de chacun. Je suis rapporteur, mais aussi chef du groupe radical et j'aimerais vous dire ici que le groupe radical a liberté de vote.

M. Eric Stauffer (MCG). J'aimerais faire quelques remarques. Je rejoins en partie Mme la députée Künzler, qui dit qu'effectivement, en Suisse, nous n'avons pas de mesure de protection pour les gens qui oseraient dénoncer. Mais, pour moi, une dénonciation doit être signée, car il faut avoir le courage de ses actes. Par contre, il serait peut-être intéressant de prévoir des mesures de protection pour ces gens-là et, pour cela, de modifier la loi.

Parce que si on accepte aujourd'hui la dénonciation anonyme, malheureusement, les abus seront nombreux et je pense que l'objectif que vous poursuivez ne sera pas atteint. N'importe qui, par médisance, pourra aller dénoncer Pierre, Paul ou Jacques.

Je pense qu'une dénonciation doit être signée et il faut avoir le courage, voire l'inconscience de le faire quand on s'attaque à des gens puissants, et je sais de quoi je parle. Voilà. (Brouhaha.) Donc, ce que je veux dire, c'est que la dénonciation doit être signée, par contre, réfléchissez, Mesdames et Messieurs les députés, à une modification de la loi pour protéger les gens qui oseraient, qui auraient le courage de dénoncer des actes illicites.

M. Christian Luscher (L). C'est un sujet extrêmement grave que nous abordons ce soir, je crois qu'il faut qu'on en soit tous conscients. J'aimerais revenir sur ce qu'a dit M. Deneys. Il a dit que selon que l'on est riche ou pauvre, selon les conditions, on n'est pas confrontés de la même façon à la dénonciation anonyme. Vous avez parfaitement raison, Monsieur Deneys, parce que le puissant, lui, pourra mettre en oeuvre les moyens nécessaires pour contrer la dénonciation anonyme, quel que soit l'accusateur, tandis que le pauvre, lui, victime d'une dénonciation anonyme, non seulement ne connaîtra pas le nom de son accusateur, mais aussi se trouvera dans une situation où, faute de moyens, il ne pourra pas se défendre. Et c'est là tout le problème.

Nous vivons dans une démocratie. Dans une démocratie comme la nôtre, chacun a le droit de savoir qui est son accusateur lorsqu'il est victime d'une dénonciation, lorsqu'on lui reproche d'avoir commis des actes. C'est la moindre des choses, et c'est un principe de droit européen, c'est un principe qui ressort de la Convention européenne des droits de l'homme, pour laquelle j'imagine que les socialistes se battent jour après jour. On a le droit d'être confrontés à la personne qui nous accuse. La dénonciation anonyme a donné lieu au siècle dernier à des catastrophes humanitaires, à des catastrophes politiques. Dans les pires dictatures, on a connu les dérives de la dénonciation anonyme. La Gestapo a travaillé sur la base de dénonciations anonymes. Dans certains pays d'Amérique du Sud... (L'orateur est interpellé.) ... et M. Hodgers ne me contredira pas, on a arrêté des gens sur la base de dénonciations anonymes, et on les a empêchés de se défendre.

C'est contre cela qu'il faut lutter, Mesdames et Messieurs ! Je le dis sérieusement - je vois M. Deneys qui me regarde d'un air ironique - croyez bien qu'il est absolument essentiel que chacun ait le droit d'être confronté à la personne qui l'accuse. Aujourd'hui, Monsieur Deneys, vous rigolez parce que ce n'est pas vous, mais demain c'est peut-être vous qu'on accusera d'avoir commis une infraction à une norme administrative et qu'on viendra dénoncer publiquement pour avoir fait quelque chose et vous direz... (Brouhaha.) ...mais au fond, qui m'accuse ?

Des voix. Pagani ! (Rires.)

M. Christian Luscher. Et on vous dira: cela ne vous regarde pas, c'est une dénonciation anonyme. Pagani, lui, Pagani, parlons-en, lorsqu'il s'est trouvé devant le Tribunal de police, défendu par Me Grobet, il savait qui l'accusait, il avait en face de lui son accusateur et il a pu faire valoir ses moyens de défense. Chacun a le droit de faire valoir ses moyens de défense. C'est à ce prix-là que nous vivrons dans une démocratie, sinon, nous allons subir des dérives qui sont totalement intolérables. (Applaudissements.)

Une voix. Bravo !

M. Pascal Pétroz (PDC). Monsieur Luscher, nous allons être complémentaires puisque je fais miennes vos paroles totalement sensées sur le principe de la lutte contre la délation anonyme... (Commentaires. Rires.) ...et je m'attacherai, je m'attacherai uniquement à l'amendement proposé par M. Hodgers...

