République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 25 juin 1999 à 17h
54e législature - 2e année - 9e session - 37e séance
M 1291
Le GRAND CONSEIL de la République et canton de Genève
invite le Conseil d'Etat
à faire rapport sur sa politique de dérogations fiscales au profit d'entreprises ou sociétés ayant leur siège à Genève ;
à s'abstenir d'accorder des dégrèvements fiscaux à des entreprises qui sont dans une situation financière favorable ou qui veulent transférer leurs activités dans notre canton en supprimant massivement des emplois, contribuant ainsi à perturber la situation économique du lieu où ces emplois sont supprimés ;
à chercher à obtenir des accords avec d'autres cantons pour éviter la sous-enchère fiscale.
EXPOSÉ DES MOTIFS
La presse a fait état du fait que les actionnaires de l'entreprise horlogère La Nouvelle Lemania SA envisageaient de déplacer à Genève cette entreprise qui joue un rôle économique vital pour la Vallée de Joux.
Certes, notre canton peut se réjouir de créations d'emplois sur son territoire, mais pas au détriment d'une région qui subit les effets de la crise aussi fortement ou plus fortement que Genève et pour laquelle le transfert d'une entreprise de 350 emplois aurait des effets particulièrement négatifs sur le plan économique et social.
C'est la raison pour laquelle notre canton ne doit pas contribuer à de telles délocalisations en mettant les entreprises concernées au bénéfice de dégrèvements fiscaux.
Notre canton a assez souffert de sous-enchère fiscale pour ne pas appliquer à d'autres les mêmes procédés qui, par leur généralisation, finissent par porter atteinte à la capacité contributive de tous les cantons.
Cette situation nous amène à demander au Conseil d'Etat un rapport sur sa politique en matière de dérogations fiscales au profit d'entreprises ou de sociétés.
Sachant que le Conseil d'Etat s'est montré dans le passé très généreux en certaines circonstances, dans l'octroi d'abattements fiscaux au profit de sociétés dont la situation financière était très favorable, nous estimons qu'il convient d'éviter des dérogations injustifiées et une politique de sous-enchère fiscale désastreuse pour tous les cantons.
A ce sujet, les motionnaires ont pris connaissance avec satisfaction de l'intention exprimée, selon la presse, par les Conseils d'Etat jurassien et genevois de ne pas procéder à de la sous-enchère fiscale pour tenter d'attirer sur leur sol le siège de la B.A.T.
Il conviendrait que notre canton prenne l'initiative de tenter d'aboutir à des accords généraux avec d'autres cantons dans ce domaine.
Compte tenu de ce qui précède, nous vous invitons, Mesdames et Messieurs les députés, à faire bon accueil à cette motion.
Débat
Mme Marie-Paule Blanchard-Queloz (AdG). Il est faux de prétendre qu'il y a une crise économique, qu'il y a crise de l'emploi. A chaque délocalisation, fusion, rachat, centralisation, les bénéfices sont en hausse, mais le prix à payer, ce sont les pertes d'emploi. Dans le canton de Genève, le capital imposable des entreprises a doublé en dix ans, avec 13 000 emplois en moins !
Burrus, en Ajoie, vend son usine à Rothman's, qui fusionne avec la B.A.T, B.A.T. qui restructure... (Brouhaha. Le président agite la cloche.) De quoi va dépendre sa décision de restructuration ? De ses besoins pour réaliser plus de bénéfices à moindres coûts et de ce que les collectivités locales lui proposent. Peu lui importe les emplois supprimés ici ou là, rationalisation oblige !
La Nouvelle Lemania SA envisagerait de déplacer son usine de la Vallée de Joux dans notre canton. Quelles en sont les raisons ? Quels avantages lui aurait fait miroiter le canton pour l'attirer ici, alors qu'elle vient de construire un bâtiment neuf pour sa production ?
Le prix est trop cher payé, autant pour Lemania que pour Burrus, toutes deux employant plus de 300 personnes. L'économie de ce coin d'Ajoie et de la Vallée de Joux dépend entièrement de ces entreprises. L'économie, c'est-à-dire les rentrées fiscales, mais aussi la consommation des ménages et tout ce qui en dépend - commerces, petits indépendants, etc. - bref, tout ce qui fait vivre une région. Fatalité de la mondialisation contre laquelle les autorités locales ne peuvent rien ? Certes, la marge est limitée - qu'est-ce qui peut empêcher un groupe multinational d'aller implanter ses usines dans d'autres lieux ? - mais la marge existe. Les gouvernements genevois et jurassien l'ont bien compris : ils ne sont pas obligés de jouer ce jeu dangereux de la sous-enchère fiscale ou de propositions d'avantages à très court terme, qui ne sont pas des garanties que les entreprises resteront.
