République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 22 mars 2018 à 17h
1re législature - 4e année - 13e session - 72e séance
PL 11764-A et objet(s) lié(s)
Premier débat
Le président. Nous allons maintenant aborder en catégorie I les PL 11764-A, 11766-A, 11927-A et 12191-A concernant la laïcité. La parole est à M. Lionel Halpérin, rapporteur de majorité.
M. Lionel Halpérin (PLR), rapporteur de majorité. Je vous remercie, Monsieur le président. Mesdames et Messieurs les députés, en préambule je souhaite, en tant que rapporteur de majorité de la commission des Droits de l'Homme, remercier tout particulièrement M. André Castella, secrétaire général adjoint au DES, qui a assisté la commission tout au long de ses travaux. Mes remerciements vont également à Mme Virginie Moro, qui a tenu les procès-verbaux, ainsi qu'aux collaborateurs du secrétariat général du Grand Conseil pour leur soutien.
La commission des Droits de l'Homme a consacré plus de deux ans de travaux à la problématique de la laïcité à Genève, ce qui prouve bien à la fois que le sujet revêt un intérêt majeur aujourd'hui comme hier et qu'il demeure extrêmement sensible et complexe à traiter. Pour examiner le projet de loi du Conseil d'Etat et les autres projets de lois présentés par des députés, la commission a procédé à de nombreuses auditions et s'est référée notamment au rapport du groupe de travail sur la laïcité ainsi qu'aux travaux antérieurs du Grand Conseil - en particulier au rapport relatif à la pétition 1211, dont les conclusions sont plus que jamais d'actualité. Ce document est à vrai dire essentiel à la bonne compréhension du débat actuel sur la laïcité à Genève. Il a d'ailleurs été cité régulièrement par des députés de tous les partis et a servi en quelque sorte d'étalon au cours des travaux de la commission.
En tant que rapporteur de majorité, je ne peux que me féliciter que la commission ait su accomplir un travail sérieux, avec constance, tout au long de ces deux années d'auditions et de débats. Je remercie ainsi chaleureusement les membres de la commission pour leur travail; ils ont fait preuve de toute la sensibilité requise par le traitement de projets touchant à une problématique délicate et difficile. Chacun a adopté une attitude constructive, y compris les députés initialement opposés à l'idée même de légiférer. En résumé, la préoccupation permanente de la commission a été de s'atteler à l'élaboration des meilleures solutions possible dans l'intérêt public, en réponse aux nombreuses questions qui se sont posées.
Je commencerai cette introduction par une brève synthèse des travaux de la commission. Il faut d'abord préciser - et c'est extrêmement réjouissant - que de nombreux points ont donné lieu à des votes unanimes ou quasi unanimes, ce qui reflète là aussi l'excellent état d'esprit ayant présidé à ces travaux, comme je l'indiquais. Sur certains sujets, en revanche, des points de vue plus divergents se sont exprimés. J'en donnerai quelques exemples, sans revenir à ce stade sur l'ensemble des sujets controversés, que nous aurons l'occasion d'aborder au cours du deuxième débat. La neutralité religieuse de l'Etat et de ses représentants en contact avec le public - entre autres la question de l'interdiction du port de signes extérieurs signalant l'appartenance religieuse - a donné lieu à de vifs débats, notamment s'agissant de la définition du champ d'application d'une telle interdiction. La problématique de la contribution religieuse volontaire, destinée à remplacer l'actuelle contribution ecclésiastique, a elle aussi soulevé de nombreuses questions - y compris de nature très technique - qui ont été discutées avec un éclairage précieux du département des finances. Les manifestations religieuses de nature cultuelle sur le domaine public, et notamment la question de savoir s'il fallait codifier dans la loi la pratique actuelle consistant à ne les admettre que de manière très exceptionnelle, pour ainsi concilier respect de l'esprit de la loi de 1875 et respect du droit supérieur, ont constitué l'un des autres principaux sujets sensibles. La commission a encore débattu de la possibilité de donner au Conseil d'Etat la faculté de restreindre ou d'interdire le port de signes religieux ostentatoires sur le domaine et dans les bâtiments publics en cas de risque de troubles graves à l'ordre public, de l'accompagnement spirituel des détenus ou des personnes résidant en institution, de la question des biens incamérés ou encore de l'enseignement du fait religieux à l'école publique. Compte tenu de l'intérêt de l'ensemble de ces sujets, j'ai reproduit le texte intégral des débats de la commission dans le rapport de majorité.