Une voix. Ah !

M. Pascal Pétroz. ...et je vous dirai qu'en principe, le groupe PDC est opposé à cet amendement. (Rires.) Qu'est-ce que cela veut dire, «le groupe PDC est en principe opposé à cet amendement» ? Rien du tout. (Rires.) Cela veut dire que les douze députés PDC vont voter contre, cela veut dire que trois vont voter pour et huit, contre, etc. Cela ne veut rien dire du tout. (Brouhaha.) Donc, si je vous dis que le groupe PDC est en principe opposé à cet amendement, c'est comme si je ne vous livrais pas la position du groupe, ce qui n'aurait absolument aucun sens... (Rires.) ...puisque c'est bien pour cela que je prends la parole. Maintenant... (Rires.) ...après cette démonstration, vous voyez bien, Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, que le fait d'ajouter «en principe» ne veut rien dire: on ne sait pas dans quels cas l'autorité donne suite aux dénonciations anonymes ni dans quels cas elle n'y donne pas suite.

Il faut être clairs: cet amendement, s'il était adopté, viderait totalement la loi qu'il s'agit de voter ce soir de sa substance. Il faut être cohérents: soit on ne vote pas cette loi, soit on la vote sans cet amendement qui la vide de sa substance. Raison pour laquelle le groupe PDC s'opposera avec fermeté à cet amendement. (Applaudissements.)

M. Roger Deneys (S). Brièvement, pour répondre à M. Luscher, ce n'est pas du tout avec ironie que je vous ai écouté, mais je trouve que vous faites un sophisme relativement grave en confondant la dénonciation anonyme avec le système politique dans lequel elle s'exerce. Parce que si la dénonciation anonyme a permis toutes sortes d'abus de la part de la Gestapo, ce que vous avez fait tout à l'heure, ou qu'il y a eu des abus énormes pendant le siècle dernier à cause de la dénonciation anonyme, c'est fondamentalement le système politique dans lequel ces dénonciations... (L'orateur est interpellé.) ...oui, Monsieur Luscher, vous vivez dans une dictature en Suisse, c'est bien connu !

C'est justement cela la différence: en Suisse, nous ne sommes pas dans une dictature, nous sommes dans un système démocratique et nous avons un Conseil d'Etat composé de représentants de différents partis, de sensibilités différentes, capables de discernement... (Commentaires.) ...cultivés, qui ont fait des études et qui sont capables de prendre des décisions en fonction des éléments qui sont dénoncés, même anonymement. Dans ce sens-là, je crois que vous faites un mauvais procès d'intention, parce qu'évidemment cela vous arrange bien de pouvoir classer verticalement toute dénonciation anonyme alors que les faits seront vérifiés, corroborés, et, contrairement à ce que vous avez dit, la dénonciation finale ne sera jamais anonyme, parce que si le Conseil d'Etat prend la peine de mener une enquête sur quelqu'un qui aurait commis des actes délictueux, au moment où une plainte sera déposée, cette plainte ne sera pas anonyme et la dénonciation sera publique. Donc, votre démonstration ne tient pas la route.

M. Antonio Hodgers (Ve). Je vais revenir sur deux points qui ont été évoqués. Le premier, M. Deneys vient d'y répondre. M. Luscher dit que c'est un débat très sérieux, il nous parle de dictature, de la Gestapo, des dictateurs un peu partout dans le monde, y compris en Amérique latine... J'aimerais lui dire comme M. Deneys que la plupart des gens n'ont pas été tués suite à des dénonciations anonymes. Il y a eu des dénonciations complètement ouvertes; une chasse politique basée sur des listes s'est faite et a abouti aux massacres que l'on sait. Ce n'est pas un problème de dénonciation anonyme et je peux vous dire qu'au niveau des dictatures latino-américaines - M. Schifferli, en tant que président de la fondation pro-Pinochet, peut également en parler (Commentaires.) - les tracts concernaient des militants inscrits dans des listes ouvertes.

De nouveau, ce n'est pas un problème de dénonciation, anonyme ou non, c'est un problème d'Etat. Finalement, on a l'Etat qu'on mérite et je trouve que le nôtre n'est pas si mal. Peut-être que vous êtes insatisfait du Conseil d'Etat actuel, mais ce n'est pas le cas de tout le monde dans ce parlement, Monsieur Luscher. On a la chance de vivre en démocratie, on a la chance d'avoir un Etat qui effectue ses actions en fonction du droit et pas de façon arbitraire, c'est cela qui importe. Si on allait dans le sens de vos principes, Messieurs, ce qu'il faudrait faire, c'est interdire la dénonciation anonyme pénale.

