République et canton de Genève

Grand Conseil

R 412
8. Proposition de résolution de Mmes et MM. Antonio Hodgers, Jeannine de Haller, Chaïm Nissim, Marie-Paule Blanchard-Queloz, Luc Gilly, Alberto Velasco, Dominique Hausser et Dolorès Loly Bolay demandant aux autorités judiciaires d'étudier la responsabilité de M. Henry Kissinger, ainsi que d'autres personnes, dans les crimes commis par le régime de M. Augusto Pinochet. ( )R412

Le GRAND CONSEIL de la République et canton de Genèveconsidérant :

la résolution 386 du 23 octobre 1998 demandant l'extradition deM. A. Pinochet en vue de son jugement en Espagne, votée à l'unanimité par notre Parlement ;

les documents publiés par la National Security Archive démontrant clairement l'implication du gouvernement des Etats-Unis, et plus particulièrement de M. H. Kissinger en raison de ses fonctions de National Security Advisor et de Secrétaire d'Etat, dans la chute du gouvernement chilien démocratiquement élu de M. Salvador Allende en 1973 et le coup d'Etat militaire de M. A. Pinochet ;

le soutien de M. H. Kissinger, ainsi que d'autres personnes, au régime militaire et à la personne de M. A. Pinochet alors même que les crimes de ce dernier étaient connus internationalement ;

l'existence certaine d'autres séries de documents, encore gardés secrets, notamment ceux relatifs à l'Opération Condor, et le rôle des autorités des Etats-Unis dans cette dernière, par laquelle les autorités chiliennes ont pu éliminer le ressortissant suisse M. Alexei Jaccard ;

la nécessité de condamner non seulement les dictateurs, mais aussi ceux qui leur ont permis d'arriver au pouvoir et de perpétrer leurs actes criminels et, à ce titre, de disposer d'un appareil législatif allant dans ce sens ;

décide de :

faire connaître aux Procureurs de la République et de la Confédération, dans le cadre des démarches introduites à l'encontre de M. A. Pinochet et à la lumière des nouveaux documents publiés par le gouvernement des Etats-Unis, notre volonté de voir établir dans quelle mesure les agissements de M. H. Kissinger, ainsi que d'autres personnes, peuvent être juridiquement qualifiés de complicité dans le complexe d'actes reprochés à M. A. Pinochet ;

faire publier cette résolution, traduite dans les langues respectives, dans The Guardian (Grande-Bretagne), The Washington Post (Etats-Unis), Le Monde (France) et El Pais (Espagne) ;

et invite les autorités fédérales :

EXPOSÉ DES MOTIFS

Aux Etats-Unis, le National Security Archive, en vertu d'une loi permettant de publier certains documents secrets 25 ans après leur date d'établissement, a pu, depuis 1998, déclasser toute une série d'archives sur le rôle et la responsabilité du gouvernement états-unien dans le coup d'Etat du général Pinochet au Chili.

Ces documents comprennent notamment :

datées du lendemain de l'élection par le peuple du président social-démocrate M. Salvador Allende en 1970, des correspondances entre l'ambassadeur des Etat-Unis, le président sortant chilien M. Eduardo Frei, les forces militaires chiliennes et le Parti démocrate-chrétien au pouvoir, retranscrivant des conversations sur la manière d'empêcher l'investiture du président élu ;

les notes du directeur de la Central Intelligence Agency (CIA) lors d'une rencontre avec le président des Etats-Unis, M. Richard Nixon, durant laquelle ce dernier ordonna, en 1970, d'organiser un coup d'Etat contre M. Allende. Dix millions de dollars - plus si nécessaire - ont été mis à la disposition de cet objectif. Un plan d'action a dû être soumis au National Security Advisor, M. Henry Kissinger, dans les 48 heures. Ce dernier déclara : « Je ne vois pas pourquoi nous devons ne rien faire et regarder un pays aller au communisme par l'irresponsabilité de son propre peuple » ;

des procès-verbaux de réunions entre M. Kissinger et la CIA, et des correspondances de ceux-ci avec des militaires chiliens leur demandant de patienter pour le coup d'Etat, car il y avait en 1970 trop de risques d'échec. « Un échec peut réduire vos capacités pour le futur … Le temps viendra lorsque vous et tous vos amis pourront faire quelque chose. Vous continuerez à avoir notre soutien. » écrit notamment le groupe de M. Kissinger à l'officier militaire chilien, M. Viaux ;

des correspondances secrètes contenant les ordres de M. Kissinger à l'office de la CIA à Santiago : « C'est une politique ferme et continue qu'Allende doive être renversé par un coup d'Etat. … Il est impératif que ces actions soient réalisées de manière sûre et clandestine afin que le gouvernement US et les mains américaines restent cachées. » ;

des notes sur la stratégie et les efforts entre 1970 et 1973 du National Security Council, dirigé par M. Kissinger, afin de déstabiliser économiquement le Chili et isoler diplomatiquement le gouvernement de M. Allende ;

le rapport d'un officier de la marine US décrivant le coup d'Etat du 11 septembre 1973 - « notre jour-J », le nomme-t-il - et ses commentaires sur l'opération. « Le coup d'Etat au Chili fut presque parfait » ;

des correspondances entre le Département d'Etat états-unien et le National Security Council, après le coup d'Etat, relevant l'évidence des atrocités et des violations des droits humains commises par le nouveau régime de M. Pinochet ;

des procès-verbaux prouvant la collaboration des Etats-Unis avec les forces de sécurité chiliennes du régime militaire ;

le procès-verbal d'une rencontre informelle tenue le 8 juin 1976 (soit 3 ans après le coup d'Etat, alors que les principales atrocités du régime avaient été commises et étaient connues) entre MM. Kissinger et Pinochet, durant laquelle l'émissaire états-unien assura le dictateur de son plein soutien : « Les Etats-Unis ont de la sympathie pour ce que vous êtes en train de faire ici ». Face aux critiques dont souffrait le régime de Pinochet au niveau international, M. Kissinger a tenu à rassurer le général : « Mon idée est que vous êtes une victime de tous les groupes gauchistes du monde ». Il a en outre garanti au général que l'administration du président Ford n'allait pas le punir pour ses violations répétées des droits humains ;

une note réalisée pour ses supérieurs par l'agent du Bureau Fédéral d'Investigation (FBI), établi à Buenos Aires le 28 septembre 1976 et détaillant les objectifs et les moyens de l'Opération Condor.

M. Henry Kissinger a été l'assistant du président Nixon pour les affaires de sécurité nationale de 1969 à 1973 et secrétaire d'Etat de 1973 à 1977. A ce titre, et comme les documents cités ci-dessus le prouvent, il a été largement impliqué dans le coup d'Etat de M. Pinochet qui, sans l'aide des Etats-Unis, n'aurait certainement pas pu se réaliser. Cette implication, ainsi que celle d'autres acteurs politiques de l'époque, est aujourd'hui évidente et reconnue. Cependant, même s'il est important de le réprouver moralement, la collaboration à la réalisation d'un coup d'Etat contre un gouvernement démocratique ne constitue pas, selon notre législation interne, un chef d'accusation. C'est pourquoi cette résolution, en posant le problème en termes juridiques, se permet d'interpeller les autorités judiciaires de notre pays.

En effet, une procédure à l'encontre de M. Pinochet est ouverte à Genève pour son éventuelle responsabilité dans l'assassinat de notre compatriote M. Alexei Jaccard. Ce dernier a « été disparu » à Buenos Aires par la police politique chilienne - la DINA - dans le cadre de l'Opération Condor. Cette opération, lancée par le Chili dans les années septante et comprenant l'Argentine, l'Uruguay, le Paraguay et la Bolivie, a coordonné des échanges de données et de prisonniers, des enlèvements, des tortures, des disparitions et des assassinats. La coordination mise en place par ces dictatures avait pour objectif de repérer et d'éliminer les opposants - ou estimés opposants - en exil, qu'ils se trouvent sur le territoire des membres du réseau ou dans le reste du monde.

Plusieurs éléments montrent que les Etats-Unis étaient non seulement au courant des activités de ce réseau, mais qu'ils ont aussi très certainement collaboré avec lui dans de nombreux cas. La preuve de la connaissance de l'Opération Condor par les autorités états-uniennes de l'époque est établie par la publication du département d'Etat d'une note réalisée le 28 septembre 1976 par un agent du FBI établi à Buenos Aires, détaillant les moyens et les objectifs de cette opération. Les preuves mettant en cause la responsabilité des Etats-Unis dans les activités du plan Condor ne sont certes pas démontrées si clairement, mais plusieurs faits permettant de conclure dans ce sens existent :

La Commission des Droits de l'Homme d'Argentine a établi que la CIA avait financé, assisté techniquement et organisé des rencontres entre les leaders d'escadrons de la mort du Brésil, d'Argentine et d'Uruguay.

En août 1975, moment où l'Opération Condor entre en force, M. Manuel Contreras, chef de la police politique chilienne et principal artisan de l'Opération, fut reçu par M. Vernon Walters, directeur adjoint de la CIA.

Les témoignages de divers prisonniers politiques des dictatures qui ont déclaré avoir été interrogés par des officiers états-uniens.

Des documents prouvant une collaboration suivie entre de notables bourreaux des dictatures et des agents du gouvernement américain.

Les recherches de journalistes, tel le Britannique M. Richard Gott, qui a directement mis en cause M. Kissinger, attestent de ces liens.

