République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 20 mai 2022 à 14h
2e législature - 5e année - 1re session - 3e séance
M 2782-A
Débat
Le président. Nous passons au point suivant, à savoir la M 2782-A. Je cède la parole à M. le député Jean Romain.
M. Jean Romain (PLR). Merci, Monsieur le président. Chers collègues, la motion relative à la rectification de l'orthographe comporte deux invites simples: surseoir à cette modification et organiser une consultation. La réponse du DIP s'étend sur onze pages sans compter les annexes. Et qu'est-ce qu'on nous dit ? Beaucoup de choses, tout et n'importe quoi ! Ça touche 2600 mots, mais l'orthographe traditionnelle demeure admise; une nouvelle collection de manuels de français est en route; il est pédagogiquement opportun de franchir le pas; on va rendre l'orthographe plus accessible aux élèves; l'orthographe traditionnelle restera dans la presse et les livres de littérature à étudier, il y aura donc deux orthographes - n'est-ce pas, cela va faciliter le travail des élèves: l'orthographe traditionnelle dans les livres et dans la littérature d'une part et la nouvelle orthographe d'autre part. On nous fait même un tout petit cours sur l'évolution de la graphie des mots, du XVIIe siècle jusqu'à aujourd'hui; on répète que l'orthographe rectifiée n'imposera à personne de modifier sa propre orthographe; on cite l'Académie française, de manière erronée d'ailleurs, puisque l'Académie en 2016 met en avant l'importance de l'usage et met en garde contre toute imposition; on justifie le droit de la CIIP d'en user de la sorte, en imposant cette orthographe rectifiée; on se réfère à l'acceptation des autres cantons, dont Genève ne peut se distancer; on remarque enfin que la CIP - la commission interparlementaire - CSR n'a pas saisi la CIIP à ce propos. Je rassure le DIP, cela sera fait le 2 juin à Lausanne par le biais d'un postulat.
Pour toutes ces raisons en vrac, le DIP ne veut donc rien changer au changement. Or, chers collègues, c'est tout autre chose que nous a dit à Bienne le 14 octobre passé le président de la CIIP, M. le conseiller d'Etat fribourgeois Siggen: il a dit que les opposants à cette réforme avaient peut-être raison, mais qu'il ne voulait pas réagir tant que les processus parlementaires étaient en cours. Il a ajouté que la Suisse romande était trop exiguë pour que des éditeurs de chez nous puissent se lancer dans une entreprise pareillement onéreuse, et donc que la CIIP se rabattait sur des manuels français et belges adaptés à nos classes. Mais il n'a pas parlé de pédagogie ni d'Académie française pour se justifier.
Je propose donc d'attendre encore de voir ce qui se passe dans les divers parlements - la semaine prochaine, ce sera Neuchâtel -, donc de surseoir à cette réforme, de voir ce qui se passera le 2 juin avec la CIP-CSR, comme je vous en ai parlé, et, dans l'intervalle, Mesdames et Messieurs, chers collègues, de renvoyer cette réponse au Conseil d'Etat afin qu'il la mette - pour être enfin crédible - en conformité avec la CIIP. Je vous remercie.
Mme Françoise Nyffeler (EAG), députée suppléante. Oui, oui, oui ! Les combats d'arrière-garde, rétrogrades, les résistances contre le changement... On vous connaît, Monsieur Jean Romain ! Ça fait vraiment longtemps que vous essayez d'empêcher toute modification qui va dans le sens d'un certain allègement pour les élèves, et c'est dommage, parce que vous restez en Europe; bientôt vous serez sur une île déserte tout seul... (Remarque. Rires. Commentaires.) ...parce qu'en Europe, les changements ont lieu !
En ce qui me concerne, je soutiens le rapport du Conseil d'Etat, dont je vous demande de prendre acte. Ce document, comme M. Jean Romain l'a relevé, est extrêmement développé, et affirme avec beaucoup de précautions et avec beaucoup de détails l'importance d'accepter ce changement. Mon Dieu, Monsieur Romain ! On n'est pas à la veille de la révolution ! Et votre langue française, notre langue française, va totalement survivre ! Je me souviens que vous étiez tous très préoccupés, quand il s'agissait de l'écriture inclusive, du sort des élèves qui rencontraient des difficultés. Aujourd'hui, vous vous en foutez, de ces élèves !
Des voix. Oooh ! (Commentaires.)
