République et canton de Genève

Grand Conseil

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Allocution du président du Grand Conseil, M. Jean Romain

Le président. Monsieur le président du Conseil d'Etat,

Mesdames et Messieurs les députés,

Madame et Messieurs les Conseillers d'Etat,

Chers amis,

Ce qui advient à un homme est bien plus que ce qu'il mérite, c'est ce qui lui ressemble; ce qui advient à un parlement est plus que ce qu'il mérite, c'est aussi ce qui lui ressemble. Pour mesurer ce qui va advenir de nous durant cette législature que je suis honoré d'ouvrir ici et pour évaluer ce que sera notre travail durant ces cinq années, nos joies et nos déceptions, nos enthousiasmes et nos amertumes, il faut interroger ce qui nous ressemble. Nous représentons le peuple de Genève, ce peuple qui nous a fait confiance et qui a placé en nous une partie de ses espoirs, et ce soir, réunis pour la première fois, nous pouvons prendre l'engagement, ensemble, de lui répondre. Je vous regarde toutes et tous, et je vois vos visages, c'est le kaléidoscope de ces visages qui compose ce qui nous ressemble, tous autant que nous sommes.

Le parlement que j'aime a 21 ans, et le visage souriant de cette toute jeune députée juriste, qui ne s'est pas représentée après une première législature en 2009-2013. Le parlement que j'aime a 37 ans, et le visage de cet homme dont le nom dans cette enceinte a si souvent été prononcé déjà du temps de son père, conseiller d'Etat. Le parlement que j'aime a 43 ans, et le cheveu en bataille de ce député qui s'enflamme parfois pour ce qui lui tient à coeur; un homme qui sait se mettre au service de la mobilité douce. Le parlement que j'aime a le bon sens de ce conducteur des TPG de 48 ans, qui défend son pays avec détermination. Le parlement que j'aime a 57 ans et l'accent mélodieux de cette immigrée italienne ayant pris la nationalité suisse avant de décider de servir son canton. Le parlement que j'aime a les 64 ans de cet ancien commandant des pompiers qui a conservé jusque dans ses interventions le ton du commandement. Le parlement que j'aime a 71 ans et la générosité de ce député si attentif aux autres et à leurs difficultés, si prompt aussi à mettre sa verve à leur service. Le parlement que j'aime a le visage de ce député sans âge, à la voix tonitruante, qui nous répète en boucle combien le capitalisme est dommageable pour l'homme. (Rires. Remarque.)

Enfin, le parlement que j'aime a le goût des disputes franches et vives, le sens de la répartie, l'humour des répliques, il a votre visage et votre attachement à la démocratie. Nous sommes, chers collègues, le premier pouvoir, celui qui émane directement de la volonté populaire, mais n'oublions jamais que le pouvoir, dans ce qu'il a de plus noble et de plus haut, le pouvoir est de servir. Si ce sont nos intérêts partisans qui animent nos disputes, si ce sont nos visions parfois étroites qui alimentent nos actions, au final c'est l'intérêt de Genève qui doit nous guider, car c'est par cet intérêt que nous sommes légitimes et c'est donc sur lui que nous devons nous régler. Et c'est seulement ainsi que nous serons respectés, chers collègues, dans nos personnes et dans notre travail.

Puisque nous sommes ici, c'est que nous croyons tous et toutes en l'action politique et que nous sommes engagés pour défendre les principes démocratiques: liberté d'entreprendre et liberté économique d'abord, mais aussi justice sociale et équité de traitement. Il est parfois difficile de maintenir un juste équilibre entre la liberté et l'égalité. Sur une ligne imaginaire entre ces deux pôles, si le curseur se déplace trop d'un côté, c'est au détriment de l'autre. Mais le train du parlement doit pouvoir compter sur les deux essieux qui, de concert, supportent son action, et je fais partie d'une famille politique qui y est attentive.

Seules des institutions fortes sont en mesure d'enraciner une action crédible. L'évidence d'un canton au territoire exigu nous a depuis longtemps persuadés que chaque mode de transport doit y trouver sa juste place. Quant au logement, qui pâtit de cette même exiguïté, il convient de s'en occuper dans le respect de tous et le bien de chacun, aussi bien de la propriété individuelle que des constructions collectives. Mais pour cela, avant tout, il faut une économie saine; l'accent doit ainsi être mis sur la formation et l'emploi, éléments essentiels au juste fonctionnement d'une société démocratique. «On ne pourrait ramener l'ignorance sans rappeler la servitude avec elle», dit Condorcet; cette formule suffit à mettre en lumière le lien, si évident et si caché parfois, entre les deux questions de l'éducation et de la politique. Cette culture, que nos écoles mais aussi que nos créateurs - que tous nos créateurs ! - doivent faire vivre, nous devons la réclamer comme notre indivisible héritage.