Des aveux d'ex-militaires comme M. Juan Battaglia Ponte, qui admet avoir travaillé pour la CIA dans les années septante et qui affirme que, non seulement elle connaissait les plans de l'Opération Condor, mais elle les supervisait.

Le Paraguay, autre centre important de l'Opération Condor, en a établi un classement de toutes les activités. Ces archives - nommées les Archives de la Terreur - ont été retrouvées en 1992 par un juge paraguayen et contiennent de nombreux documents impliquant les Etats-Unis.

Tous ces faits (ainsi que d'autres non énumérés ici), la responsabilité établie et prouvée du soutien politique, technique et financier des Etats-Unis au régime de M. Pinochet ainsi que le contexte international de l'époque où tout - ou presque - était permis pour lutter contre le ‘communisme', nous permettent d'établir que le principal acteur de la politique extérieure des Etats-Unis dans la région, M. Kissinger, ainsi que d'autres personnes, ont une forte responsabilité dans les actes de l'Opération Condor.

Dès lors qu'une procédure est ouverte en Suisse pour une personne disparue dans le cadre de cette opération, il est légitime de faire savoir aux autorités judiciaires notre souci qu'il soit établi s'il n'y pas lieu d'inculper M. Kissinger, ainsi que d'autres personnes, pour leur responsabilité dans cette disparition.

Par ce cas précis, les signataires de cette résolution veulent soulever une problématique plus large, celle de la notion de « complicité de crime contre l'humanité ». En effet, il nous semble incohérent de vouloir juger des criminels contre l'humanité et ne rien faire contre ceux qui leur ont permis de réaliser leurs crimes. A ce titre, l'affaire Papon a montré la lacune de notre dispositif juridique qui ne contient pas cette notion, pourtant appliquée de facto dans ce cas d'espèce. C'est pourquoi cette résolution demande aux chambres fédérales d'intégrer ce principe dans notre législation.

Une autre invite de la présente résolution concerne les documents publiés exposés ci-dessus qui, bien qu'ils permettent d'attribuer clairement une responsabilité au gouvernement états-unien, ne sont malheureusement pas complets. Il est certain qu'il existe d'autres séries de documents sur cette période, notamment sur l'Opération Condor dont la publication pourrait grandement aider le travail de la justice. C'est pourquoi il est important que nous fassions pression sur le gouvernement des Etats-Unis afin que ce dernier réalise une publication complète - et sans censure - des documents relatifs à ces événements.

La complexité et l'importance des faits évoqués dans cette résolution impliquent un renvoi de cette résolution en commission. La commission idoine serait celle des Droits de l'Homme, proposée par notre collègue Halpérin, mais le projet de loi l'instituant est encore en commission des droits politiques. Notre proposition est donc la suivante : nous invitons le Grand Conseil à renvoyer la présente résolution à la Commission des affaires communales, régionales et internationales dans l'attente de la création de la Commission des Droits de l'Homme. Dès l'entrée en fonction de cette dernière, la résolution lui sera transmise pour étude.

Par conséquent, nous vous remercions, Mesdames et Messieurs les députés, de faire bonne accueil à notre résolution.

Débat

Le président. Un mot, Mesdames et Messieurs les députés, avant de vous passer la parole. A la lecture du contenu de cette proposition de résolution, le Bureau constate qu'en cas d'acceptation de cet objet par notre autorité législative nous pourrions être exposés à d'éventuelles accusations en référence au code civil ou pénal. Dès lors, et afin d'éviter toute procédure disproportionnée, nous vous proposons que le Bureau soit auditionné par la commission qui pourrait être saisie de cet objet, afin que nous puissions faire valoir nos observations.

M. Antonio Hodgers (Ve). Mesdames et Messieurs les députés, je continue ici le débat entamé par M. Halpérin le 18 novembre 1999, lorsque l'ancien président du Grand Conseil Spielmann, avec le respect des procédures démocratiques que nous lui savons tous, lui a permis de s'exprimer durant une dizaine de minutes sur un point qui avait été retiré de l'ordre du jour, sans me donner la possibilité de répliquer !

Grâce à la présentation du parcours politique et diplomatique de M. Kissinger faite par M. Halpérin, vous avez été informés, pour ceux qui ne le connaissaient pas encore, des grandes choses qu'a accomplies cet homme. Ce que notre collègue s'est en revanche abstenu de rappeler, c'est la responsabilité qui lui est tout aussi imputable dans de nombreux cas de violations massives des droits humains à travers le monde. Je pourrais parler ici de son implication dans la prise du Timor-Oriental par Suharto, avec les conséquences humanitaires récentes que l'on sait, mais aussi du Cambodge. Ou encore de la guerre du Viêt-nam où, après avoir échoué militairement malgré des bombardements au napalm de villages et de civils, il obtint une victoire diplomatique en signant la paix, ce qui lui valut un Prix Nobel ! Il est évidemment facile de réaliser la paix lorsqu'on est responsable du déclenchement de la guerre...

Mais la présente résolution ne traite pas de ces faits. La résolution 412, Mesdames et Messieurs les députés, traite d'un sujet qui nous concerne et nous préoccupe tous, puisque notre parlement unanime a voté la résolution concernant l'extradition de M. Pinochet. En effet, par le vote de cette résolution, le Grand Conseil a montré son attachement aux droits humains et surtout à la nécessité de poursuivre ceux qui les ont violés, l'eussent-ils fait il y a plusieurs dizaines d'années et de l'autre côté de la Terre ! Ce vote montre aussi que notre parlement fait sienne la devise de Dostoïevski qui orne le Musée du CICR : «Chacun est responsable de tout devant tous !» - principe repris par l'article 28 de la Déclaration universelle des droits de l'homme - et que sa préoccupation en faveur de la justice dépasse largement les frontières de notre République.

Dans cette optique, les signataires de cette résolution n'ont agi que par souci de cohérence. Oui, comment peut-on condamner un criminel et recevoir avec tous les honneurs ceux qui lui ont permis, si ce n'est commandé de réaliser ses crimes ? Comment prétendre défendre les droits humains et justifier les actions des services secrets des Etats-Unis au Chili, sous prétexte de guerre froide ? A notre avis, il est trop facile de voter des résolutions contre des criminels médiatiques tels que Pinochet et de se taire sur la responsabilité de ceux qui les ont mis en place.

Les faits qui sont reprochés à M. Kissinger ne sont pas des suppositions, comme certains ont pu l'évoquer, car ils sont aujourd'hui confirmés, notamment par les documents publiés par le gouvernement des Etats-Unis dont vous avez un échantillon dans l'exposé des motifs. Evidemment, ces publications sont loin d'être complètes et le plus honteux reste certainement hors d'accès du public - même si quelques jours après le dépôt de la précédente résolution sur M. Kissinger le président Clinton répondait partiellement à une des invites, en déclarant vouloir déclasser encore un millier de pages concernant les années noires de la dictature au Chili. Ces documents, ainsi que d'autres éléments établis par des commissions-vérité latino-américaines qui se sont penchées sur ces années-là, permettent d'établir une responsabilité réelle des services états-uniens dans les crimes commis par les dictatures locales, dont celle de Pinochet.

Comme vous le savez, le procureur général de la République a ouvert une procédure à l'encontre de M. Pinochet pour sa responsabilité présumée dans la disparition et le meurtre du citoyen suisse Alexei Jaccard, à qui un auditoire universitaire a récemment été dédié. Or, ce dernier a été enlevé à Buenos Aires en Argentine, sur demande des services secrets chiliens dans le cadre d'une opération nommée Condor. Ce réseau de dictatures latino-américaines visait à éliminer les opposants politiques, ou supposés tels, dans le monde entier. Plusieurs éléments nous permettent d'avoir de forts soupçons sur le fait que non seulement les services secrets des Etats-Unis étaient au courant de l'opération Condor, mais qu'ils y ont largement contribué. L'exposé des motifs contient également quelques extraits de documents relatifs à ces faits.

Dès lors, si une procédure est ouverte en Suisse pour le meurtre d'un citoyen helvétique dans le cadre d'une opération à laquelle les services secrets des Etats-Unis ont participé, il est légitime de demander à notre justice si les responsables de ces services et notamment leur chef ne devraient pas comparaître devant elle. Il s'agit juste d'une question, et non d'une accusation, qui elle était contenue dans la précédente résolution.

En outre, concernant les problèmes diplomatiques que pourrait occasionner le vote d'une telle résolution, je tiens à souligner que M. Kissinger n'occupe aujourd'hui plus aucun poste politique ou diplomatique et que par conséquent cette résolution ne remet aucunement en cause la volonté de Genève d'accueillir des représentants de tous les Etats dans le cadre de ses organisations internationales, hauts lieux de négociations. Genève se doit d'accueillir ces représentants d'Etats, même si parfois ils ne sont pas très fréquentables, si je puis m'exprimer ainsi, car dans l'état actuel du monde l'intérêt du dialogue doit la plupart du temps primer sur la cohérence éthique.

Mesdames et Messieurs, je sais qu'il est difficile de s'attaquer à un personnage qui était l'un des plus éminents représentants de la nation considérée comme la plus puissante du monde. Je sais aussi que, malgré son implication dans des régimes violant de manière massive les droits humains, M. Kissinger n'a jamais été considéré comme un criminel par l'opinion publique internationale, contrairement à MM. Pinochet ou Milosevic. Néanmoins, si l'on veut qu'une réelle justice pénale internationale se mette en place - ce que nous avons tous souhaité en votant la résolution sur Pinochet - il faudra aussi s'attaquer aux actes commis par les gagnants et les puissants, et pas seulement à ceux commis par les perdants et les petits dictateurs locaux.