Parce que quand M. Halpérin dit que le «en principe» amoindrit la portée de ce projet de loi, en fait, ce n'est pas du tout vrai parce que dans les faits, Monsieur Halpérin - vous le savez, vous qui êtes un bon juriste - dans les faits, n'importe quelle dénonciation, de n'importe quelle nature, peut contenir un élément pénal, y compris les dénonciations fiscales vu que c'est le sujet qui semble-t-il, vous intéresse, derrière toute cette démarche. (Rires.) Le Conseil d'Etat serait tout à fait habilité, quand il reçoit une dénonciation de fraude fiscale, à ouvrir son enquête en pensant que la personne, pour commettre cette fraude fiscale, a pu faire un faux dans les titres. Il ouvrira donc son enquête comme il le fait aujourd'hui déjà et il la mènera s'il trouve des preuves réelles, comme il le fait déjà aujourd'hui.

Finalement, vous achetez à travers ce projet de loi des principes bon marché qui n'auront heureusement pas trop d'impact, voire même aucun impact sur le fonctionnement... (Commentaires.) ...de l'Etat et c'est pour cela que nous sommes d'accord d'introduire ce principe dans la loi, mais en le mentionnant comme tel. M. Pétroz, qui est juriste, saura que, dans notre législation, il y a beaucoup de «en principe» ! Dès ce soir, cher Monsieur, nous allons parcourir toute la législation et supprimer tous les «en principe» qui se trouvent dans la législation genevoise et vous allez voir la complication que cela engendrera pour les administrations de l'exécutif et du judiciaire. (Commentaires. Rires.)

Par conséquent, si cela vous fait plaisir, si vous voulez continuer à vous masturber et à vous donner bonne conscience avec ce projet de loi... (Brouhaha.) ...eh bien, faites-le ! Pour notre part, nous réaffirmons que l'Etat fonctionne correctement dans ce domaine et que l'administration, qui est la garante de la légitimité, lutte contre l'arbitraire. Ce type de disposition ne permettra pas de faire avancer la société.

Mme Patricia Läser (R). Je voulais juste vous dire, Monsieur Deneys, que j'ai reçu moi-même une dénonciation anonyme et j'ai dû essayer de trouver de quoi me défendre contre cette délation, pendant plusieurs mois. Cela a duré dix-huit mois, et je peux vous dire que toute notre famille en a été profondément perturbée. Devoir se battre sans jamais savoir contre qui on se bat, c'est terrible. C'est la raison pour laquelle je voterai cette loi comme elle est. (Applaudissements.)

M. Eric Stauffer (MCG). J'aimerais juste réagir à un propos de M. Hodgers qui dit que lorsqu'une dénonciation anonyme est faite, il y a certainement un caractère pénal... (L'orateur est interpellé.) ...il peut y avoir un caractère pénal qui fait qu'en théorie l'autorité serait obligée de poursuivre d'office suite à cette dénonciation. J'aimerais juste le rassurer: prenons le cas d'un contribuable qui dénonce une banque de la place pour corruption active... (Brouhaha, chahut.) ...d'un Etat étranger et prenons en considération que c'est une dénonciation anonyme. Partant de ce principe-là, je peux vous garantir, Monsieur le député Hodgers, que cette dénonciation fait l'objet d'un classement vertical. Pourquoi ? Prenons le même cas, où un contribuable va signer cette dénonciation, va fournir des preuves, des documents internes à la banque, qui attestent qu'il y a eu détournement de fonds publics d'un Etat étranger. Eh bien, même dans ce cas-là, la procédure fait l'objet d'un classement vertical. Alors c'est pour cela que j'en reviens à dire qu'il faut que le dénonciateur soit connu parce qu'il faut avoir le courage de ses opinions. Par contre, je vous encourage, et nous vous soutiendrons, à faire un projet de loi pour protéger ceux qui ont le courage de dénoncer les puissants contre les faibles.

M. Laurent Moutinot, conseiller d'Etat. Le phénomène de la délation est de toute évidence un phénomène détestable et je ne peux pas vous laisser dire, Monsieur Marcet, que c'est le moyen qu'utilise le Conseil d'Etat genevois pour gouverner. (L'orateur est interpellé.) Vous l'avez presque laissé entendre.

Une voix. C'est pas la même chose ! (Rires.)

Une autre voix. C'est «en principe» pas la même chose ! (Rires. Applaudissements.)