Faisons en sorte que notre parlement n'oublie pas comment on construit l'avenir. Car l'objet principal d'une grande société n'est pas seulement dans sa puissance économique, pas seulement dans sa capacité à rendre les citoyens égaux, pas seulement dans sa réussite à faire diminuer l'injustice, mais aussi dans une conscience claire de ce qui attend l'homme, mais aussi dans une vision solide de ce qu'il doit être, mais aussi dans la conviction qu'il doit être formé par l'esprit. Entre toutes les valeurs de l'esprit, il en est une qui devrait nous habiter, chers collègues, c'est celle du courage. Ce courage qui manque parfois, employés que nous sommes tous à poursuivre nos minces intérêts, mais ce courage qui nous appelle à maintenir ensemble les oeuvres de notre canton, à consolider ensemble nos institutions et nos importances qui, puisque nous sommes unis ici, appartiennent à tous mais à personne en particulier.

Je ne suis pas totalement effondré en faisant, comme vous tous et toutes, le constat de la faible participation à notre élection de 2018. La vie démocratique post-moderne s'organise autour du principe du consentement: plus personne n'est d'accord d'entrer dans un système d'obligations auquel il n'a pas expressément consenti, plus personne ne veut le faire; tout lien qui oblige résulte ainsi d'une approbation libre de la part du citoyen. Or le système d'élections n'apparaît plus tellement à l'homme post-moderne comme celui qui requiert son approbation, parce qu'il existe ailleurs, maintenant, quantité de manières de participer: les associations, les ONG, les réseaux sociaux, les blogs, etc., autant de moyens de s'exprimer plus directement que ne le permet le suffrage universel. Je tends à penser que l'expression démocratique à laquelle nous tous nous tenons fermement a trouvé des voies parfois plus rapides et sans doute moins institutionnelles que celles du vote électif.

Le deuxième élément est que l'élection est pour cinq ans, et bien des citoyens se sentent piégés. En effet, comment le consentement se prolongerait-il durant tout ce temps ? Devrais-je encore adhérer demain à ce à quoi j'ai souscrit aujourd'hui ? Si, par exemple, j'ai librement consenti à voter pour tel député, dans un an, dans deux ans, dans trois ans, que vaudra mon consentement puisque, les choses ayant si vite évolué, il ne s'appuie plus sur les mêmes bases ? Ma liberté aura ainsi été confisquée puisque mon consentement ne vaut qu'«un certain temps». Qu'elle est difficile à manier, notre liberté !

Je vais pour terminer rappeler, chers collègues, une évidence: il n'existe pas de droits sans devoirs et pas de devoirs sans droits. Pardon ! Pardon pour cette évidence ! Nous avons, chaque groupe ici représenté ainsi que chacun d'entre nous, nous avons le droit de déposer des objets parlementaires. C'est un droit fondamental que celui de notre législatif, mais en contrepartie nous avons un devoir et un devoir très clair, celui de ne pas engraisser l'ordre du jour, celui de nous autocensurer dans notre démangeaison de déposer des motions, des projets de lois, des résolutions. Parce que nous avons atteint, lors de la dernière législature, l'impossibilité de traiter cet ordre du jour inflationnaire, nous ne pouvons plus respirer en parcourant le long ruban de ses pages. On étouffe ! On n'en peut plus ! Ouvrez les fenêtres, qu'on ait de l'air ! Nous avons tellement besoin de respirer !

Le parlement que j'aime a le souci de cette respiration, il sait prendre ses responsabilités parce qu'il a une juste évaluation de ses droits. Le parlement que j'aime est tourné vers l'avenir et n'hésite pas à retirer des projets devenus obsolètes maintenant que les élections sont derrière lui. Le parlement que j'aime a le visage de cette autre salle que nous rejoindrons dès la fin août pour quelques années, le temps de rénover notre chère salle de l'Hôtel de Ville. Le parlement que j'aime va prendre un nouveau départ dans des lieux neufs pour lui, lieux qui pourront permettre un esprit de concision dans le respect, évidemment, de la tradition. Et enfin, le parlement que j'aime, parce qu'il nous ressemble, parce qu'il a votre visage à tous, a le visage de la responsabilité pour Genève. Vive la République ! Vive notre Parlement ! (Longs applaudissements. Les deux huissiers quittent la salle.)