République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 21 juin 1996 à 17h
53e législature - 3e année - 8e session - 26e séance
M 1058
LE GRAND CONSEIL,
considérant :
- le taux de chômage important qui persiste dans notre canton et le fait que, même en cas d'une bonne reprise économique, le seuil incompres-sible du chômage se situera encore autour de 3 à 4%, soit en permanence plus de 4000 chômeurs et chômeuses;
- que l'aménagement du temps de travail permet de créer ou de préserver des emplois, à l'image du modèle «Volkswagen» en Allemagne;
- qu'il est opportun, d'une part, que l'Etat s'engage dans cette voie au sein de l'administration cantonale, des établissements publics et autonomes et, d'autre part, qu'il prenne des mesures pour la rendre attractive pour les entreprises et les salariés,
invite le Conseil d'Etat
- à lier l'octroi de mesures d'aides fiscales et financières accordées aux entreprises (allégements fiscaux, reports de pertes, cautionnements, etc.) à l'effort fourni pour maintenir et augmenter le nombre de ses emplois, notamment par l'adoption de mesures de partage du travail;
- à étudier la possibilité de financer une enveloppe budgétaire par transfert des budgets de chômage et d'occupations temporaires, ladite enveloppe étant destinée à compenser totalement ou partiellement les pertes de revenus des salariées et des salariés dans un modèle de partage du travail dans les entreprises, l'administration cantonale, les établissements publics et autonomes.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Depuis 25 ans, la production en Europe a doublé de volume alors que la quantité de travail humain a diminué d'un tiers.
En Suisse, la robotisation de la production industrielle et l'auto-matisation du secteur des services progressent rapidement. Les banquiers parlent de 20 000 postes de travail supprimés d'ici l'an 2000. Les Etats cantonaux et la Confédération bloquent, voire diminuent leurs effectifs.
Au-delà de l'ampleur du chômage que nous connaissons aujourd'hui, ce qui inquiète, c'est le développement d'un chômage de longue durée, d'un chômage structurel qui ne doit rien à la crise et qu'une récente étude de l'université chiffre aux alentours de 4% pour le canton de Genève. Le chômage constitue la forme la plus onéreuse de réduction de temps de travail et crée de graves problèmes humains et sociaux. Il ne saurait, par conséquent, être considéré sous le seul angle de l'économie d'entreprise et du rééquilibrage des finances publiques mais doit l'être aussi sur le plan de la politique économique et d'un enjeu social qui pèse d'un poids toujours plus grand sur la société et les pouvoirs publics.
Une politique pour l'emploi ne peut plus se limiter à des mesures ponctuelles de traitement social et de lutte contre le chômage. Elle ne peut pas non plus se contenter d'attendre la reprise d'une conjoncture favorable, ni même se limiter à la favoriser par l'amélioration des conditions-cadres de l'économie. Une reprise économique n'est, en effet, pas garante de plein emploi: nous assisterons à l'avenir, également, à une augmentation de la productivité due aux avancées techniques. Telle est l'analyse que font quelques employeurs, nombre de scientifiques et de plus en plus de politiciens et de politiciennes.
Les arguments avancés par leurs contradicteurs, diminuer les salaires et réduire les effectifs, sont économiquement des solutions d'une efficacité douteuse. Pour les collectivités publiques, par exemple, les politiques très restrictives qui sont menées conduisent paradoxalement à ralentir le rééquilibrage des finances publiques par un redressement plus lent des recettes fiscales et une diminution moins rapide du chômage. Socialement, elles se révèlent plus illusoires encore.
Sous la pression des mesures de réduction des coûts dans les secteurs publics et privés, le scénario d'une société à deux vitesses se fait de plus en plus insistant. C'est celui d'une société où les uns travaillent à plein temps dans de bonnes conditions et où les autres sont au chômage, vivent de petits boulots et de toute façon doivent bénéficier de l'aide de la collectivité pour survivre, une société où les salariés trop chers sont poussés vers le secteur informel, c'est-à-dire vers le travail à temps partiel, le travail saisonnier, au noir ou clandestin.
Une politique de l'emploi digne de ce nom se doit dès lors de trouver des solutions allant au-delà du traitement social classique du chômage et des mesures de relance de l'économie. Le partage du travail en est une.