Cette peur de s'attaquer à un représentant des Etats-Unis, on l'a vue à travers les réactions qu'a suscitées le dépôt de la précédente résolution et de celle-ci, comme dans la préoccupation exprimée par notre président concernant les conséquences pénales que pourrait avoir le vote de cette résolution. Cela montre qu'effectivement il n'est pas aisé d'aborder une telle problématique.

Néanmoins, je tiens à rassurer notre président : j'ai consulté quant à moi quelques experts en droit pénal et je voudrais lui rappeler deux principes qui sont inscrits dans notre loi portant règlement du Grand Conseil, à l'article 69, à savoir l'irresponsabilité pénale des députés, donc du Grand Conseil, et leur liberté d'expression. Par conséquent, je verrais difficilement que de telles mesures soient prises à l'encontre d'une résolution votée par notre Grand Conseil. Cela dit, la commission auditionnera bien volontiers le Bureau.

Encore un mot sur l'invite proposant la publication de cette résolution : la majorité parlementaire comprend bien que le parlement ne peut se permettre de réaliser ce genre d'exercice trop souvent. C'est pourquoi les signataires sont prêts à retirer cette invite lors des travaux en commission.

Au sujet du renvoi en commission, la commission des droits de l'homme n'est pas encore instituée mais est en bonne voie. Dans l'attente qu'elle devienne effective, nous vous proposons de renvoyer cette résolution à la commission des droits politiques, en lieu et place de la commission des affaires communales, comme indiqué dans l'exposé des motifs.

M. Jean-François Courvoisier (S). Notre grand écrivain genevois Georges Haldas a écrit dans «La Légende des cafés» que ce qu'on nomme expérience n'est qu'une suite de désillusions. Je ne vous parlerai donc pas de mon expérience, mais de mes souvenirs.

Au moment du procès de Nuremberg, je me suis réjouis qu'un tribunal juge enfin les criminels de guerre. A la même époque, l'écrivain catholique français Georges Bernanos demandait au pape de définir la limite des atrocités que pouvait commettre un soldat en obéissant à ses supérieurs. Il ironisait sur la mission d'un aviateur bombardier, qui pouvait en quelques minutes massacrer des centaines de femmes et d'enfants et recevoir ensuite la sainte communion sans se confesser, à la condition toutefois que pendant le trajet en autobus il n'ait pas regardé de trop près les jambes de sa voisine !

Pour en revenir à Nuremberg, mon enthousiasme s'est vite amenuisé lorsque j'ai constaté que les criminels de guerre se trouveraient toujours dans le camp des vaincus.

Aucun responsable soviétique n'a été inquiété pour le massacre de 10 000 officiers polonais dans la forêt de Katyn. Le bombardement de Dresde peu avant la fin de la guerre, qui a détruit la ville et tué 200 000 civils dans le seul but de terroriser la population, ne pouvait pas être un crime de guerre puisqu'il était l'oeuvre des grands vainqueurs. Et le lancement des bombes atomiques qui ont fait en un instant des centaines de milliers de morts, en laissant les rares survivants dans une situation encore moins enviable, ne représentait pas un crime de guerre, mais soi-disant une nécessité stratégique - ce qui a été démenti peu après par le Pentagone qui avait évalué à 40 000 hommes les pertes américaines au cas où l'invasion du Japon aurait été nécessaire. Nous savons maintenant que le Japon avait déjà chargé l'URSS de demander aux Etats-Unis les conditions d'un armistice, ce qui vient d'être confirmé par une émission de télévision. Mais qu'importe quelques centaines de milliers de morts : il fallait impressionner Staline par la toute-puissance de cette arme redoutable.

Il faudrait aussi parler de la destruction par la dioxine de la forêt vietnamienne, dont les habitants subissent encore aujourd'hui les terribles conséquences.

Personne n'a condamné de responsables israéliens pour les 385 villages incendiés en Palestine, d'où 70 000 Palestiniens furent expulsés. L'écrivain israélien Gédéon Lévy a écrit que la seule différence avec le nettoyage ethnique du Kosovo était l'absence de caméras de télévision...

Aujourd'hui, nous voulons condamner Milosevic et Pinochet. Je comprends très bien que les victimes de ces criminels désirent les voir condamner. Mais nous ne courons pas de grands risques pour notre commerce extérieur et notre sécurité en condamnant un vieillard malade et un chef d'Etat qui ne pourra pas lutter longtemps seul contre dix-neuf pays, dont la plus grande puissance économique et militaire du monde.

Lorsqu'il nous a refusé l'autorisation de distribuer des tracts contre le président Clinton, M. Ramseyer a eu raison de nous dire que c'était Saddam Hussein qui avait envahi le Koweit. Mais lorsque l'Irak se battait contre l'Iran, ennemi des Etats-Unis, Saddam Hussein était déjà un tyran sanguinaire. Aux yeux des USA, il n'est devenu un criminel que le jour où, en envahissant le Koweit, il a envahi un grand producteur de pétrole !

Pour cela, le président Clinton se donne le droit de laisser mourir des centaines de milliers d'enfants par manque de médicaments et de nourriture...

Si nous n'avons pas voulu soutenir la résolution qui demandait de déclarer Pinochet persona non grata à Genève, nous soutiendrons le renvoi de cette résolution-ci à la commission des droits politiques, en attendant la création d'une commission des droits de l'homme. Cette nouvelle commission pourra définir ce qu'est un crime contre l'humanité. Staline disait avec le cynisme qui était le sien : «Tuer un homme, c'est un crime, en tuer mille, c'est une statistique.» Cette commission pourra aussi décider à partir de combien de milliers de morts, il y a crime contre l'humanité...

Comme il est coutume de citer La Fontaine dans cette salle, je rappellerai la conclusion des «Animaux malades de la peste» : «Que vous soyez puissant ou misérable / Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.» Alors ayons le courage de dénoncer les crimes contre l'humanité indépendamment de l'importance de ceux qui les commettent. Mais, pour le moment, nous devons envoyer cette résolution en commission des droits politiques.

Mme Nelly Guichard (PDC). Mesdames et Messieurs, en préambule, je propose un titre à votre résolution : «Persiste et signe» ou «La grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf» !

Décidément, le principal mérite de certains députés, c'est l'obstination. Je ne dirai pas la persévérance, parce que la persévérance est une qualité ! Qu'on s'obstine pour une noble cause, parce qu'on est persuadé qu'elle doit être défendue, passe encore. Mais qu'on s'obstine pour faire passer son avis à tout prix et contre toute analyse raisonnable, c'est véritablement une position irresponsable. Etre idéaliste, c'est bien ; irréaliste, c'est dangereux ; irresponsable, c'est très grave pour des députés. Quand vous avez prêté serment comme députés, vous avez promis de servir la République. Tout à l'heure encore, nous nous sommes engagés, par la bouche de notre président, «à faire servir nos travaux au bien de la patrie qui nous a confié ses destinées».

Aujourd'hui, non seulement vous desservez Genève, la Genève internationale dont vous vous réclamez par ailleurs, mais vous desservez notre canton, la Suisse également, et surtout vous vous ridiculisez, ce qui est votre droit, mais vous rendez ridicules tous vos collègues, tous bords confondus, et cela ce n'est pas votre droit ! Que vous vous adressiez au Conseil fédéral, ou que vous destiniez votre résolution à une de nos commissions ne change rien à l'affaire. Non seulement le sujet pose problème et n'est pas de notre compétence, mais les députés ont bien assez de travail sans se mêler d'enquêtes de ce type, quelle que soit la personne au sujet de laquelle on demande une telle démarche d'ailleurs : qu'elle se prénomme Henry, Slobodan, Muammar, Saddam, Bill ou Augusto ne change strictement rien à l'affaire. Contentons-nous de faire le mieux possible ce qui nous concerne - et la tâche est vaste - plutôt que de nous ériger en justiciers du monde. C'est sûrement un idéal très noble, mais nous n'avons pas été élus pour remplir ce rôle-là.

Qu'on se comprenne bien : je ne minimise pas les faits qui sont décrits dans l'exposé des motifs, ils me révoltent, ils me répugnent autant qu'à vous. Mais, de grâce, cessez de mélanger les rôles des uns et des autres et les différents niveaux de compétence - cela vous a été expliqué déjà à de multiples reprises.

Nous vous demandons donc de retirer votre résolution, ce serait là un geste élégant et raisonnable. Faute de quoi, nous nous opposerons à l'envoi de cette résolution en commission, car trop souvent, dans l'enceinte de ce Grand Conseil, nous utilisons des sujets graves pour nous donner de l'importance. Nous demanderons par ailleurs l'appel nominal.

Mme Jeannine de Haller (AdG). Je ne serai pas longue, car beaucoup de choses ont déjà été dites et expliquées très clairement, entre autres dans l'exposé des motifs et dans la présentation de M. Hodgers.

Je dirai, au nom de mon groupe, que l'AdG regrette que la première formulation de cette résolution déclarant Henry Kissinger persona non grata ait été retirée. Toutefois, même si les mots utilisés dans cette nouvelle résolution sont moins percutants, l'idée de fond reste la même. Il ne suffit pas de condamner les dictateurs ou de demander leur extradition, comme ce Grand Conseil l'a fait pour Pinochet en votant la résolution 386, mais il s'agit également de montrer comment et grâce à qui ces dictateurs sont arrivés au pouvoir, puis s'y sont maintenus, et de se donner les moyens de condamner aussi leurs complices.

