République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 23 juin 2005 à 17h
55e législature - 4e année - 10e session - 54e séance
GR 423-A
Mme Anne-Marie Arx-Vernon von (PDC), rapporteuse. La situation qui nous est présentée ce soir est particulièrement grave. Le cas de M. S.B. a même été relayé par de nombreux médias, par exemple dans le cadre d'un «Temps Présent» intitulé: «Justice sous hypnose». La victime qui a fait le portrait-robot de ses agresseurs après des séances sous hypnose est profondément traumatisée, et son agression horrible marquera son destin à jamais. Toutefois, M. S.B. a toujours nié avoir commis cette agression, tout comme son coaccusé.
Pour le rappel des faits: en mars 95 a eu lieu un drame horrible, viol et contrainte sexuelle pour lesquels la victime a déposé plainte trois ans après - en mars 1998. Après des séances d'hypnose, elle a pu décrire ses agresseurs en dessinant un portrait-robot. En juin 1999, après leur identification, les suspects ont été condamnés en Cour d'assises à quatre ans de réclusion. Les deux coauteurs du viol ont donc été accusés et condamnés pour les mêmes faits. Ils ont toujours crié leur innocence. Tous deux ont cependant vu leurs demandes de pourvoi en cassation refusées. Ils ont ensuite fait recours auprès du Tribunal fédéral, recours qui ont également été rejetés. En septembre 2000, les accusés, défendus par deux avocats différents, ont à nouveau recouru auprès du Tribunal fédéral. L'un des accusés a été acquitté et l'autre, celui qui nous concerne ce soir, est resté condamné pour les mêmes faits.
En mai 2002, M. S.B. a, une nouvelle fois, déposé un recours auprès de la Cour de cassation contre l'arrêt de la Cour d'assises. Ce recours a également été rejeté. En octobre 2002, un autre arrêté du Tribunal fédéral sur le recours de droit public contre l'arrêt de la Cour de cassation a conclu à un rejet.
M. S.B., âgé de 34 ans, est dans une situation psychologique extrêmement grave. Ce qui est terrible pour lui, c'est de voir que la personne accusée d'être le coauteur du viol a été libérée en raison du recours mieux formulé par son avocat.
En ce qui concerne notre commission de grâce, la demande qui nous est soumise aujourd'hui est interprétée comme une demande d'équité de traitement entre deux personnes condamnées pour les mêmes faits, qu'elles ont toujours nié avoir commis. La demande de grâce est également liée à l'état de santé gravement détérioré de M. S.B. qui était déjà épileptique et qui, depuis sa condamnation, est profondément dépressif. La demande de grâce est en lien avec le sentiment d'injustice ressenti par M. S.B., qui se trouve toujours condamné alors que le coauteur présumé du viol a été acquitté.
Cette demande de grâce revêt donc un caractère particulièrement grave et délicat parce qu'elle touche notre conscience dans ce qu'elle a de plus faillible et de plus subjectif: cette demande de grâce nous confronte à nos limites de parlementaires et, tout simplement, d'êtres humains. En toute humilité, je vous pose la question: faut-il accepter de laisser des innocents en prison ou des coupables en liberté? Dans sa majorité, la commission a accordé à M. S.B. la grâce du solde de sa peine.
M. Jean Rossiaud (Ve). La présentation du dossier telle qu'elle nous a été faite en commission ne nous a pas permis, à mon sens, de prendre en notre âme et conscience une décision quant à la grâce, et c'est pourquoi je vous suggère de renvoyer ce dossier en commission, pour se donner le temps de la réflexion.
Comme vous l'avez dit, il s'agit d'une question très difficile. Quant à moi, j'ai eu cinq minutes pour me faire une idée sur le dossier qui a circulé, ce qui est trop peu. Depuis lors, je suis allé consulter les arrêts du Tribunal fédéral, non seulement pour l'affaire en cause mais pour l'affaire du complice, et il s'avère, au contraire de l'argument principal qui a été développé en commission, que ces deux affaires ont été jugées par le Tribunal fédéral de manière différente parce que, sur le fond, ce dernier trouvait que les arguments de preuve devaient être traités de manière différente. Donc, à mon avis, une inégalité de traitement pourrait apparaître si l'on traitait de la même manière des situations qui, sur le fond, sont différentes.
C'est pour cette raison que je vous demande de bien vouloir permettre à la commission de réexaminer l'ensemble de ces éléments. Quant à moi, si j'ai l'intime conviction que cette personne a bel et bien commis l'acte qui lui est reproché, je pense qu'on devrait pouvoir en rediscuter ensemble.
La présidente. Il y a environ dix personnes inscrites. Je propose que l'on traite d'abord du renvoi en commission de cette demande de grâce. Si elle n'est pas acceptée, nous reprendrons la discussion. Je mets donc aux voix... (Commentaires.)De nombreuses personnes veulent donc s'exprimer. Dans ce cas, nous allons procéder selon le règlement: peut intervenir un intervenant par parti.