M. Laurent Moutinot. En tout état de cause, Mesdames et Messieurs les députés, un certain nombre d'observations. Ce qui gène dans la délation, ce n'est pas franchement son caractère anonyme, c'est bien plus la visée mal intentionnée ou personnalisée du dénonciateur. Pourquoi ? Parce que, précisément, certaines délations sont signées, mais avec un motif de vengeance exécrable et, celles-ci, mieux vaudrait ne pas les recevoir, mais elles ne sont pas anonymes. D'autres, en revanche, ne sont pas signées, mais sont mues exclusivement par un idéal de justice de la part de gens qui ne peuvent pas s'exposer... (Brouhaha.) ...et c'est exact ! (L'orateur est interpellé.) Ce n'est pas le cas de toutes, Monsieur Luscher, je vous l'accorde, mais cela arrive. La véritable distinction qu'il conviendrait de pouvoir faire, mais qui n'est pas juridique, c'est effectivement entre la dénonciation à but idéal et celle à but mesquin.

La pire des dénonciations, et vous l'avez dit dans les exemples que vous avez cités, c'est évidemment celle qui conduit à la privation de liberté, voire, dans les régimes dictatoriaux, à la mort, mais c'est une dénonciation pénale et personne ici n'a demandé de ne pas tenir compte des dénonciations anonymes en matière pénale. Ce dont nous parlons aujourd'hui, c'est des dénonciations administratives, puisque la dénonciation pénale est une obligation de droit fédéral. Lorsqu'un fonctionnaire est nanti d'une infraction, il doit la communiquer au parquet. Alors, à partir de là, Mesdames et Messieurs les députés, le Conseil d'Etat n'aime pas plus qu'aucun d'entre vous les dénonciations anonymes, mesquines, personnalisées. Cet acte de vengeance, cet acte de corbeau est inacceptable.

Mais la législation que d'aucuns entendent faire accepter par ce parlement, et sans laquelle nous avons parfaitement bien vécu depuis des décennies, elle va aboutir à quoi ? Elle aura un effet pervers, c'est que, par hypothèse, si vous refusez l'amendement, que le Conseil d'Etat fait sien et qui est d'ailleurs le texte qui ressort des travaux de votre commission, que va-t-il se passer ? Le fonctionnaire qui recevra une dénonciation anonyme n'aura d'autre ressource que la transmettre au procureur général. Or, toutes les infractions à la loi fédérale sur le séjour et l'établissement des étrangers sont des infractions de droit pénal. Aujourd'hui, la pratique peut conduire à une enquête administrative, à une certaine compréhension, à un traitement sans passage devant les tribunaux. Mais demain, si cette possibilité de traiter administrativement n'est plus donnée, ce sera forcément une dénonciation au procureur général, et lorsque le rapport du procureur général reviendra à l'administration, ce ne sera plus une dénonciation anonyme, ce sera un rapport de l'autorité pénale auquel l'administration devra donner suite. Par conséquent ce projet contient en lui même un effet pervers extrêmement dangereux.

S'ajoute à cela une discussion un peu byzantine, mais qu'il faut bien avoir. Qu'est-ce que l'anonymat ? Si un citoyen m'interpelle dans la rue, ou vous interpelle dans la rue, en vous disant: «Je m'appelle Tartempion et en face de chez moi il y a un bistrot où je vous dis qu'il se passe des choses pas très claires», vous n'avez pas eu le temps de noter son nom, mais lui, il n'a pas été lâche, il s'est annoncé à visage découvert, il est venu vous voir, il est venu me voir. Si le nom du bistrot vous rappelle confusément d'autres choses et qu'il se trouve que, de fil en aiguille, l'administration s'intéresse à ce qui se passe dans cet établissement, c'est anonyme, ou ce n'est pas anonyme ? En tous cas, on ne peut pas remonter au délateur, parce que je n'ai malheureusement pas la mémoire des noms des nombreux citoyens qui s'adressent à moi en pareil cas. On ne peut pas non plus considérer qu'il s'agirait d'une dénonciation anonyme parce que de toute évidence, l'intéressé a agi à visage découvert.

Et puis, Mesdames et Messieurs les députés, il y a le cas pire, le cas le plus pervers, c'est le citoyen qui a fraudé la loi et qui de manière anonyme s'en accuse lui-même pour éviter toute enquête administrative. (Rires. Applaudissements.)

La présidente. Je mets aux voix l'amendement de M. Hodgers consistant à ajouter les termes «en principe».

Mis aux voix, cet amendement est rejeté par 50 non contre 35 oui.

La loi 9365 est adoptée article par article en troisième débat.

Mise aux voix, la loi 9365 est adoptée en troisième débat dans son ensemble par 52 oui contre 31 non et 2 abstentions.

Loi 9365