La résolution 412 se situe dans la logique de la résolution 386 qui demandait l'extradition de Pinochet. Elle invite les autorités fédérales à introduire dans notre législation fédérale le principe de complicité de crime contre l'humanité. C'est bien pour cette raison que l'AdG demande que cette résolution soit envoyée à la commission des droits politiques afin d'y être étudiée avec attention.

M. Michel Halpérin (L). M. Hodgers et ses amis avaient, il y a quelques mois, déposé une résolution qui leur a fait si peur qu'ils ont eux-mêmes éprouvé le besoin de la retirer. Ils auraient voulu le faire en catimini ; il se trouve que j'ai pris la parole pour dénoncer la pauvreté de la manoeuvre. C'est ainsi que M. Hodgers a tenu tout à l'heure à expliquer qu'il prolongeait aujourd'hui le dialogue qui n'avait pas eu lieu à l'époque, en reprenant, sous une forme à peine différente, l'exercice auquel il s'était livré alors.

L'on doit remarquer d'abord la formidable ignorance des auteurs de ce texte, ignorance historique et politique. Je ne voudrais pas, à cette heure avancée de la soirée, abuser de votre patience, Mesdames et Messieurs les députés, mais s'engager dans un processus comme celui-ci pour vous présenter une facette, au demeurant singulièrement unilatérale, de l'activité d'un homme politique étranger, c'est supposer que vous êtes dépourvus de toute mémoire, de toute connaissance de ce que la plupart d'entre vous ont vécu en direct, pour avoir été les témoins des événements survenus alors que M. Allende était président du Chili et M. Kissinger, secrétaire d'Etat américain.

C'est oublier aussi, par exemple, l'extraordinaire importance du rôle de M. Kissinger dans la fin de la guerre du Viêt-nam - guerre qui, je crois, n'avait pas beaucoup de supporters dans vos rangs - saluée comme un très grand moment du rapprochement entre les nations, même si c'était la conclusion d'un processus douloureux. On pourrait bien sûr prolonger l'exercice dans le temps et se demander pourquoi la guerre du Viêt-nam a eu lieu, mais il faudrait alors se demander si les Etats ont l'obligation de respecter les traités qu'ils signent, ou non...

C'est oublier, toujours à propos de M. Kissinger, le rôle extraordinairement important qu'il a joué dans le rapprochement entre les pays arabes et Israël, en particulier ses interventions sans lesquelles les accords de Camp David n'auraient jamais vu le jour, ni le traité de paix entre M. Sadate et l'Egypte d'un côté, M. Begin et Israël de l'autre.

Mais probablement que, pour les mises en accusation simplistes dont vous êtes les protagonistes habituels, ce genre de débat vous paraît trop compliqué. Il vous obligerait à faire des mises en perspective, à nuancer le portrait, à admettre que la politique est un art complexe, qui oblige ceux qui s'y livrent sérieusement - pas comme vous ! - à plonger les mains dans la réalité humaine, à regarder comment réagissent les hommes depuis l'origine des temps et à faire avec cette pâte-là ce qu'on peut, c'est-à-dire la guerre et la paix, de grandes choses et des choses ignominieuses.

La responsabilité politique consiste précisément à connaître ces choses-là et non pas à faire semblant de croire, comme M. Hodgers ou M. Courvoisier tout à l'heure, que l'enfer n'est pas pavé de bonnes intentions. En réalité, l'enfer est pavé de bonnes intentions, si ce n'est qu'en l'occurrence vous n'avez même pas de bonnes intentions ! Nous ne sommes donc pas en route vers l'enfer par mégarde, par inattention, mais par mauvaise intention !

Je ne vous ferai pas l'affront, Mesdames et Messieurs les députés, de reprendre en détail le texte qui vous est soumis. Je ne vous demanderai même pas, pour répondre à Mme de Haller, d'examiner les raisons pour lesquelles un peuple, le Chili, s'est trouvé à un moment donné dans la situation désastreuse qui était la sienne, au point de préférer pendant un temps - et c'est une réalité sociologique qui se prolonge - les stigmates d'une tyrannie insupportable aux avantages d'une démocratie à la dérive.

Oublions cela, pour nous consacrer au texte que vous avez le front de nous présenter. Vous nous expliquez par exemple dans votre résolution qu'il s'agit d'une part de mettre en accusation M. Kissinger pour complicité de crime contre l'humanité et, dans le même texte, vous proposez que l'on introduise dans le droit suisse cette notion de complicité de crime contre l'humanité. En d'autres termes, les grands juristes que vous êtes proposent que l'on poursuive quelqu'un pour un crime qui n'existe pas encore, mais dont on voudrait l'introduction dans le droit pénal. Je ne prolonge pas la démonstration, c'est inutile, vous avez compris !

Cela procède de la même démarche que celle qui a été entreprise par M. Hodgers il y a un quart d'heure, lorsqu'il a expliqué, pour soulager probablement l'inquiétude du Bureau, que les députés ne risquaient rien, étant au bénéfice de l'irresponsabilité pénale. L'immunité de discours au sein de cette enceinte vous protège de tout, cette irresponsabilité - que vous pouvez prendre dans tous les sens du mot ! - c'est probablement ce que M. Courvoisier appelle le courage politique ! Il n'est en effet pas très difficile de s'exprimer sur les autres quand on ne risque rien soi-même.

Vous poursuivez par un paradoxe. Vous nous proposez en somme la primauté du droit : ah, dites-vous, les droits et en particulier les droits de l'homme, il n'y a rien de plus essentiel. Je suis prêt à marcher avec vous dans cette direction-là, Mesdames et Messieurs, mais j'aimerais que nous définissions ensemble un jour - et il y aura du travail, car je connais des juristes plus éminents que nous qui s'y consacrent depuis un bon siècle - ce qui relève du droit obligatoire. Celui par exemple que le législateur que nous sommes, ou que le peuple suisse, législateur suprême, n'aurait pas le droit de défaire. Pour l'instant, nous n'avons pas encore trouvé en quoi pouvait consister ce droit impératif, mais passons !

Vous voulez donc la primauté du droit et c'est à ce titre que vous demandez que l'on poursuive les politiques pour des actions qu'ils auraient commises - je rappelle en passant un concept qui vous a sans doute échappé depuis, qui est celui de la guerre froide. Pour épauler votre propos sur la primauté du droit, vous citez l'affaire Papon. S'il est un sujet, Monsieur Hodgers, Mesdames et Messieurs les cosignataires de cette résolution, sur lequel je suis politiquement de votre avis, c'est bien la nécessaire exécution de sa peine par M. Papon. Mais permettez-moi de vous dire, en toute humilité, que je suis juridiquement en parfait désaccord avec ce que la Suisse a choisi de faire pour rendre cette exécution possible. Papon doit purger sa peine, mais le choix politique qui a été fait à cette occasion était juridiquement inacceptable. Ceci pour dire, Mesdames et Messieurs, que pour faire valoir la primauté du droit, vous demandez la primauté du politique sur le droit. C'est un premier paradoxe.

Autre élément qui démontre que vous avez en réalité à l'esprit la primauté du politique et pas celle du droit, c'est la manière dont vous présentez votre acte d'accusation. Voilà des procureurs qui pourraient être mieux inspirés s'ils avaient le sens de la nuance et le sens du contexte que j'ai voulu décrire tout à l'heure, mais cela leur échappe car cela n'a pas d'importance : leur véritable propos n'est pas de faire une démonstration authentique, il est simplement d'exprimer un avis. Nous sommes en politique, nous sommes au parlement, tous les avis sont bons à formuler : Genève est compétente en tout, puisque nous décidons que nous le sommes ! En conséquence de quoi, nous parlementaires genevois, si nous avons envie de parler de M. Kissinger - et une autre fois du président Nixon, du président Clinton, ou d'un autre, non Américain, un Chinois par exemple, mais vous avez des préférences dans vos sélections politiques ! - eh bien, nous prenons ce droit, nous nous l'arrogeons parce que nous sommes députés genevois !

Voilà en somme votre paradoxe. Primauté du droit ? en réalité, primauté du politique !

Et puis, vous nous proposez un choix qui consiste en réalité à déshonorer Genève. Je ne reviendrai pas sur ce qu'a dit correctement et avec talent Mme Guichard il y a un instant. Mais enfin, Mesdames et Messieurs les députés, qu'est-ce que Genève, non pas dans notre conscience boursouflée et égocentrique, mais à l'échelle du monde ? Un lieu extraordinairement connu, apprécié tout autour de la planète, non parce que les interventions de M. Hodgers et de ses amis le rendent sympathique à la cause des peuples, mais parce que Genève a su depuis un siècle et demi se présenter comme une ville où, au lieu de juger, on accueille ! Des réfugiés d'une part, des diplomates de l'autre, voire des militaires, voire des chefs d'Etat. Et ce pour leur donner l'occasion de se parler, de renouer les fils du dialogue et, par le dialogue politique, de faire progresser leur cause mais aussi la cause des droits de l'homme, dont vous prétendez qu'elle vous est chère. C'est cette Genève - qui ne s'est pas distinguée par une neutralité abstraite, prudente ou pusillanime, mais par un sens de l'hospitalité et un respect des règles de l'hospitalité, qui commencent par la courtoisie à l'égard des autres - que vous remettez en question par des démarches comme celle-ci.