Nous saluons donc ici la décision des conseillers d'Etat de ces deux cantons. Mais cette motion de l'Alliance de gauche veut aller plus loin que ces intentions, certes déterminantes. Elle demande un rapport sur la politique du canton de Genève en matière de dérogations fiscales au profit d'entreprises ayant leur siège à Genève. Un état des lieux transparent serait un outil pour ce parlement pour poser des conditions lors de futures négociations. Elle demande de s'abstenir d'accorder des dégrèvements fiscaux à des entreprises en situation favorable. Mieux et plus encore, elle demande également que le canton de Genève prenne l'initiative d'élaborer des accords avec d'autres cantons dans ce domaine, d'anticiper et se donner les moyens de réagir de façon concertée.
Les délocalisations et restructurations d'entreprises ne sont pas une fatalité, elles sont issues de calculs de rentabilité et de concertations. Aux gouvernements locaux d'en faire de même et de faire valoir leurs critères quant au but de l'économie, qui est de faire vivre le pays, la région, c'est-à-dire les citoyens, qui contribuent par leur travail à l'enrichissement des entreprises. C'est pourquoi l'Alliance de gauche vous recommande d'adopter cette motion et de l'adresser au Conseil d'Etat.
M. Charles Beer (S). Il faut le dire : cette motion tombe à point nommé pour mettre un peu d'ordre dans certaines pratiques pour le moins peu transparentes en matière d'aménagements fiscaux pour les entreprises.
Cela dit, je relèverai quand même que cette motion - dont nous appuierons le renvoi au Conseil d'Etat, afin d'avoir la position de ce dernier - va un peu loin dans sa deuxième invite. En effet, si on allait jusqu'au bout de la deuxième invite, on renoncerait à tout aménagement fiscal pour toute entreprise gagnant un franc, ce qui reviendrait à supprimer tout simplement la promotion économique du canton de Genève et à renoncer de fait au projet de loi qui est en ce moment à l'étude en commission de l'économie et qui propose notamment des aménagements fiscaux. Sur ce point, il convient donc de dire que cette deuxième invite - en dehors du critère cumulatif de délocalisation qui est la deuxième partie de cette invite - pose un problème, car elle va beaucoup trop loin. Par ailleurs, le titre de la motion est un peu équivoque ; je ne suis pas sûr que le terme «suppression d'emplois» soit tout à fait adéquat.
Cela dit, comme nous estimons que l'ordre dans le domaine des allégements fiscaux est une priorité et que le Conseil d'Etat doit nous donner sa position sur ce sujet, nous soutenons le renvoi au Conseil d'Etat.
Mme Dolorès Loly Bolay (AdG). M. Beer vient de dire en partie ce que je voulais dire et je compléterai juste son intervention ainsi :
En commission de l'économie, dans le cadre de l'étude du PL 7443 sur la promotion économique, nous avons évidemment parlé des AF, des allégements fiscaux et nous avons pu voir une étude sur le sujet, mandatée conjointement par le département de l'économie et par le département des finances. Cette étude, réalisée par M. le professeur Beat Bürgenmeier, montre que, depuis que Genève accorde des allégements fiscaux, environ 160 entreprises ont pu en bénéficier et que ce sont en général, en grande majorité, des entreprises étrangères. Ces allégements fiscaux sont d'une durée d'environ dix ans et le manque à gagner pour l'Etat de Genève a été d'environ 100 millions en douze ans.
D'un autre côté, il est vrai que les richesses engendrées dépassent les sacrifices consentis, à en croire cette étude. Mais une question se pose, à savoir : ces entreprises seraient-elles venues à Genève, si elles n'avaient pu bénéficier de ces avantages fiscaux ? A cette question, il sera probablement répondu dans le deuxième volet de l'étude réalisée par le professeur Beat Bürgenmeier, qui apparemment doit parvenir prochainement à la commission de l'économie, ou du moins au département concerné. Cela dit, si on prend les chiffres de ce rapport, on constate qu'au début des allégements fiscaux, c'est-à-dire entre 1985 et 1991, les AF ont été très peu utilisés, qu'ils ont été peu nombreux. Par contre, entre la période 1993-1997, le manque à gagner se monte à 45 millions. Ceci est la conséquence directe de la création du service de la promotion économique, pour qui l'incitation fiscale est une arme importante. Reste que le Conseil d'Etat vient d'approuver un arrêté définissant le cadre de ces AF et que nous serons bien entendu très intéressés de connaître sa position, raison pour laquelle cette motion de l'Alliance de gauche est la bienvenue. Je vous demande de la soutenir.