M. Christian Brunier (S). Je crois tout simplement que nous sommes aujourd'hui devant l'illustration des limites de ce parlement en matière de droit de grâce. Nous sommes le seul canton en Suisse à avoir le droit - le fait du prince - de gracier ou de laisser en prison des gens, alors que nous étudions les dossiers en quelques minutes... (Exclamations.) ... de manière pas toujours sérieuse. Quand je vois les débats sur le droit de grâce, ici, dans ce Grand Conseil, où les gens discutent, lèvent les bras et ne savent même pas s'ils gracient ou pas, je pense que cela montre les limites de ce parlement en la matière. Je pense que le droit de grâce devrait être aboli... (Rires et exclamations.)C'est à dire qu'il faudrait laisser le pouvoir aux juges et aux jurys, qui travaillent pendant des heures et des heures avant de condamner ou de ne pas condamner quelqu'un ! (Brouhaha. La présidente agite la cloche.)Il n'y a aucune raison qu'on puisse, d'un coup... (Brouhaha.)
La présidente. Monsieur le député, exprimez-vous sur le renvoi en commission, s'il vous plaît !
M. Christian Brunier. Mais je suis pour le renvoi en commission ! J'avais d'ailleurs demandé en commission de prolonger les débats et de réétudier le dossier en septembre, avec davantage de connaissance. Cependant, je crois qu'on doit vraiment se poser des questions qui vont au-delà de ceci !
M. Jacques Baud (UDC). Bien évidemment, il s'agit d'un acte extrêmement grave. Extrêmement grave ! Et je pense à la victime... Donc, vouloir, comme cela, accorder la grâce sans autre formalité... Non! Je pense qu'il faut renvoyer ce cas en commission et revoir la chose de façon beaucoup plus sérieuse.
M. Antonio Hodgers (Ve). Je ne serai personnellement pas pour le renvoi en commission, bien que je m'y plierais volontiers si la majorité de ce parlement en décidait autrement. Pour la simple et bonne raison que, tant au travers de l'exposé de Mme von Arx-Vernon que des arguments de mon collègue Jean Rossiaud, je constate une certaine dérive dans les travaux de la commission de grâce: elle entre en matière sur des arguments de procédure, d'enquête et de droit. Et cette dérive est extrêmement dangereuse ! Quand j'entends aujourd'hui qu'on va renvoyer la demande de grâce en commission pour approfondir l'enquête, je me demande avec quels moyens, Mesdames et Messieurs les députés !
Je trouve qu'il y a quelque chose de scandaleux quand on lit le document concernant les grâces. On lit: «Mme Q.C., célibataire, originaire de Chine...», dont le seul tort, selon ce qui est inscrit, est d'être venue en Suisse alors qu'elle est de nationalité étrangère et qu'elle n'a pas le permis... Et cette dame n'est pas graciée alors que M. S.B., accusé «de viol avec cruauté et en commun et de contrainte sexuelle, etc. » pourrait, lui, être gracié ?! A quoi jouons-nous? Nous n'allons pas nous substituer à la justice, nous n'avons pas les moyens d'enquêter, ni les compétences en droit.
Les seules raisons pour lesquelles cette commission de grâce peut encore exister - bien que je croie que la question posée par M. Brunier mérite un débat - sont les faits nouveaux et les éléments plus globaux dont les juges, au moment de la décision, n'ont pas pu tenir compte. Ces faits nouveaux correspondant, par exemple, à un mariage prochain, comme pour Madame Q.C., de Chine. Et dans le cas de cette dame, la réponse est négative... Mais, ici, je vois que la commission a soi-disant voulu faire un travail d'enquête - pour des conclusions qui sont, à mon sens, ridicules. En effet, la justice a largement étudié ce cas, elle a abouti à la conclusion que M. S.B. est responsable. Peut-être bien que son collègue a eu de la chance, parce qu'il a été sauvé finalement, si j'ai bien compris, par un vice de procédure - ce qui le lave en droit, mais qui ne le lave pas en terme de morale. Je suis donc opposé à cette grâce et je demande à la commission d'éviter de se pencher sur les enquêtes et de n'étudier que les situations personnelles des gens qui font recours. (Applaudissements.)
M. Rémy Pagani (AdG). Je m'exprimerai bien évidemment sur le renvoi en commission, mais je relève que ceux qui soulèvent la question de l'abolition de la commission de grâce se trompent énormément. Parce que, et dans des pays européens encore, ce droit de grâce est un droit régalien - qui appartient ou qui appartenait à la royauté - qui a été conquis par les républicains qui nous ont précédés, justement pour faire en sorte que ce droit existe encore et qu'il permette, si j'ose dire, de faire primer le bon sens populaire, la conscience du peuple, sur toute autre considération, Mesdames et Messieurs les députés !
Je crois que ceux qui remettent en cause ce droit aujourd'hui se trompent gravement: ils remettent en cause une des conquêtes fondamentales de la démocratie, même si on peut la qualifier de bourgeoise...
La présidente. Monsieur Pagani, exprimez-vous sur le renvoi en commission, s'il vous plaît !
M. Rémy Pagani. Simplement, ce droit existe, et je suis très fier de pouvoir l'exercer par délégation au nom du corps électoral.