Je vous dis donc que vous faites du tort à Genève. Vous pouvez vous abriter derrière le procureur général Bertossa pour rehausser un peu le sens de votre démarche ; je trouve pour ma part que, si ce magistrat faisait son travail sans éprouver le besoin de se prononcer sur des chefs d'Etat ou des ministres étrangers au moyen de sarcasmes ou de quolibets d'un goût discutable, il serait mieux à sa place et représenterait, lui aussi, mieux notre République !

En conséquence, vous nous proposez de mettre en accusation, dans une commission quelconque - peu importe qu'elle soit celle dont j'ai proposé la création ou une autre - un ancien secrétaire d'Etat éminent, pour qui, je tiens à le dire, j'éprouve de l'admiration. Vous proposez cela et vous demandez de surcroît - vous avez nuancé le propos tout à l'heure, mais c'est écrit dans votre texte - que cet acte de bravoure, commis sous le parapluie de votre immunité parlementaire, soit publié dans des journaux étrangers !

Oui, décidément, Mesdames et Messieurs, vous voulez faire du mal à Genève. Vous le faites, paraît-il, Monsieur Courvoisier, au nom de Dostoïevski, mais vous avez été parfois mieux inspiré : lui savait très exactement ce que la conscience humaine sait faire. Il savait, vous le retrouverez sans doute dans vos lectures favorites, que tous les trente ans les querelles humaines conduisaient aux guerres les plus affreuses. Aujourd'hui, grâce à des hommes comme Kissinger et grâce peut-être à certaines des exactions que vous reprochez à juste titre aux vainqueurs de la Deuxième Guerre mondiale, la récurrence de ces guerres, qui était de trente ans au temps de Dostoïevski, est un peu moins grande. N'en déplaise aux inventeurs de cette conception, non pas évangélique, mais bêlante des droits de l'homme, il faut en rendre hommage à ceux qui ont eu le courage de faire de la politique, de la vraie, sans déshonorer leur cité !

Nous refuserons naturellement cette crétinerie qui nous est proposée ce soir ! (Applaudissements.)

M. Antonio Hodgers (Ve). Sans faire long, j'aimerais revenir sur certains propos tenus par Mme Guichard et M. Halpérin et relever à mon tour quelques paradoxes chez mes deux préopinants.

Le premier paradoxe, le plus évident et dont je m'étonne que vous ne parliez pas, Monsieur Halpérin, est le suivant : la minorité parlementaire, lorsqu'elle a été saisie du projet de résolution concernant M. Pinochet, s'est empressée, sous les feux des médias, dans un élan qui tout d'un coup rejoignait le nôtre, de la voter. Et c'est notre parlement unanime qui a donné son avis dans une affaire qui, à ce moment-là, ne concernait pas précisément Genève - puisque le procureur Bertossa n'avait pas encore demandé l'extradition de Pinochet - mais qui concernait la Grande-Bretagne, le Chili et l'Espagne. Genève a pourtant donné son avis et de surcroît a fait publier cette annonce dans différents quotidiens de par le monde.

Cette résolution, vous n'en avez pas parlé, alors que vous l'aviez votée de manière très confortable, et tout d'un coup, aujourd'hui, une proposition identique vous paraît horrible, impensable... (Remarque.) Il y a eu deux abstentions sur vos bancs, Monsieur ! J'en ai été le premier surpris, mais c'est ainsi ! Vous pouvez relire le Mémorial du Grand Conseil : tous les groupes ont appuyé cette résolution.

Par ailleurs, après vous avoir entendu, de même que Mme Guichard, j'aimerais préciser sur quoi porte le débat en ce qui concerne cette résolution. Ce n'est pas moi, ce n'est pas nous qui avons commencé à parler de ce qui se passe de l'autre côté de la Terre : en l'occurrence, cette résolution fait suite à une procédure ouverte à Genève pour la disparition et le meurtre d'un citoyen suisse ! C'est tout ! Monsieur Halpérin, vous pouvez prétendre que nous faisons un procès politique ou historique de l'activité de M. Kissinger. Vous avez rappelé, comme vous l'aviez fait en novembre, que M. Kissinger a rapproché les Etats-Unis de la Chine, etc., et tout ce qu'on apprend à l'université. Mais en ce moment nous ne parlons pas de cela ! Nous parlons de la disparition d'un citoyen de notre pays en Amérique latine et des soupçons d'implication qui pèsent, sur la base de documents officiels publiés par le Pentagone, sur les services secrets des Etats-Unis et donc sur leur chef, M. Kissinger. C'est toute la question de la résolution et je m'étonne vraiment que nous n'ayez pas la bonne foi de le reconnaître, car tout l'exposé des motifs va dans ce sens-là.

Mme Guichard dit que nous ne travaillons pas pour le bien de notre patrie, comme nous en avons prêté le serment, que nous ne travaillons pas pour Genève. Je tiens à dire qu'effectivement je n'ai sans doute pas la même vision de ce qui s'appelle travailler pour Genève, si travailler pour Genève signifie passer par-dessus des principes aussi importants que la nécessité pour que tout criminel soit condamné, quel qu'il soit et quel que soit le crime qu'il ait commis. Cela n'a pas de sens de dire que nous ne travaillons pas pour Genève. Je crois que réellement que ce qui fait l'honneur de cette démarche va au-delà du simple concept de «bien de la patrie».

Dernière chose que j'aimerais relever. Je ne m'attendais pas à vous entendre dire de manière publique, Monsieur Halpérin, qu'une majorité du peuple chilien en 1973 a voulu, a souhaité la venue de M. Pinochet pour qu'il établisse un régime dictatorial comme il l'a fait. Je vous laisse la pleine responsabilité des conséquences de vos propos et du mensonge historique que vous proférez. Je crois qu'à partir de là il n'y a plus rien à se dire. Vous estimez que ce qu'a fait Pinochet était une bonne chose... (L'orateur est interpellé.) Je précise : vous estimez que le coup d'Etat d'un militaire de carrière - dont les intentions étaient connues, car il n'était de loin pas le premier en Amérique latine - était une option intéressante pour ce pays, face à la crise économique que vivait en effet le gouvernement socialiste de Salvador Allende. Après de tels propos, je crois que nous n'avons plus grand-chose à nous dire. Nos divisions sur ce point sont telles qu'il ne vaut plus la peine d'aller plus avant dans le débat !

Quant à moi, je continue à proposer le renvoi de cette résolution en commission, mais si c'est pour y tenir les mêmes propos, je ne sais pas si cela en vaut la peine !

M. Chaïm Nissim (Ve). Je voudrais aussi répondre à quelques-unes des remarques de Mme Nelly Guichard et de M. Halpérin.

Madame Guichard, lorsque vous avez dit tout à l'heure que nous n'avions pas été élus pour nous occuper de ces choses-là et que nous devions nous occuper de ce qui nous concerne, il se trouve que cette idée m'a stimulé. En effet - et cela montre bien les différences, la diversité de ce parlement, qui doit finalement arriver à approcher au moins la vérité - je pense quant à moi que j'ai justement été élu pour cela. Parler librement dans un lieu public de ce genre de problèmes, chercher le pourquoi des dictatures, s'intéresser à qui les a soutenues, armées, financées, c'est entre autres comme cela que je considère mon rôle, et je ne suis pas le seul dans ce Grand Conseil. Je comprends bien que vous considériez que ce n'est pas votre rôle, vous en avez parfaitement le droit, mais c'est justement le cumul de ces deux paroles apparemment contradictoires qui finit pas faire naître la lumière sur ces questions aussi. Et c'est bien pour cela que nous sommes là, vous et moi.

Monsieur Halpérin, vos propos sur le juridique et le politique étaient intéressants. Pourtant, dans la première partie de votre discours, vous avez précisément commencé par défendre Kissinger : selon vous, il n'a pas fait que du mal en Amérique du Sud, il a aussi fait du bien, en rapprochant Begin de Sadate, en permettant un dialogue entre les Juifs et les Arabes qui aboutira peut-être, dans quelques années, à la paix au Proche-Orient. Vous avez dit là des choses correctes, mais en même temps vous avez déjà commencé à instruire son procès ! Vous vous êtes fait l'avocat de la défense et en quelque sorte vous avez déjà commencé à le juger. Nous, en revanche, nous ne l'avons pas fait ; nous ne confondons pas le juridique et le politique, nous comprenons parfaitement que nous sommes des politiques qui doivent tenir des propos politiques.

Ainsi, nous nous contentons de poser la question, par exemple : comment se fait-il que M. Kissinger ait osé financer la grève des camionneurs en 1973 au Chili, où la CIA payait 50 dollars par jour le camionneur qui acceptait de ne pas aller travailler ? Ceci a évidemment désorganisé complètement l'économie du pays, car beaucoup de camionneurs préféraient encaisser 50 dollars de la CIA et ne pas travailler. Cette grève a précipité le coup d'Etat et je considère qu'en l'occurrence M. Kissinger a mal agi. Pour autant, je n'instruis pas son procès. En effet, je dis bien que je suis un homme politique, que ce n'est pas à moi de considérer les aspects juridiques mais au procureur, à la justice, et je suggère donc, c'est mon boulot, à la justice de faire son travail !