Aux vertus du partage du travail comme moyen de réduire le chômage, le modèle conduit aussi à plus de liberté individuelle en accordant au personnel une plus grande marge dans la gestion de son temps. Avec la réduction de la durée du travail, le temps pour les obligations sociales, pour assumer les responsabilités familiales, le temps de loisir grandissent. En relation avec l'égalité des droits entre les hommes et les femmes, on atteindra une répartition des tâches plus équilibrée.
Ce sont là, brièvement exprimés, les arguments qui nous ont convaincus de soumettre la présente proposition de motion. Elle obéit aux principes suivants:
Adaptation des mesures traditionnelles d'aide aux entreprises (allégements fiscaux, reports de pertes, cautionnements, etc.) afin d'encourager ces dernières à négocier avec leur personnel des aménagements du temps de travail de telle façon que les emplois puissent être augmentés, voire maintenus.
Incitation pour les salariés. En effet, dans la mesure où partage du travail signifie avant tout pour les salariées et les salariés une perte de revenus, l'apport financier de l'Etat, en permettant d'éviter et de limiter ces pertes, favorisera la mise en place d'expériences de partage du travail.
Engagement de l'Etat. Il convient que l'Etat participe à la démarche, la réduction du chômage étant manifestement une tâche d'intérêt public. On peut d'ailleurs légitimement penser que son engagement financier se réduira à un transfert budgétaire des rubriques actuellement affectées aux postes chômage et occupations temporaires.
Tels sont en substance, Mesdames et Messieurs les députés, les motifs qui nous conduisent à soumettre à votre bienveillante attention la présente proposition de motion.
Débat
Mme Micheline Calmy-Rey (S). Je serai brève pour ne pas entamer la bonne humeur de ce Grand Conseil ni faire obstacle à son envie de renvoyer ou d'accepter les projets sans débat ! (Brouhaha.) L'argumentation fondamentale figurant clairement dans l'exposé des motifs, je n'y reviendrai pas. J'aimerais souligner cependant que la motion propose deux mesures; que l'Etat accorde une aide aux entreprises en fonction des efforts fournis pour maintenir et développer le nombre d'emplois, y compris les mesures de partage du travail.
Dans la situation actuelle - persistance du chômage de longue durée et d'un nombre élevé de chômeurs - il semble logique et naturel qu'un critère social soit pris en compte lorsque l'Etat décide d'aider les entreprises. La motion propose également la création d'un fonds de soutien destiné à compenser les pertes financières subies par les salariés dans un modèle de partage du travail : l'engagement de l'Etat permet de soutenir financièrement ces expériences par transfert budgétaire du fonds de chômage. C'est en tout cas une piste que nous vous suggérons d'étudier, car ce moyen de financement répond aux conditions énumérées pour que l'opération soit... (Brouhaha.)
Une voix. Recommence !
Le président. Non, ne recommencez pas !
Mme Micheline Calmy-Rey. Je n'en ai pas l'intention, mais j'aimerais seulement vous engager à renvoyer cette motion au Conseil d'Etat !
Mme Vesca Olsommer (Ve). Les écologistes - vous le savez - ont toujours été favorables au partage du travail ! Il ne s'agit pas seulement d'une mesure antichômage, mais d'une garantie de qualité de vie grâce au temps libre, non rémunéré, mais riche en possibilités de développement social et personnel.
Si nous nous y intéressons beaucoup, la palme revient cependant au conseiller d'Etat Guy-Olivier Segond qui a fait un véritable «tabac» avec ce thème à travers moult déclarations orales ou écrites. Entre 1993 et 1994, il a créé le groupe «Emploi et partage du travail», dont le rapport a été largement diffusé auprès des administrations, de la fonction publique et des syndicats. On attend avec grande impatience le résultat de ces échanges et les propositions qui suivront. Ce groupe a évoqué également la question du «deuxième chèque», complément de salaire nécessaire à la suite du partage du travail et de la baisse de revenu. (Brouhaha.)