Mme Françoise Nyffeler. Je trouve cela extraordinaire: deux poids, deux mesures, et je regrette qu'on n'aille pas un peu plus loin et qu'on n'intègre pas aussi l'écriture inclusive dans ce changement. (Applaudissements.)
M. Emmanuel Deonna (S). Le parti socialiste ne partage pas non plus l'opinion de mon préopinant et de son parti concernant cette réforme de l'orthographe. (Commentaires.) Son interprétation du point de vue de l'Académie française est aussi tout à fait contestable. Par ailleurs, si Genève décidait, à la différence des autres cantons romands, de refuser les nouveaux moyens d'enseignement du français, notre canton se retrouverait dans l'obligation de conserver les anciens manuels qui ne correspondent plus au plan d'études. Conserver des manuels obsolètes et dépassés ou en acquérir d'autres à l'étranger, sans lien avec le PER, sans concertation avec les autres cantons romands, n'est vraiment pas une option réaliste. En plus, cette option impliquerait des coûts significatifs pour Genève, puisqu'il faudrait doter nos 50 000 élèves de l'enseignement obligatoire d'autres moyens. Je vous remercie.
Mme Katia Leonelli (Ve). Mesdames les députées, Messieurs les députés, l'orthographe rectifiée - petit rappel historique - existe depuis 1990. Ce n'est donc pas une grande révolution d'aujourd'hui. Cette orthographe est - rendez-vous compte ! - bien plus vieille que moi et nous avons tous le droit, les élèves, comme vous tous et moi-même, de l'utiliser. Et, comme cela a été rappelé à la fois par la CIIP et par le département, les deux orthographes coexistent. Veuillez donc bien comprendre que je ne vois pas vraiment la difficulté à faire entrer cette orthographe rectifiée, qui est plus simple pour les personnes allophones, plus simple pour les élèves avec des difficultés scolaires et de la dyslexie; veuillez bien comprendre que je ne vois pas vraiment le problème à ce que cela entre dans les manuels scolaires, puisque, de toute façon, les élèves ont le droit, déjà maintenant, de l'utiliser. Donc lâchons l'affaire et prenons acte du rapport du département ! Je vous remercie.
Mme Danièle Magnin (MCG). Mesdames et Messieurs les députés, ce que j'entends ici à propos de cette orthographe rectifiée m'apparaît comme un gigantesque nivellement par le bas, et je trouve tout à fait regrettable qu'on veuille imposer à l'ensemble des élèves des pratiques d'une petite partie de la population. Sur internet, on trouve une sorte de lexique des mots typiquement suisses romands; eh bien ceux-là, on les orthographie comme on veut, mais la langue française doit garder sa pureté, et c'est tout à fait inconvenant de vouloir supprimer des liens entre la racine du mot tel qu'il existait auparavant et ce qu'il est devenu maintenant: on ne veut pas écrire «fenestre», le «ê» a remplacé le «st», et c'est ainsi pour beaucoup de termes, beaucoup de mots différents, bien entendu. Nous n'acceptons pas du tout la modification demandée.
De surcroît, il me semble que les difficultés du cycle d'orientation dont on a beaucoup parlé récemment résultent principalement de la mauvaise qualité du contenu de l'enseignement primaire, et cela est arrivé chez nous en particulier depuis qu'on a institué ce fameux PER, le programme d'études romand. C'est absolument désolant ! Nos enfants ne sont pas des cobayes ! Malheureusement, les gens doivent se réfugier dans les écoles privées s'ils veulent que leurs enfants apprennent correctement à lire, écrire et compter. Or le nombre de ces écoles privées est limité et elles ont des listes d'attente tellement les places sont demandées, malgré un coût qui semble parfois élevé. Mais je tiens à informer les personnes qui penseraient que c'est réservé aux gosses de riches que non, il existe des fondations qui paient l'écolage pour les familles qui n'ont pas les moyens et qui désirent néanmoins que leurs enfants soient scolarisés dans le privé. Nous refuserons donc ce rapport et je vous remercie d'en prendre note.