Une dernière réponse à M. Halpérin, qui nous reprochait, à la fin de son discours, de déshonorer Genève, de refuser d'accueillir des gens qui viennent dialoguer. Non, nous ne refusons pas d'accueillir des gens qui viennent dialoguer à Genève, au contraire ! C'est justement toute la force et l'honneur de notre parlement et de notre ville que de pouvoir à la fois poser des questions sur les dictatures, sur les injustices dans le monde et sur leurs auteurs, et accueillir ces mêmes gens qui viennent tenter un rapprochement.

C'est un honneur pour nous de poser ce genre de questions, mais en même temps nous devons accepter que le monde n'est pas parfait, vous avez raison. Les époques historiques changent, aucun homme n'est parfait. Sans doute la guerre froide explique-t-elle la folie qui s'est emparée de certains dirigeants américains pendant vingt ou trente ans, quand cette espèce d'anticommunisme primaire les poussait... (Remarque.) Mais oui, c'est la même fièvre, toutes proportions gardées, qui a poussé certains spéculateurs à Genève à surenchérir, à acheter des terrains à tout va ; c'était aussi une fièvre, une espèce de folie... (Commentaires.) Je ne prétends pas que ce soient deux attitudes qu'on puisse mettre en balance, mais je voulais juste expliquer que des folies collectives s'emparent parfois d'un peuple entier. Cela s'est passé en Allemagne en 33, cela s'est passé aux Etats-Unis avec le maccarthysme en 53, cela s'est passé à d'autres endroits, en Israël contre les Palestiniens... (L'orateur est interpellé.) Mais oui, en Russie aussi, sous le communisme ! Je n'ai aucun problème à le reconnaître, ce n'est pas du tout un problème pour moi. C'est peut-être un problème pour d'autres partis, mais pas pour moi.

Tout cela pour dire que c'est un honneur de poser ce genre de question et en même temps d'accueillir avec respect ceux qui viennent dialoguer à Genève.

M. René Ecuyer (AdG). Je dois dire que le discours de M. Halpérin est un discours d'accusateur public, un discours embobineur, un discours empreint du mépris de la classe sociale à laquelle il appartient vis-à-vis des gens qui ne partagent pas le même avis, ni les mêmes revenus !

C'est l'art du prétoire, Monsieur Halpérin, c'est tout ! Vous avez parlé de mémoire. A cet égard, je voudrais rappeler qu'en 1967 la Grèce a connu la fin de la démocratie et que vous et vos amis n'étiez pas du même côté que nous : nous défendions la démocratie, vous défendiez les colonels ! Vous étiez dans la rue contre nous, vous perturbiez les manifestations de ceux qui défendaient la démocratie. L'avez-vous oublié ? (Exclamations.) Vous l'avez oublié.

De même, à propos du Viêt-nam, vous dites que Kissinger a fait la paix au Viêt-nam. Ne croyez-vous pas que les Vietnamiens, avec un million de morts écrasés sous les bombes et le napalm, l'ont gagnée, la paix ? Ils ont gagné la paix, ils ont imposé la paix, ce n'est pas Kissinger qui l'a faite ! Vos amis, à cette époque-là, participaient à de petites ratonnades quand nous allions inscrire «Paix au Viêt-nam» sur les murs ! Vous étiez de l'autre côté et dans ce Grand Conseil vous insultiez nos copains qui se battaient pour la paix au Viêt-nam. L'avez-vous oublié ? Avez-vous oublié aussi que, dans votre parti, Henri Vögeli, qui a aussi été député, écrivait, dans une lettre de lecteur parue en septembre ou en octobre 73 dans la «Tribune de Genève», qu'il se réjouissait de l'arrivée de Pinochet au pouvoir ? L'avez-vous oublié ? De quel côté étiez-vous à l'époque ?

Alors, en faisant la leçon ce soir à des gens qui ont un cri du coeur parce qu'ils ne veulent pas voir ici un Kissinger qui a participé à la mise en place de Pinochet, vous êtes bien malvenu ! (Applaudissements.)

M. Bénédict Fontanet (PDC). Quant à moi, je conteste à quiconque d'avoir le monopole de la capacité d'indignation. Personne sur ces bancs, que ce soit de notre côté ou que ce soit du vôtre, Mesdames et Messieurs, n'apprécie M. Pinochet, M. Videla, les horreurs qui ont été commises lors de la Révolution culturelle par Mao Tsê-Tung, les Khmers rouges, ce qui a pu se passer en Russie au temps du goulag... Personne n'aime cela. Mais je dois dire que cet espèce de procès historique à bon marché, comme on l'entend ce soir, c'est de l'historiette de comptoir, ce n'est pas sérieux. Cela tient de la joyeuse fumisterie, je suis navré de vous le dire.

On s'envoie des invectives par rapport au Viêt-nam : c'est à qui était du bon côté, à qui ne l'était pas. C'est à qui était un vilain et à qui était un bon par rapport au Chili. Notre discussion ce soir est à l'aune d'autres discussions que nous avons eues récemment dans ce parlement, c'est de l'historiette de bas étage.

Par ailleurs, Mesdames et Messieurs, on pourrait aussi arrêter de faire de l'égocentrisme et du nombrilisme systématiques. Qui sommes-nous, dans ce parlement, pour nous ériger en censeurs et en juges des grands de ce monde ? (Commentaires.) M. Kissinger, à un moment donné, a appartenu aux grands de ce monde ! Nous ici faisons de la politique politicienne, à Genève. Que M. Kissinger soit contesté ou aimé, c'est un autre sujet. Vous voulez qu'il soit jugé en Suisse, de manière rétroactive, pour des crimes qu'il aurait soi-disant commis. Vous en appelez à Bernard Bertossa, pour qu'il poursuive de ses spadassins M. Kissinger, entre deux avions... (Exclamations.) Mais c'est ce que dit le texte de la résolution : il faut s'adresser aux procureurs de la République et de la Confédération ! Il faut en appeler au nouveau procureur de la Confédération, pour qu'il fasse un sort à l'administration américaine qui a suivi ces événements !

Mesdames et Messieurs, soit on fait de la politique, soit on fait du judiciaire ; en l'occurrence le judiciaire ne se réduit pas à de beaux prétoires et à des avocats très riches, comme le prétend M. Ecuyer. La justice se rend dans la sérénité et dans le calme, et ceux qui la rendent de manière expéditive rendent en général un bien mauvais service aux sociétés qu'ils sont censés servir.

Cela dit, il est vrai que les affaires internationales sont dans l'air du temps. Pour le procureur genevois - qu'on peut apprécier ou pas et qui est au demeurant un homme tout à fait intelligent - il est bien sûr plus excitant de se farcir Mme Bhutto, au sens figuré du terme... (Exclamations.) que de poursuivre quelqu'un qui aurait commis quelques rapines à Genève. De même, il est mieux de clouer au pilori M. Eltsine - qui a quand même contribué, qu'on l'aime ou non, au processus de démocratisation de son pays - car vous êtes sûr de faire la Une de la presse internationale si vous le poursuivez en disant que c'est un horrible bonhomme qui aurait blanchi du pognon à Genève. C'est peut-être vrai et, si tel est le cas, qu'il soit jugé ! Mais il me semble que c'est plus le problème des Russes que le nôtre. Les exemples de ce type peuvent être multipliés à l'envi.

Dans ce parlement, on s'est déjà fait plaisir avec Pinochet et la résolution demandant son extradition. Ce soir, on se fait plaisir avec Kissinger. Malheureusement, Nixon est mort, mon cher collègue Halpérin, ce qui met un terme à la poursuite pénale, en tout cas pour nous. Mais tant qu'on y est, peut-être faudrait-il le ressusciter en vue de le juger pour le rôle qui a été le sien, hélas, dans certaines Républiques d'Amérique du Sud. C'est dire qu'on peut se livrer à ce type de procès historique a posteriori, mais je pense que cela ne mène pas à grand-chose, d'autant que ce serait dans des conditions que je qualifierais de petites, comme est petit notre débat de ce soir.

Je veux bien que le Grand Conseil de la République et canton de Genève se prenne pour l'Assemblée générale de l'ONU, ou pour la Commission des droits de l'homme de l'ONU, mais je crois qu'il nous faut rester à notre place. Que chacun d'entre nous, dans la vie de tous les jours, veuille crier son indignation par rapport à M. Pinochet et ce qu'il a fait, soit ! Que nous voulions crier notre indignation par rapport à ce que M. Videla a fait, soit ! Qu'on puisse penser que M. Saddam Hussein est un horrible bonhomme, soit ! Mais lorsque, dans le cadre de notre travail de parlementaires genevois, nous consacrons une heure à une heure et demie à dire qu'il faut juger Kissinger, ne pensez-vous pas, Mesdames et Messieurs, que nous outrepassons un peu le rôle qui est le nôtre ? Que nous nous arrogeons des compétences, un savoir, des facultés et une grandeur d'esprit et d'âme qu'à tout le moins nous n'avons pas, à entendre les débats que nous avons à chaque fois que nous dissertons sur ces sujets ? Il faut parfois savoir rester à sa place, faire preuve d'un peu de modestie et ne pas bomber le torse, victimes de cet égocentrisme qui pousse Genève et ce parlement en particulier à vouloir juger tout un chacun et à voir la paille dans l'oeil du voisin, sans voir la poutre qui est dans le nôtre !