Cette solution de partage est excellente dans le domaine privé. En effet, nous ne croyons pas non plus à une absorption complète du chômage, car la part du travail humain dans la production a tout de même beaucoup diminué. Mais ce partage sera difficile à établir dans ce secteur : chacun d'entre nous, employés, collaborateurs ou fonctionnaires, prétend avoir besoin - à juste titre ou non - d'un salaire entier. Pour accepter volontairement ce partage, il faut avoir le sens de la solidarité ou craindre une perte d'emploi. Cela nécessite également une recherche de qualité de vie difficile pour certains. Quant aux chefs d'entreprise, ils font également preuve de réticence : le partage pourrait entraîner une baisse de productivité. Malgré ces difficultés, nous espérons que Jean-Philippe Maitre, président du DEP, aura à coeur d'impulser cette méthode dans le secteur privé par solidarité envers M. Segond !
Il est assez étrange de demander simultanément au département de l'économie publique de se mettre au service de la concurrence et de la compétitivité destructrices d'emplois en venant en aide aux entreprises et de contrer la perte d'emplois résultant de ce processus. Mais, enfin, nous sommes contraints d'accepter ce paradoxe, car ces propositions de promotion économique évitent le pire.
En fin de compte, nous sommes tout à fait sensibles à cette motion, et nous acceptons son renvoi au Conseil d'Etat.
Mme Marie-Françoise de Tassigny (R). A l'heure des difficultés économiques, face à un accroissement des inégalités dans la distribution des revenus du travail, nous sommes contraints d'innover dans notre approche du travail. Cette prise de conscience est récente dans notre bonne Helvétie ! Navigant dans la prospérité, nous étions insensibles à l'idée même de partager un travail ! Mais ce partage n'est-il pas une grande illusion ? C'est un concept utilisé à tort et à travers : cette approche est envisagée comme une panacée par certains économistes, comme un gadget par d'autres.
En effet, selon les positions, le partage du temps de travail est la seule solution au chômage ou à la lutte contre l'exclusion. Par ailleurs, elle donne bonne conscience à la population. L'autre vision exclut un véritable enjeu de partage du travail, puisque - chacun doit l'admettre - la masse de travail est illimitée sur cette planète ! Ce qui est limité, en revanche, c'est l'ensemble des moyens financiers disponibles pour rémunérer le travail. D'où le véritable défi auquel nous sommes confrontés : partager les rémunérations, sans entraîner la paupérisation et l'exclusion des défavorisés.
Vu l'ampleur de ce débat fondamental et ses enjeux, le groupe radical recommande vivement le renvoi de cette motion à la commission de l'économie.
M. Bernard Clerc (AdG). C'est vraiment la soirée des réserves : je suis effectivement très réservé face aux invites de cette motion ! Permettez-moi tout d'abord de vous faire part de quelques considérations générales.
En compétitivité internationale, rappelons que la Suisse - selon un certain nombre d'instituts - se situe au cinquième ou sixième rang. Dans l'industrie de transformation, la productivité par heure de travail a augmenté de 12,5% en 1995. C'est la hausse la plus élevée des vingt pays les plus industrialisés selon l'analyse de la Banque des règlements internationaux. De 1991 à 1994, le volume annuel de travail a diminué de 2,75%, alors que la durée effective par actif occupé n'a baissé que de 0,07% ! Je vous rappelle également les 170 millions d'heures supplémentaires effectuées en 1994.
La motion part d'un présupposé selon lequel il ne peut y avoir de diminution du temps de travail sans baisse de salaire. Historiquement, c'est faux : toutes les diminutions du temps de travail n'ont pas entraîné de diminution de salaire. Dans certains cas, on constate même des augmentations ! Ces données prouvent que ce présupposé n'est pas globalement exact. Si l'on accepte certaines invites, on attribuerait des aides financières à des entreprises qui réalisent - souvent par des suppressions de postes de travail et l'augmentation des heures supplémentaires - d'excellents profits ! Va-t-on les aider financièrement et fiscalement pour qu'elles réduisent le temps de travail ?
Dans l'hypothèse d'entreprises en difficulté, peut-on apporter une aide financière pour diminuer le temps de travail, alors que leurs problèmes économiques sont d'un autre ordre ? Une réorientation de leurs activités nécessite des aides différentes, et la diminution du temps de travail s'effectuera selon les capacités des acteurs sociaux à négocier dans le contexte du chômage. C'est davantage une question de rapport de forces de la part des organisations syndicales qu'une question de motion.
Cela étant, le sujet est suffisamment important pour être discuté en commission.