Au final, si le vote de la commission a été aussi serré en troisième débat - 4 oui contre 3 non et 2 abstentions - ce n'est pas l'expression d'un fort mécontentement: c'est parce que certains députés ont considéré que la commission n'était pas allée assez loin dans la mise en oeuvre d'une laïcité rigoureuse, tandis que d'autres, au contraire, ont estimé que le texte ne ménageait pas une place suffisante à la liberté religieuse. Le projet de loi tel qu'issu des travaux de la commission est donc le fruit d'un fragile équilibre, et il nous appartient d'y apporter ce soir les aménagements que nous jugerons utiles, dans un sens ou dans l'autre.
J'en viens maintenant plus particulièrement à l'esprit des travaux de la commission des Droits de l'Homme et à ce qu'il faut retenir en substance de ses débats. C'est à mon sens le plus important, avant que nous abordions certaines questions spécifiques en deuxième débat. D'une manière générale, dans un contexte politique, économique et social qui est en perpétuelle évolution et sans comparaison tant avec celui de la seconde moitié du XIXe siècle qu'avec celui du XXe siècle, même s'il est plus proche de nous, la laïcité constitue un défi constant, que nous devons relever à la lumière des conditions actuelles. Pour la commission, la laïcité est un formidable instrument au service de la liberté de conscience, de croyance et de non-croyance, et en particulier de la paix confessionnelle. Pour rappel, c'est en quelque sorte grâce à l'Assemblée constituante que nous tenons ce débat ici au Grand Conseil aujourd'hui. En effet, en 2012 la nouvelle constitution genevoise a introduit pour la première fois le mot «laïcité» dans le droit genevois. Il faut toutefois souligner que l'article 3 de la nouvelle constitution n'interdit ni n'impose au législateur de légiférer. Si la commission a accepté d'entrer en matière sur le projet de loi du Conseil d'Etat, c'est donc qu'elle a considéré qu'il était opportun et utile de légiférer en matière de laïcité. La loi sur les corporations religieuses de 1872 est effectivement désuète, et la loi sur le culte extérieur de 1875 n'aborde évidemment pas les problèmes modernes de notre temps, même si la philosophie dont elle est imprégnée conserve tout son sens - j'y reviendrai. La majorité de la commission a dès lors considéré, avec le Conseil d'Etat, que le réexamen des textes légaux en vigueur s'imposait, même si pour la commission c'est surtout l'adaptation du droit aux conditions de vie d'aujourd'hui qui justifie une intervention du législateur. Si la situation à Genève est plutôt calme, notre canton n'est pas pour autant insensible aux secousses qui frappent nos voisins à travers l'Europe. On le sait, l'évolution ne va pas toujours dans le même sens. Comme le relevait la commission des Droits de l'Homme en 2003 dans son rapport sur la P 1211, ce qui était vrai par le passé ne l'est pas nécessairement aujourd'hui. Dans l'affaire Rivara, qui concernait l'interdiction d'une procession le dimanche des Rameaux, le Tribunal fédéral s'est lui-même référé en 1982 au contexte, aux circonstances...
Le président. Il vous reste trente secondes, Monsieur le député.
M. Lionel Halpérin. ...en l'occurrence celles d'un apaisement des esprits et des consciences qui prévalaient effectivement à cette époque. C'est à la lumière de ces conditions qu'il a jugé que ce qui était vrai en 1875 ne l'était plus autant en 1982. La commission a d'ailleurs tenu compte de cette évolution dans la mise en place d'un régime d'autorisation exceptionnelle. Je reprendrai la parole plus tard, Monsieur le président.
Le président. Très bien. Merci, Monsieur le député. La parole est à M. Lussi, rapporteur de première minorité.