Présidence de M. Daniel Ducommun, premier vice-président
M. Michel Halpérin (L). Comme vient de le rappeler Mme Bolay, cette politique est en place depuis un certain nombre d'années. Elle est contenue dans la loi, et si bien contenue dans la loi que l'idée même d'inviter le Conseil d'Etat à faire rapport sur sa politique est presque une incongruité, presque... On peut, bien entendu, demander au Conseil d'Etat de nous renseigner sur ce qu'il a fait en pratique, en se basant sur les lois que nous avons adoptées, mais aucun d'entre vous jusqu'ici, Mesdames et Messieurs les motionnaires, n'a suggéré que le Conseil d'Etat aurait fait un usage contraire à la loi des compétences qui lui ont été octroyées en matière d'allégements fiscaux.
Mme Bolay a eu l'intégrité, parce que c'est dans sa nature, d'ajouter à ses quelques remarques critiques la constatation faite par chacun que le coût induit pour la République a certainement été dépassé par les profits en résultant. C'est donc, à l'occasion de cette motion, une véritable querelle que l'on cherche à un processus qui a été mis en place, à juste titre, pour permettre, par des mesures d'incitation fiscale, à des entreprises de s'installer, de se développer et de prospérer, ou encore à d'autres entreprises de ne pas fermer leurs portes. Vous affirmez ici, mais je n'ai pas d'éléments statistiques me permettant soit de vous contredire, soit de vous suivre, que ce seraient essentiellement des entreprises étrangères qui en auraient profité. Je connais en tout cas des entreprises locales qui, étant dans des situations difficiles, ont pu, grâce à ces incitations fiscales, passer le cap et continuer à fonctionner, au plus grand intérêt de leurs dizaines, parfois centaines d'employés.
La deuxième invite est particulièrement saugrenue. En effet, avant même de connaître la réponse à la question que vous posez à la première invite, vous en avez tiré la substantifique moelle ! Vous avez deviné que le rapport que vous recevrez un jour du Conseil d'Etat vous indiquerait qu'il était fait un usage abusif des facilités que nous avons accordées à notre exécutif, puisque vous lui demandez de «s'abstenir d'accorder des dégrèvements fiscaux à des entreprises qui sont dans une situation financière favorable ou qui veulent transférer leurs activités dans notre canton en supprimant massivement des emplois, contribuant ainsi à perturber la situation économique du lieu où ces emplois sont supprimés».
Alors, il s'agit de savoir sous quel angle on se place. Ou bien vous adoptez l'angle égoïste mais naturel qui est le nôtre, qui est de défendre la promotion de Genève, de ses industries et de son activité économique, et dans ce cas-là il faut que vous ayez le courage et l'honnêteté de ne pas vous poser des questions superflues concernant les intérêts des autres. Ou bien vous prenez en défense les intérêts des autres, et vous considérez que nous sommes des concurrents indignes en entrant en compétition avec eux. Chaque fois qu'une de nos entreprises gagne un marché, c'est forcément au détriment d'une autre entreprise et, si cette entreprise est à l'étranger, il y a là une forme d'injustice que vous ne devriez pas accepter ! En somme, le meilleur moyen de mettre un terme à l'injustice, c'est d'arrêter de travailler et de laisser bosser les autres ! Pourquoi voulons-nous encore gagner notre vie quand les autres le font si bien à notre place ? Soyez conséquents, soyez cohérents ! Madame Calmy-Rey, congédiez vos fonctionnaires, nous n'avons plus besoin de personne, la République s'arrête de travailler ! Voilà en gros le contenu de votre deuxième invite qui, naturellement, ne résiste pas à l'examen.
J'en viens à la troisième, soit «chercher à obtenir des accords avec d'autres cantons pour éviter la sous-enchère fiscale ». Mesdames et Messieurs les députés, qu'est-ce que la sous-enchère fiscale ? Ou, plus exactement, est-ce faire de la sous-enchère fiscale que d'accorder des dérogations à notre système ordinaire, si notre système ordinaire est plus pénalisant que le système ordinaire des autres ? Monsieur Godinat, je vois bien que cette question vous interpelle ! Effectivement, la concurrence fiscale ne commence pas au chapitre de la dérogation, elle commence au chapitre de l'imposition ordinaire. Or, nous savons tous que le canton de Genève est le canton le moins compétitif de Suisse, à tous égards, du point de vue fiscal.