M. Bernard Annen (L). Voilà deux points sur lesquels je suis d'accord avec M. Clerc : d'une part, cette motion ne peut pas être transmise au Conseil d'Etat sans discussion préalable en commission et, d'autre part, l'élément essentiel d'une telle mesure doit être discuté par secteurs économiques avec les partenaires sociaux, et non sur le plan politique.
Si le partage du temps de travail pouvait réellement diminuer le chômage, les pays occidentaux qui enregistrent un taux de 10 à 12% l'auraient déjà appliqué ! Ce n'est pas la panacée ! Vos propos, Madame de Tassigny, confirment que chacun pèche par amalgame. C'est très dangereux, et cela n'entraîne que des désillusions ! Or nous n'avons pas le droit d'entretenir les illusions des gens qui vivent le drame du chômage.
Compétitivité, productivité, hausse et baisse des salaires, adaptation : tout a été évoqué ! A défaut de trouver un équilibre, vous allez au devant de désillusions. Ce point mérite un large débat en commission, afin d'entendre les personnes directement concernées. Nous n'avancerons - à petits pas - qu'avec de solides convictions.
A l'instar de nos amis écologistes, tous ceux qui pensent détenir la vérité avec la seule application de la division du temps de travail devraient s'informer sur la situation en Italie, considérée comme pays en voie de développement en termes de statistiques. Et pourtant les gens y vivent bien grâce à une double économie, tous les économistes le savent ! Si l'on rompt l'équilibre, les gens consacreront leur temps libre à une deuxième activité lucrative, et non à leurs hobbies. Ce n'est pas ainsi qu'on diminuera le chômage ! Il faut affronter ce grave sujet avec réalisme.
M. Philippe Schaller (PDC). Le groupe démocrate-chrétien soutient cette proposition de motion pour son intérêt collectif. Petit à petit, cette notion de partage du temps de travail entre dans les débats, et seuls quelques esprits chagrins s'y opposent. Mais le sens des mots et la manière d'introduire cette notion ne sont pas toujours bien compris ou définis : le mot «travail» signifie-t-il «activité», «emploi» ?
Par ailleurs, la question fondamentale du financement se pose toujours, et ce ne sont pas d'inefficaces recettes à la petite semaine qui résorberont le chômage, mais des projets résolument novateurs et des réflexions sur le sens et la place du travail dans l'avenir.
De nombreux responsables politiques, syndicaux ou économiques attribuent la diminution du chômage et la cohésion sociale exclusivement à la croissance et à une économie florissante. Cette motion explore cependant d'autres pistes; elle prend en considération les possibilités offertes par les mutations dans l'organisation des technologies et du travail. Il faut être novateur et tenté par l'expérience, car il n'y a pas de dogme.
Cela étant, j'aimerais attirer l'attention des motionnaires sur le danger de surestimer trois pistes pour le financement du partage du travail : elles pourraient entraîner des pertes d'emplois et non le contraire. Ainsi, on ne peut mettre le partage à la charge des patrons, car l'alourdissement des coûts de production ferait perdre aux entreprises des parts de marché et nuirait à l'emploi. La baisse des salaires serait également une mauvaise piste : elle réduirait la consommation et, par conséquent, la confiance et l'emploi. Enfin, l'imputer simplement au budget de l'Etat, sans transfert, est également impossible, car l'endettement public est si important qu'une augmentation entraînerait la désapprobation populaire. Il faut avoir le courage de le dire, si nous voulons chercher d'autres pistes !
L'une des clés du financement ne se trouve pas non plus dans les gains de productivité. En effet, une aide au travail en moins ne fait perdre que trois quarts d'heure de production. On peut également transférer des budgets des rubriques affectées aux postes de chômage et aux occupations temporaires.
Le problème politique est de savoir si des accords négociés par branche sont nécessaires ou s'il faut voter une loi. Des accords décentralisés seraient idéaux, mais peu d'entreprises s'engagent sur cette voie-là. Une véritable volonté politique pour abaisser l'horaire de référence fait défaut. C'est pourquoi je vous remercie d'adresser cette motion à la commission de l'économie.
Mme Micheline Calmy-Rey (S). Je vous remercie de l'accueil que vous réservez à cette motion. Je suis d'accord de la renvoyer à la commission de l'économie, mais, à ce stade, deux explications s'imposent.