M. Patrick Lussi (UDC), rapporteur de première minorité. Merci, Monsieur le président. Tout d'abord, comme le rapporteur de majorité, que je remercie d'ailleurs pour son rapport fouillé, circonstancié, détaillé...
M. Pierre Vanek. Et long !
M. Patrick Lussi. Oui, mais sa longueur est due au fait qu'il était nécessaire de consigner tout ce qui a été dit et fait durant les deux ans de travaux !
Vous permettrez à notre minorité d'intervenir dans le débat de manière plus philosophique que contestataire, et je vais vous expliquer pourquoi. Par rapport à ce qui se passe dans nos sociétés et surtout compte tenu des fondements réels de la laïcité, il n'est pas nécessaire à nos yeux de légiférer pour essayer d'envoyer quelques tenants de sectes ou autres dans les affres d'une loi punitive. Il s'agit plutôt de dire que jusqu'à présent le régime de nos lois a été suffisant et que c'est plutôt celles-là qu'il faut modifier.
Mesdames et Messieurs les députés, la laïcité est la seule solution pour qu'il puisse y avoir la paix entre des gens venant d'horizons différents. Ce n'est pas de moi, mais de Mme Badinter. La laïcité se définit comme un principe juridique, qui peut devenir une disposition constitutionnelle. C'est notre cas. A-t-elle vocation à quitter le principe pour devenir une loi portant son nom ? Pour notre minorité, c'est une erreur de casting que nous ne soutenons pas. La laïcité n'est pas un acte, une critique, un procès de la métaphysique, elle ne fait que définir la séparation nécessaire entre le domaine public où s'exerce la citoyenneté et le domaine privé où s'exercent les libertés individuelles et de pensée. Notre minorité estime hautement préjudiciable de légiférer intrinsèquement sur un principe et de le transformer ainsi en objet de contestations futures, de recours, j'en passe et des meilleures. Cette non-obligation de légiférer - comme l'a d'ailleurs justement souligné le rapporteur de majorité - a été expliquée et confirmée lors de l'audition en commission d'un professeur et juriste émérite de notre université.
Je rappelle que l'Etat laïque ne reconnaît aucune religion, ne professe aucune religion civile et s'interdit d'intervenir dans les formes d'organisations collectives - partis, Eglises, associations, etc. - à moins qu'elles ne menacent la sécurité des biens, des lieux, ou ne contreviennent au droit et aux lois en vigueur. Notre arsenal de lois et mesures est en place et protège déjà les citoyens et l'organisation de la société contre les dérives de toute nature, propagées par des illuminés d'ordre politique, religieux ou autre. C'est le principe de la laïcité qui a conduit à ce que notre quotidien, notre manière d'évoluer, les rapports entre les individus, etc., soient régis par le droit dans sa rigueur et sa proportionnalité. Y introduire une loi portant faussement le titre de «laïcité» car voulant en réalité réguler les excès de quelques sectaires est une erreur. Nos lois laïques et démocratiques fixent un cadre général citoyen auquel nous devons tous, quelles que soient nos idées, provenances ou religions, nous soumettre sans exception, tolérance, etc. Plutôt que de s'appuyer sur les disparités inévitables par lesquelles se manifestent les libertés, mais qui peuvent diviser profondément toute société, l'Etat laïque fonde un lieu où tous ceux qui se ressemblent ou non se rassemblent dans une commune institution qu'on nomme, je le rappelle, «citoyenneté». Je vous livre encore une citation d'Abd al Malik, chanteur: «La laïcité signifie que dans la société nous sommes définis par notre citoyenneté, et en aucun cas par notre religion.»