Mme Anne Emery-Torracinta, conseillère d'Etat. Je ne souhaite pas refaire ici le débat que nous avions déjà eu au parlement, mais j'aimerais quand même, Mesdames et Messieurs les députés, vous inviter d'abord à lire l'entier du rapport. Je ne suis pas sûre que chacune et chacun d'entre vous - je ne vous remets pas en cause, Monsieur Romain - ait véritablement lu le rapport, parce que vous auriez vu des choses intéressantes, par exemple à la page 9: il y a eu parfois des velléités de l'Académie française de vouloir à tout prix centraliser et imposer une seule forme d'écriture, au prétexte - c'était certes, Madame la députée, en 1694, mais cela vous intéressera - de «distinguer les gens de lettres d'avec les ignorants et les simples femmes». (Exclamations.) Bref, toujours est-il que je vous invite véritablement à prendre connaissance de l'historique de l'orthographe, à voir comment elle se construit avec le temps, parce que je trouve que c'est extrêmement intéressant.
Au-delà de cela, que demande cette motion ? Elle demande deux choses, premièrement de «surseoir immédiatement à la décision de modifier les règles orthographiques du français». Il n'a jamais été question de modifier les règles orthographiques du français ! Il existe aujourd'hui plusieurs façons d'écrire certains mots et celles-ci vont rester dans les futurs manuels de français. Un exemple très concret: est-il catastrophique d'écrire «les scénarios» avec «s», plutôt que «les scénarii» ? Les deux options existent. Est-il catastrophique - je l'ai même vu d'ailleurs sur la page Facebook d'une députée qui soutient la motion et est opposée à la position du Conseil d'Etat - d'écrire «les médias» avec «s», plutôt que «les média» sans «s» ? C'est de ça qu'on parle ! On n'est pas en train de changer la musique ni la poésie de la langue, on n'est pas en train de changer la façon de parler, on est simplement en train d'accepter ce que l'usage permet déjà depuis un certain temps. (Commentaires.)
Je vous rappelle aussi que dans le cas où on ne ferait pas ce pas et où on garderait - Genève faisant ainsi bande à part - des manuels par hypothèse belges ou français... Mais ces manuels aujourd'hui ont accepté ce type d'orthographe ! Donc que proposons-nous ? Simplement, dans les textes ou les séquences d'enseignement rédigés par les enseignants romands, d'utiliser, lorsque c'est possible, l'orthographe rectifiée. Mais chaque fois qu'on cite un article de presse ou autre, l'orthographe originelle sera bien entendu conservée. Cela me paraît une évidence. D'autre part, ce qui est prévu aussi, c'est de proposer un lexique à la fin des manuels avec les différentes orthographes, pour montrer que les possibilités existent. Ce n'est ni plus ni moins que cela. S'agissant de la première invite, il n'a donc jamais été question de modifier les règles orthographiques du français.
Deuxièmement, il nous est demandé d'«organiser une consultation». Mais elle a eu lieu, cette consultation ! Et vous trouverez - j'ai perdu la page, j'espère que je vais la retrouver... (L'oratrice consulte le rapport.) Vous trouverez la liste des entités qui ont été consultées depuis, à savoir les syndicats des enseignants; la Conférence latine des chefs et cheffes d'établissement, donc les directeurs et directrices de la scolarité obligatoire; la Fédération des associations de parents d'élèves de la Suisse romande et du Tessin; l'Association internationale pour la recherche en didactique du français - vous nous demandiez que l'université soit consultée; le conseil académique des hautes écoles pédagogiques de Suisse romande; l'association Dyslexie suisse romande - je me souviens que le PLR avait déposé une motion sur la dyslexie, eh bien nous avons consulté les milieux dys-; l'association Défense du français; la Délégation à la langue française. Les seuls que nous n'avons pas pu consulter, ce sont les écrivains, mais là, c'est un peu difficile de savoir qui il aurait fallu consulter ! Nous avons donc répondu à cette motion. Je vous invite à soutenir la position du Conseil d'Etat. Merci. (Applaudissements.)
Le président. Merci, Madame la conseillère d'Etat. Mesdames et Messieurs les députés, nous allons voter sur la proposition de renvoi au Conseil d'Etat de ce rapport. Le vote est lancé. (Commentaires.)
Des voix. Oui pour le renvoi !
D'autres voix. Non !
Une voix. Mais oui !
Une autre voix. Mais si !
Une autre voix. Renvoi au Conseil d'Etat, c'est oui, ceux qui...
Le président. Ceux qui veulent le renvoi au Conseil d'Etat, c'est oui; si vous le refusez, c'est non.
Une voix. Non, oui, non, oui ! (Rires. Commentaires.)
Mis aux voix, le renvoi au Conseil d'Etat de son rapport sur la motion 2782 est adopté par 40 oui contre 33 non.
Le rapport du Conseil d'Etat sur la motion 2782 est donc rejeté.