Nous ne considérons pas le partage du travail comme une panacée. L'approche de cette motion est pragmatique, elle vise à autoriser ou à inciter à la multiplication des expériences de partage par la négociation entre les partenaires sociaux et l'Etat.
La délicate question du financement et de la baisse des salaires mérite une plus longue explication. Le processus nécessaire pour une diminution du travail s'est fait et continuera à se faire en créant davantage de richesses : ce n'est pas le gâteau qui diminue, mais le temps de cuisson ! Et, dans un tel cas de figure, la baisse du temps de travail n'implique pas celle du revenu. La réduction du revenu ne s'impose que si, pour résorber un chômage pré-existant, le volume global de travail doit être réparti sur un nombre beaucoup plus grand d'actifs par une réduction massive et relativement importante de sa durée. Cela correspond à la situation actuelle.
Si, par conséquent, la réduction de la durée du travail se doit d'être supérieure au progrès de la productivité pour résorber le chômage, les faits interdisent alors que les salaires restent inchangés dans le secteur privé, car les prix des biens et services deviendraient inabordables. Ils ne subsisteraient qu'en tant que prestations de grand luxe, ce qui n'est pas envisageable quand on sait que l'immense majorité des emplois à pourvoir se situe dans les services où les effectifs les plus nombreux sont employés à des activités non standard, avec une productivité peu importante : l'enseignement, les soins, l'hôtellerie. Dans ce types de services, une réduction de la durée du travail produit des effets importants sur l'emploi.
C'est la raison pour laquelle on ne peut pas imaginer dans ce cas un modèle de partage avec des salaires inchangés. Mais, dans notre esprit, la perte de pouvoir d'achat, résultat de cette diminution de salaire, devrait être compensée. Voilà pourquoi nous proposons l'intervention de l'Etat et un transfert de budget du chômage, afin que de telles expériences puissent avoir lieu, un des obstacles majeurs étant les réticences compréhensibles des employés devant la perte de pouvoir d'achat.
Le mode de financement de la compensation salariale se doit de répondre à quelques conditions : pas de majoration des coûts de revient des entreprises et maintien d'un système compatible avec la survie des métiers artisanaux ou à productivité peu importante. Partant de cette logique, nous ne sommes pas favorables à un prélèvement sur la masse salariale. Ce système irait à l'encontre du but recherché, c'est-à-dire la création d'emplois, en alourdissant le coût relatif de la main-d'oeuvre par rapport à d'autres facteurs de production.
Mesdames et Messieurs, si le partage du travail n'est pas la panacée, il est susceptible cependant de réduire le chômage important que nous connaissons, tout en accordant plus de liberté aux gens.
Je vous remercie de renvoyer cette motion à la commission de l'économie.
M. Jean-François Courvoisier (S). Selon M. Annen, les Italiens vivent bien. Or un reportage de la revue «Géo» signale qu'à Naples plusieurs milliers d'enfants de moins de 14 ans travaillent dans les usines Alfasud, alors qu'un tiers de la population est au chômage ! Des quartiers entiers sont privés d'eau potable, et vous appelez ça bien vivre ? Je vous laisse y aller !
M. Bernard Annen. J'ai mon beau-fils là-bas !
M. Jean Spielmann (AdG). Il vaut la peine de revenir sur certaines affirmations concernant le partage du temps de travail : on ne résoudra pas ainsi un problème aussi important, et il est dangereux de se bercer d'illusions !
Le porte-parole du parti radical déclarait que le financement faisait défaut pour réduire le temps de travail et pour assurer les revenus. En raisonnant de cette façon, on prend le problème à l'envers ! En réalité, les revenus, les richesses et l'argent découlent de la productivité du travail. Si cette dernière augmente, la part produite par chaque actif s'accroît en raison des mutations technologiques. C'est l'augmentation de la productivité - et non l'argent - qui permet de financer le travail.
Dans l'Arc jurassien, il y a une vingtaine d'années, plus de deux cent mille horlogers fabriquaient des montres, alors qu'aujourd'hui on en produit cinq, dix, voire vingt fois plus, avec moins de quinze mille personnes. Ces chiffres montrent que l'augmentation fantastique de la productivité pose le problème de la réduction du temps de travail, de son partage et de son accessibilité à tous.