Tâchons de résoudre modestement et de façon constructive les difficultés de la société, de la communauté dans laquelle nous vivons, car c'est pour cela que nos concitoyens nous ont élus dans cette enceinte. Que vous manifestiez et criiez votre indignation à l'extérieur de cette enceinte, c'est votre droit le plus strict. En revanche, le type de résolution que vous nous présentez ce soir est une forme de pantalonnade. Vous en assumerez la responsabilité si vous en avez envie, mais permettez-nous de ne pas y participer !

Le président. La parole a encore été demandée par cinq députés : M. Halpérin, Mme Deuber Ziegler, M. Brunier, M. Velasco et M. Lescaze. Je vous invite, après ces cinq interventions, à voter, comme on l'a proposé, le renvoi de cette résolution à la commission des droits politiques.

M. Michel Halpérin (L). Je ne crois pas nécessaire d'expliquer à M. Ecuyer pourquoi il est particulièrement mal tombé dans les exemples qu'il a choisis. Je regrette un peu qu'il me prête des ratonnades, c'est assez peu dans mes manières, mais je lui laisse la responsabilité de l'opinion qu'il se fait des autres !

Je ne répondrai pas très longuement non plus à M. Nissim. Monsieur Nissim, l'honneur de Genève, ce sont des gens comme Henry Dunant ou comme Jean-Jacques Gautier qui l'ont servi. Ces gens-là ne portaient pas de jugement sur la conduite des autres. Ils se demandaient comment venir en aide à ceux qui souffraient, comment alléger la souffrance du monde, pas comment se rendre intéressants à la face du monde ! C'est toute la différence que je fais entre ceux qui honorent Genève et ceux qui la déshonorent.

Je voudrais encore ajouter un mot, pour répondre à la juste question de M. Hodgers, qui s'étonne que nous ne nous soyons pas opposés à la résolution 386 concernant M. Pinochet. Vous avez raison de poser cette question, Monsieur, parce qu'elle se posait à l'époque. D'une manière générale, parce que nous n'aimons pas ce genre d'exercice, nous n'y souscrivons pas. Nous l'avons fait la dernière fois, mais non sans hésitations car nous pressentions que, d'un sujet déterminé - dont je dirai dans une minute ce qu'il avait de déterminé - on nous entraînerait plus loin et que nous n'en finirions plus. C'est pourquoi, d'ailleurs, nous n'aurions peut-être pas dû vous suivre... Quoi qu'il en soit, la raison pour laquelle nous vous avons suivis à l'époque était celle-ci.

Il se trouve, Monsieur Courvoisier, qu'avec le procès de Nuremberg ont été posées quelques normes de droit international, définies par des juristes et non par des politiciens, s'agissant des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité, et qu'aujourd'hui, cinquante ou soixante ans plus tard, sont en place de nouveaux instruments conventionnels, faits eux aussi par des juristes et des politiciens, notamment le Traité de Rome de l'année dernière sur la création d'un Tribunal pénal international. Ceci est un encouragement, parce que la Terre se rétrécit et qu'il est bon que sur cette Terre on sache que certains principes fondamentaux commencent à trouver application. A cet égard, l'affaire Pinochet était la première occasion, fournie par le Royaume-Uni, de s'exprimer sur cette évolution du droit et c'est ce que nous aurions voulu marquer. Nous n'avons pas été compris, nous avons dû mal l'expliquer et je le dis donc aujourd'hui. Notre but n'était pas de permettre d'emblée une dérive de ce système, notre but était de dire : encourageons les Etats qui le doivent à signer ce fameux Traité de Rome.

Je signale ici, Mesdames et Messieurs, que ce traité entrera en vigueur avec soixante ratifications et qu'à l'heure actuelle on n'en compte que six. Nous ne sommes donc pas à la fin de nos peines, mais c'est un progrès. Or, j'aimerais que vous preniez conscience, Mesdames et Messieurs les résolutionnaires, que ces progrès sont voués à l'échec à cause de l'usage que vous en faites. En effet, la justice que vous appelez de vos voeux, la vraie, avec un J majuscule, ou que vous dites appeler de vos voeux, progresse lentement, pas à pas, et elle trébuche sur les obstacles que vous placez devant elle !

Mme Erica Deuber Ziegler (AdG). Mesdames et Messieurs, certains d'entre vous en face ont raison : nous sommes pris sous le rouleau compresseur de l'Histoire et nous sommes très petits et souvent très impuissants face à ce rouleau compresseur. Mais j'aimerais dire que, quand vous traitez de petite et de ridicule l'initiative qui est prise aujourd'hui, dans le texte qui vous est proposé, c'est toutes nos vies que vous ridiculisez et que vous ramenez à la petitesse !

La vie des militants de gauche est une vie qui, à la différence de vos vies souvent, n'est pas impliquée dans le devenir économique, mais dans le devenir social des peuples. Nous sommes aujourd'hui à l'âge de la mondialisation financière, à l'âge des échanges et des informations dans le cyberespace. N'importe quel homme, n'importe quelle femme sur la Terre a peu ou prou les mêmes informations sur les problèmes principaux, c'est-à-dire sur les dégradations de l'environnement, sur le chômage, sur la faim, la misère, sur l'inégalité entre les hommes et les femmes, sur les abus des pouvoirs politiques, sur le danger du nucléaire, sur les abus des pouvoirs économiques... Nous partageons tous ces mêmes problèmes. Que nous ayons, depuis que nous pensons, pris fait et cause et mis notre grain de sel, ridicule et petit, dans l'engrenage de l'Histoire, dans l'enchaînement des faits et des causes, en essayant de les comprendre, et que nous ne soyons pas toujours tombés dans le même camp, c'est tout à fait naturel. Je ne voudrais pas ici citer Karl Marx, que vous connaissez aussi bien que moi en ce qui concerne la lutte des classes !

Comment peut-on dire aujourd'hui que nous sommes ridicules et petits, alors que nous avançons une idée qui est en droite ligne dans le prolongement de ce que vous venez si brillamment de démontrer, Monsieur Halpérin, en ce qui concerne les progrès du droit des hommes et des femmes sur cette Terre à résister aux dictatures, à résister aux stratégies les plus ignominieuses, mises en oeuvre pour limiter l'accès à l'émancipation des peuples ? On ne sait pas encore tout ce que Kissinger a fait ; la longue énumération contenue dans l'exposé des motifs du projet de résolution n'est sans doute que très naïve par rapport à ce qu'on apprendra plus tard dans l'histoire. Vous invoquez la guerre froide : il faudrait invoquer ce que Pierre Péan appelait en 1974 la «troisième guerre mondiale». C'est-à-dire la mise en oeuvre de moyens exorbitants par les grandes puissances pour s'accaparer la maîtrise du monde.

Cela commence avec des coups d'Etat successifs en Amérique latine - 1964, le Brésil, 1973, le Chili, puis l'Argentine, la Bolivie, le Paraguay, etc. - pour empêcher les réformes agraires, les politiques sociales, celle de cet excellent social-démocrate qu'était Allende, bon bourgeois qui avait simplement intégré une éthique pour son peuple. Ces stratégies-là, qui passent ensuite par la naissance de l'islamisme pour tenter d'anéantir les nations arabes, vous découvrirez - quand vous serez vieux et que vous lirez les ouvrages des historiens d'aujourd'hui qui travaillent sur ces sujets - qu'elles ont été mises en oeuvre dans des officines dont Kissinger a été le grand maître, donnant exemple à quantité d'universitaires, d'hommes d'Etat, de politiciens pour tenter de s'approprier les instruments de domination du monde.

Nous ne sommes donc pas en retard d'une guerre, nous ne sommes pas en avance, nous ne sommes pas en décalage : nous sommes en plein dans cette guerre-là. Quelles que soient les insuffisances juridiques de cette résolution, elle a le mérite de dire que, si nous sommes des élus aujourd'hui, nous agissons localement et nous pensons globalement : si c'est être ridicules et petits, nous sommes fiers de l'être ! (Applaudissements.)

M. Christian Brunier (S). J'ai été choqué d'entendre M. Fontanet dire que la justice genevoise se faisait plaisir en s'attaquant aux dictateurs, aux trafiquants et aux mafieux ! Monsieur Fontanet, vous le savez mieux que moi, la justice genevoise consacre 2% seulement de ses moyens aux affaires internationales, mais 2% qui sont éminemment importants, car le seul moyen de lutter contre les mafieux, les dictateurs sanguinaires, les crapules de ce monde, c'est bien de renforcer la coopération judiciaire internationale, comme le font M. Bertossa et les juges genevois. En l'occurrence, ce n'est pas se faire plaisir, c'est appliquer le droit !

Deuxièmement, M. Halpérin nous dit que le rôle international de Genève devrait nous pousser à accueillir et si possible à nous taire : en l'occurrence, il ne faut pas confondre courtoisie et silence complice, ou fatalisme coupable. Monsieur Halpérin, vous avez cité Henry Dunant. Nous n'avons, je pense, pas lu les mêmes textes : Henry Dunant ou plus récemment Cornelio Sommaruga sont des gens qui ont fait preuve de courtoisie, de sens de l'accueil et de diplomatie, mais ce sont aussi des gens qui n'ont pas tenu leur langue face à l'intolérable, à l'inacceptable. C'est bien dans ce sens que nous voulons agir et que nous agissons ce soir.