La présidente. Alors renvoi ou pas renvoi, Monsieur Pagani ?
M. Rémy Pagani. Attendez ! (Exclamations.)La question du droit de grâce, Mesdames et Messieurs les députés, c'est - car il y a des innocents en prison, quoi qu'on en dise - pour éviter cette aberration, inhérente à tout système !
C'est pourquoi j'aurais aimé avoir des précisions quant à ce qu'il se passera concrètement pour M. S.B., si nous renvoyons cette demande de grâce en commission. Malheureusement, les informations fournies sont incomplètes... Nous ne savons pas s'il est incarcéré, si le fait de reporter de deux mois, c'est à dire en septembre, le traitement de sa demande aura pour conséquence qu'il passera deux mois de plus de prison. Qu'en est-il si, aujourd'hui, la mesure était suspendue en attente de la grâce? J'aimerais donc obtenir ces précisions. De toute façon, je trouve que le renvoi en commission doit, comme le stipule le règlement de la commission de grâce, être considéré en fonction d'éléments nouveaux. Et il me paraît essentiel de considérer que le fait qu'une personne clame son innocence depuis des mois, voire des années, est un élément nouveau, à prendre en compte indépendamment de tout ! Ainsi, je demande des précisions à Mme von Arx-Vernon, afin de savoir quelles seraient les implications d'un report de deux mois du traitement de cette demande de grâce.
La présidente. Mme la rapporteure vous répondra en fin de débat. Je donne la parole à M. Pierre Kunz pour le parti radical.
M. Pierre Kunz (R). Je m'exprime moins en tant que membre du parti radical qu'en tant que membre de la commission. J'aimerais juste rassurer certaines personnes: la commission ne s'est pas prononcée en voulant refaire l'affaire, la commission s'est prononcée sur le constat nouveau suivant: le complice de M. S.B. a été acquitté par le Tribunal fédéral. Pourquoi ? Parce que le Tribunal fédéral a reconnu que les preuves invoquées, à savoir la dénonciation et l'accusation suite à des séances d'hypnose, n'étaient pas un élément qui doit être retenu par les tribunaux. Donc, le fait nouveau est que le deuxième accusé a utilisé des arguments qui ont été rejetés, alors que l'avocat du premier accusé en a choisi d'autres qui ont été acceptés: le fait nouveau est qu'étant accusés de la même chose, l'un a été acquitté et l'autre est toujours accusé ! (Brouhaha.)La commission s'est donc prononcée sur l'inégalité née de l'acquittement du premier accusé.
Il n'est pas tolérable, pour la majorité de la commission tout comme pour moi, que nous renvoyions cette demande de grâce en commission, parce que cet élément doit permettre au Grand Conseil de se prononcer.
M. Pierre Weiss (L). Selon les sujets, les configurations peuvent être différentes en termes d'accord sur les points qui sont à l'ordre du jour. Sur le renvoi en commission, le groupe libéral se prononcera en son âme et conscience: certains considéreront que les éléments sont suffisamment lourds pour mériter un refus de la grâce; d'autres penseront que l'on peut éventuellement renvoyer cette demande de grâce en commission. Je tiens surtout à vous dire, Madame la présidente, que l'idée émise tout à l'heure, de supprimer ce droit régalien, comme l'a très justement rappelé M. Pagani, est une idée que je considère comme proprement hérétique dans un système démocratique.
Mme Anne-Marie Arx-Vernon von (PDC), rapporteuse. Tout d'abord, je tiens à dire que, dans ce genre de dossiers, la personne chargée du rapport ne le consulte pas en cinq minutes - j'ai passé des heures et des nuits sans sommeil. Cette affaire dépasse évidemment nos compétences, mais cela n'empêche pas, à mon avis, de maintenir le droit de grâce comme étant un regard de la démocratie, même si elle est imparfaite. Pour moi, aucune décision ne sera satisfaisante dans cette demande de grâce. Parce que, pour la victime, il est normal de penser qu'il y a une personne coupable en prison, mais il n'est pas acceptable de penser qu'il y a une personne innocente en prison. Et, dans ces conditions, la victime ne peut pas se sentir reconnue dans sa souffrance. (Exclamations.)
Et lorsque nous devons parler de ce sujet, il est très important pour nous - cela a été dit - de ne pas dériver. Nous ne devons pas refaire le procès. Nous sommes, en notre âme et conscience, extrêmement limités dans notre décision et, pour moi, il est important de ne pas renvoyer ce cas en commission, parce que cela ne ferait qu'amplifier la confusion.
Pour répondre à la question de M. Pagani, cette personne est aujourd'hui en traitement, elle n'est pas en détention. Et le fait nouveau qu'il m'a semblé le plus pertinent de présenter à la commission est que M. S.B. est gravement atteint dans sa santé et gravement dépressif.
Mis aux voix, le renvoi de ce dossier à la commission de grâce est adopté par 38 oui contre 28 non et 4 abstentions.
La présidente. Nous passons aux diverses élections. L'élection complémentaire E-1308 de trois secrétaires du Bureau du Grand Conseil est reportée faute de candidats.