Ce problème, différent selon les services, crée des confusions même au sein du groupe socialiste : il ne s'agit pas de connaître le statut de l'entreprise, mais la nature du travail et le niveau de la productivité, qu'on soit dans le privé ou le public. On peut réduire certains postes tout en augmentant leur productivité et financer des postes de services dans des secteurs socialement utiles. Les problèmes de fonds ne se résolvent pas comme on crée un patchwork !
Le groupe démocrate-chrétien propose d'assurer des postes de travail, de réduire le chômage et de trouver des solutions économiques par la croissance. Mais, alors, pourquoi les pays avec le taux de croissance le plus fort enregistrent-ils également le plus fort taux de chômage ? Pourquoi les pays en voie de développement... (Brouhaha.) ...ayant choisi la croissance économique ont-ils les problèmes de chômage les plus aigus ?
Il est nécessaire de réfléchir à la nature et à la forme de croissance. Actuellement, dans l'industrie ou les prestations de services, on réduit le coût de la production du travail et le nombre d'actifs pour essayer d'atteindre un maximum de productivité.
Il est donc faux de prétendre que la croissance et l'investissement créent des emplois, on peut très bien investir et développer en travaillant beaucoup moins. (Brouhaha.) Vous pouvez protester, les pertes d'emplois restent une réalité économique dans tous les secteurs !
La question fondamentale est d'utiliser l'augmentation de la productivité du travail pour réduire le nombre d'heures de travail individuel. Mais on va dans le sens contraire ! A l'heure de la libéralisation tant prônée par certains, la nouvelle loi sur le travail permettant d'augmenter le nombre d'heures supplémentaires empêche la création de cent mille emplois. Et vous voulez doubler la norme d'heures supplémentaires tout en parlant de réduction du temps de travail et du chômage !
Nous devons débattre de façon diversifiée - et non en fonction du statut public et privé ou de l'outil de travail et de sa productivité - des réalités économiques et politiques pour entreprendre enfin la répartition du travail et la réduction du nombre d'heures. Mais au sujet du partage des richesses par la démocratisation de l'économie, je vous attends au virage : toutes les mesures proposées à ce jour vont dans le sens contraire ! Notre pays enregistre une augmentation du chômage permanent et dramatique qui coûte beaucoup plus cher que la solution de réduction du temps de travail sur la base de l'augmentation de la productivité.
M. Jean-Philippe Maitre, conseiller d'Etat. S'il faut éviter de considérer le partage du temps de travail comme une panacée, il serait faux également de refuser tout débat. Objectivement, c'est une des voies à explorer à l'instar de quelques entreprises. Il faut avoir la sagesse d'ouvrir les débats, et le Conseil d'Etat l'a fait de deux manières.
Dans la fonction publique, d'une part, un groupe de travail a été chargé d'examiner les différentes possibilités. Le document ainsi produit est en cours d'analyse, et certaines propositions vont donner lieu à la concertation usuelle avec les organisations représentatives de la fonction publique. Le Conseil d'Etat, d'autre part, a confié au Conseil économique et social un mandat précis dont le premier volet est de type analytique; des projets concrets et opérationnels dans certaines entreprises allemandes et françaises y sont examinés. Le deuxième propose, en concertation avec les partenaires sociaux, un ou plusieurs projets de concept de partage du temps de travail, à négocier - car il ne se décrète pas - en appliquant des mécanismes extrêmement subtils. Au cours de cette législature, nous espérons organiser un vaste débat public grâce à l'initiative du Conseil économique et social.
La motion mérite d'être étudiée en commission. Elle ne peut être renvoyée au Conseil d'Etat, car les moyens suggérés posent trop de problèmes. Accorder, par exemple, aux entreprises une aide fiscale et financière conditionnée par la réalisation de cet objectif risque d'empêcher la création de nouvelles firmes. Par ailleurs, si l'on transfère des budgets de chômage et d'occupations temporaires pour financer partiellement la différence salariale résultant du partage du temps de travail, on provoquerait le renvoi à l'assistance de personnes remplissant les conditions d'emploi temporaire.
On le voit, les moyens proposés sont discutables; des délibérations approfondies et le renvoi en commissions sont donc indispensables.
Mise aux voix, cette proposition de motion est renvoyée à la commission de l'économie.