Troisièmement, est-ce le rôle d'un petit parlement comme le nôtre d'agir au niveau de la solidarité internationale ? Mesdames et Messieurs les députés, traiter, parmi une centaine de points par session, un à deux objets en rapport avec la solidarité internationale, c'est à mon avis le simple rôle du parlement d'une cité qui est particulière, qui est une cité internationale. Traiter ces sujets, c'est se mêler de choses qui touchent la vie de tout le monde, y compris de nos concitoyens qui viennent de pays différents, qui touchent aussi les très nombreuses ONG présentes dans notre cité qui s'occupent de solidarité et de paix.

Alors, est-ce utile ? Est-ce qu'une petite résolution du parlement genevois est utile ? La personne qui, assise toute seule derrière son bureau, écrit, pour Amnesty International, une lettre à un dictateur pour demander la libération d'un prisonnier politique, arrête tout de suite son travail si elle réfléchit à l'utilité de sa lettre. Néanmoins, lorsque 30 000, 50 000, 100 000 personnes font le même travail inutile, cela permet à Amnesty International d'obtenir la libération de nombreux prisonniers politiques. Il en va ainsi de notre résolution : en tant que telle, elle ne vaut pas grand-chose, mais l'addition des actions, des résolutions, des lettres, des manifestations forment un combat efficace en faveur des droits de l'homme.

Finalement, j'aimerais revenir sur les propos de Mme Guichard qui nous dit que les faits reprochés à M. Kissinger lui répugnent, mais que ce n'est malheureusement pas son rôle de réagir. Durant la Deuxième Guerre mondiale - nous avons lu un certain nombre de livres, de rapports, dont certains d'ailleurs qui viennent d'être édités ! - il y avait dans notre pays quelques salauds, qui étaient vraiment des nazis, ou des collaborateurs de l'Allemagne nazie, mais aussi plein de gens, courtois, gentils, qui disaient simplement que le conflit à nos portes ne les concernait pas, qu'ils ne pouvaient rien faire. Eh bien, c'est contre ce fatalisme que nous nous élevons : nous, nous souhaitons changer les choses !

M. Alberto Velasco (S). Je regrette vivement les mots qui ont été prononcés par M. Halpérin et M. Fontanet, qualifiant ce document de crétinerie et de pantalonnade. Ce d'autant plus que ce texte se réfère à un citoyen genevois qui est mort, et qui est mort justement à cause de cette opération Condor mise sur pied par cet illustre personnage qui a eu le Prix Nobel de la paix et qui s'appelle M. Kissinger !

Je crois que notre parlement a le devoir de s'occuper d'une affaire qui a trait à un citoyen genevois et je ne vois pas en quoi cela peut être une crétinerie ou une pantalonnade. Il est regrettable qu'on ait utilisé de tels mots !

M. Bernard Lescaze (R). Il est clair que, ce soir, deux visions, deux philosophies s'opposent. Notre groupe ne pourra bien entendu pas accepter cette résolution, pour diverses raisons.

D'une voix douce, monocorde, le premier intervenant a proféré des accusations qui nous paraissent, pour certaines, énormes. Le problème, au fond, est de savoir ce que nous voulons. Je pense que tous, ici, nous voulons lutter pour la démocratie, pour la liberté humaine, pour les droits de l'homme, mais une partie importante de cette assemblée est persuadée que la lutte efficace pour ces valeurs que nous défendons tous se mène ici. Pour lutter efficacement en faveur de la démocratie, il faut par exemple accepter d'en respecter les règles ici et maintenant, il faut accepter de respecter les règles et les limites que nous impose parfois la vie parlementaire. On disait autrefois que le parlement anglais pouvait tout faire, sinon changer un homme en femme. Nous en sommes revenus : aujourd'hui, nous savons bien que le parlement genevois ne peut pas tout faire.

Quant à nous, nous aimerions vous voir convaincus que le rôle de Genève, son rôle primordial, tel qu'il a été souligné par plusieurs intervenants, c'est d'accueillir : accueillir des réfugiés, chiliens, argentins, ou du monde entier, qui peuvent, comme au siècle dernier, siéger après quelques années dans ce parlement, intervenir, déposer des résolutions - auxquelles parfois nous devons malheureusement nous opposer. C'est l'honneur de cette ville que de les accueillir et je suis, pour ma part, fier d'appartenir à un parlement qui permet à ces gens d'exprimer leurs idées. C'est aussi l'honneur de cette ville que d'accueillir des conférences internationales auxquelles participent parfois des personnages avec lesquels nous ne prendrions même pas une tasse de café...

Enfin, j'aimerais dire que nous respectons profondément - je parle en tout cas pour moi - les vies, les parcours de vie que certains d'entre vous ont eus, en se révoltant, en se rebellant. Nous respectons vos idées, mais soyez convaincus que nous aussi pouvons avoir des idées et y croire. Nous pensons en l'occurrence que le rôle de ce parlement n'est pas de donner des leçons à la terre entière. Nous pensons que le droit, cette valeur un peu fragile, doit être respecté. Nous pensons enfin que la morale ne doit pas être une morale pharisienne et qu'il convient de ne pas se donner bonne conscience trop facilement - je n'allais pas dire à bon marché, car la résolution nous propose quand même des mesures relativement coûteuses. En effet, il est plus facile d'avoir de grandes idées en étant ici, dans une salle bien chauffée, qu'au front !

Nous sommes ici à Genève, nous devons respecter nos lois, nos institutions ; je vous demande donc de retirer cette résolution. Chacun a pu exprimer ses idées; je crois que poursuivre ne serait pas efficace.

M. Christian Grobet (AdG). Nous ne pouvons pas suivre M. Lescaze, lorsqu'il recommande de ne pas donner de leçons au monde entier, ni de faire de la morale et encore moins de la dissertation. Je pense au contraire qu'il est primordial qu'un parlement comme le nôtre fasse des actes politiques.

Quand MM. Halpérin et Fontanet dénoncent notre démarche, j'avoue que je suis frappé de leur amnésie par rapport à ce qui s'est passé il n'y a pas si longtemps en Europe. L'excellent rapport Bergier a mis en évidence que la lâcheté de notre pays à l'époque a malheureusement contribué à des agissements inqualifiables.

Tout à l'heure, Monsieur Halpérin, vous avez évoqué le procès de Nuremberg. Au moment du procès de Nuremberg, les juristes de bords politiques proches du vôtre ont été très nombreux à contester ce procès, disant que c'était une hérésie juridique totale de vouloir juger des criminels de guerre en vertu de dispositions nouvelles, avec effet rétroactif, qui n'étaient pas applicables au moment où ces criminels avaient commis leurs actes. C'est un point de vue juridique qui a été longuement discuté à l'époque et qui, sur le plan théorique, se défend parfaitement. La question était : a-t-on le droit de punir des criminels de guerre, alors qu'à l'époque de leurs crimes, au moment où des millions de Juifs étaient tués, il n'y avait pas de loi réprimant les délits contre l'humanité. L'imprescriptibilité des crimes contre l'humanité a aussi été contestée.

La notion de crime contre l'humanité a été forgée au lendemain de la guerre et, selon le principe du droit pénal qui veut qu'on ne peut sanctionner des actes tombant sous le coup d'une loi qui n'était pas en vigueur au moment des faits, il est vrai que ce procès pouvait être contesté. Selon la logique juridique qu'on nous apprend à l'université et si on reste totalement en dehors de toute notion réelle, on peut juger que le procès de Nuremberg était une absurdité qui violait complètement les règles juridiques régissant notre ordre démocratique.

En l'occurrence, Mesdames et Messieurs, il a fallu qu'au lendemain de la guerre un certain nombre de gens se disent qu'on ne pouvait pas vivre en fonction de telles théories. Il y avait une réalité, des choses horribles s'étaient passées et les criminels devaient passer en jugement. C'est ainsi qu'on fait avancer le droit.

Aujourd'hui, il faut que des parlements, des institutions disent qu'il n'est pas possible que des criminels comme Pinochet et leurs complices restent impunis. Toute une bataille est en train d'être menée au sujet de Pinochet. Ce dictateur sanguinaire va-t-il effectivement échapper à un jugement, comme certains collaborateurs en France ? On sait que les Français ont jugé récemment - car des citoyens courageux ont demandé qu'on aille jusqu'au bout - ceux qui avaient prêté la main aux ignominies commises en France durant la dernière guerre. Aujourd'hui, nous devons faire avancer le droit et comprendre que si nous ne nous manifestons pas, si nous restons silencieux, comme d'autres l'ont été pendant la guerre, ces ignominies continueront. Les dictateurs et leurs complices doivent savoir qu'ils risquent de passer en jugement. Et là on peut rendre hommage à la Cour de La Haye et à notre compatriote, Mme Del Ponte, qui a succédé à Mme Harbour et laquelle est en train de mettre en place une justice nouvelle qui poursuit ceux ayant commis des crimes contre l'humanité. Nous devons, nous aussi, contribuer à la mise sur pied de tribunaux qui jugent ces criminels.

Le président. Nous passons au vote. L'appel nominal avait été demandé. Cette demande est-elle maintenue ? Ce n'est pas le cas. Je mets aux voix le renvoi de cette résolution à la commission des droits politiques et du règlement du Grand Conseil.

Le résultat est douteux.

Il est procédé au vote par assis et levé.

Le sautier compte les suffrages.

Le renvoi de la proposition de résolution à la commission des droits politiques et du règlement du Grand Conseil est adopté par 42 oui contre 34 non et 4 abstentions.

La séance est levée à 23 h 50.