Vous êtes nombreux dans cette salle à dire qu'il faut résister à la compétition fiscale. Mais qu'est-ce que la concurrence ? C'est simplement mettre face à face les aptitudes des uns et des autres pour les comparer, les meilleurs étant ceux qui obtiennent les meilleures prestations au meilleur coût. Or, vous vous apercevez maintenant - le budget vient d'en donner une nouvelle illustration - que nous avons des prestations qui ne sont pas si fantastiques que cela, et au coût le plus élevé. Vous proposez donc qu'on supprime la sous-enchère, parce que vous vous rendez compte qu'étant chers à ce point-là personne, vraisemblablement, n'est en panne vis-à-vis de nous. Je vous dis donc : je suis d'accord de supprimer la sous-enchère extraordinaire, si nous supprimons la surenchère ordinaire. Le 26 septembre, nous aurons une réponse à cette question ! En attendant, il est inutile que je vous dise, Mesdames et Messieurs les députés, que le groupe libéral, ou ce qu'il en reste ici en cet instant, s'opposera à la motion.
M. Claude Blanc (PDC). M. Beer lui-même a dit tout à l'heure ce qu'il fallait penser de la deuxième invite de cette motion, qui conduit tout simplement à supprimer tous les efforts que nous avons faits depuis des années pour la promotion économique de ce canton. Aussi proposerai-je un amendement consistant à supprimer purement et simplement la deuxième invite de cette motion, amendement sur lequel je demanderai l'appel nominal.
Le président. Je remercie M. Blanc de déposer son amendement au bureau. La parole est à Mme Calmy-Rey.
Mme Micheline Calmy-Rey. Les allègements fiscaux sont prévus par la loi, ils existent et nous appliquons la loi, c'est-à-dire que nous accordons des allégements fiscaux.
Leur impact économique est favorable. A cet égard, Mme Bolay a cité une étude qui a été faite par l'université de Genève, sur mandat conjoint du département des finances et du département de l'économie. Je dirais que cette étude est même dépassée, dans la mesure où les chiffres qu'elle mentionne sont relativement faibles par rapport aux montants qui sont actuellement accordés et par rapport aux demandes dont le département des finances est saisi à l'heure actuelle. De plus en plus d'entreprises, de plus en plus de grosses entreprises viennent demander des allégements fiscaux. De plus en plus de multinationales aussi, qui souhaitent éventuellement regrouper leurs quartiers généraux à Genève.
Il est vrai que les pratiques en matière d'allégements fiscaux ne sont pas simples. Le Conseil d'Etat est saisi d'une proposition du département des finances quant à de nouvelles directives à appliquer en matière d'allégements fiscaux. Donc, Monsieur Beer, il existe de l'ordre en matière d'allégements fiscaux. Il n'y a pas de désordre. Le Conseil d'Etat a une politique, des pratiques qu'il applique. Je me ferai un plaisir de les rendre publiques.
Pour ce qui concerne les personnes morales, Monsieur Halpérin, nous ne sommes pas plus chers que les autres. Nous sommes même relativement compétitifs, par exemple par rapport au canton de Vaud. La question des sous-enchères entre les cantons se pose au niveau des barèmes ordinaires concernant les personnes morales, et Genève, dans cette course-là, n'est pas mal placée ; elle se pose également en terme d'allégements fiscaux et c'est bien cela qui fait problème. Nous avons, dans le but d'éviter des sous-enchères en matière de privilèges fiscaux, contacté à propos d'une ou deux affaires les cantons voisins, afin d'éviter que dans ces histoires chacun des cantons ne perde trop et pour faire front commun face aux entreprises qui nous jouent les uns contre les autres. Je crois qu'il n'y a rien là que de très normal s'agissant de protéger les intérêts du canton et qu'il n'en va pas d'une volonté de supprimer tout allégement fiscal.
Cela étant précisé, c'est bien volontiers que je ferai rapport au Grand Conseil sur la politique menée et les pratiques du Conseil d'Etat en la matière.
Mme Elisabeth Reusse-Decrey (S). Vu la tournure du débat et la proposition d'amendement de M. Blanc, le groupe socialiste demande le renvoi de cette motion en commission fiscale.
Le président. Nous sommes donc saisis d'une demande de renvoi en commission fiscale, que je soumets à votre approbation.
Mis aux voix, le renvoi de cette proposition de motion à la commission fiscale est adopté.
Le président. Nous passons au point 35 de l'ordre du jour... Monsieur Halpérin, vous avez la parole.
M. Michel Halpérin(L). Je propose, si cette assemblée est d'accord, que nous traitions simultanément les points 35 et 36, ce qui nous ferait peut-être gagner cinq minutes dans cet ordre du jour chargé.
Le président. Une proposition est faite par M. Halpérin. Y a-t-il des avis contraires ? Tel n'est pas le cas, nous traitons donc simultanément les projets de lois 7542 et 7926.