Mesdames et Messieurs les députés, des illuminés dangereux, des politiciens prédicateurs de la haine et de la guerre, des formateurs d'esprit malhonnêtes ont été, sont et seront toujours présents ! Ces marginaux utilisent nos libertés pour leurs desseins funestes. Mais ce sont nos lois démocratiques qui doivent être adaptées, si nécessaire, pour réprimer, interdire, punir ces agitateurs, fauteurs de troubles ou criminels. Sauvegardons ce principe de neutralité de l'Etat défini par le terme «laïcité» et évitons de le souiller en l'attribuant à une loi portant injustement son nom. Le philosophe Henri Peña-Ruiz a dit: «Trop souvent les hommes ont tendance à privilégier ce qui les divise. Avec la laïcité, il faut apprendre à vivre avec ses différences dans l'horizon de l'universel, sans jamais oublier qu'on a des intérêts communs en tant qu'homme.» En vertu de ces principes forts et fondateurs de notre démocratie, notre minorité vous invite à refuser l'entrée en matière du PL 11764. Merci, Monsieur le président.
M. Pierre Vanek (EAG), rapporteur de deuxième minorité. Mesdames et Messieurs, je rejoindrai les conclusions de mon collègue sur le refus d'entrer en matière. En effet, nous avons systématiquement joué le jeu en commission, nous avons travaillé sur ce texte - comme l'a dit le rapporteur de majorité - mais nous avons estimé que c'était une erreur, que ce projet était une erreur et qu'essayer de rédiger un projet de loi de ce type relevait de la quadrature du cercle. (Remarque.) Nous pensons effectivement que légiférer de manière spécifique en matière religieuse - parce que c'est de ça qu'il s'agit en dernière instance - est contraire à la neutralité de l'Etat dans ce domaine et à la laïcité que doit pratiquer notre république. Nous avons entendu - et l'auteur du projet de loi, Pierre Maudet, dont je regrette infiniment l'absence, l'a répété dans un article de la «Tribune» aujourd'hui ou hier, je crois - que c'était l'alinéa 3 de l'article 3 de la constitution qui imposait de légiférer. Eh bien j'ai été heureux d'entendre le rapporteur de majorité démentir cela à l'instant en disant qu'il n'y avait pas d'obligation de légiférer. L'alinéa 3 de l'article 3 concernant la laïcité stipule que «les autorités entretiennent des relations avec les communautés religieuses». On essaie donc de cadrer tout ça et de dire qu'il n'existe pas d'obligation, mais enfin, il est clair que n'importe quel groupement se considérant comme une communauté religieuse peut, en se fondant sur cet alinéa, venir toquer à la porte de l'Etat et exiger qu'on entretienne des relations avec lui, ce qui constitue un réel problème. C'est cette porte d'entrée qui a justifié pour Pierre Maudet l'élaboration d'un édifice baroque de législation en matière religieuse. Le projet de loi tel que nous l'avons maintenant a été nettoyé de toutes sortes de choses étranges et absurdes qui figuraient dans le texte et qui relevaient d'une conception contrôlante et autoritaire, d'une certaine conception radicale, celle qui voulait qu'on ait bien une Eglise catholique, mais une Eglise catholique nationale, affiliée, avec des curés salariés, qui devait allégeance à la tour Baudet par le passé. C'était une conception laïque radicale bien différente de celle de Fazy, qui était beaucoup plus ouverte et raisonnable.
Pour notre part, nous énonçons quatre principes, qui sont incarnés par la proposition que nous faisons dans notre PL 11927 pour une laïcité démocratique. Premièrement, l'Etat doit absolument s'interdire d'intervenir d'aucune manière dans les questions dites religieuses, ni pour contrer ou éradiquer une religion, une opinion ou une pratique religieuse, ni pour en encourager ou en soutenir une. Ça, c'est de la neutralité. Deuxièmement, nous disons que l'autorité doit s'interdire un rôle prescriptif en la matière: ce n'est pas à elle de décider ce qui serait ou devrait être une religion. L'alinéa 2 de l'article 2 du projet initial, dont Pierre Maudet a endossé la responsabilité politique, entreprenait de définir ce qu'était une religion, avec la référence à un agent transcendant et deux ou trois combines analogues, qui n'ont rien à voir avec certaines religions. Le bouddhisme, par exemple, n'a aucune référence à un agent transcendant, et pourtant le Dalaï-lama est indéniablement un religieux. C'était donc idiot, mais ça résultait de cette volonté de tout contrôler que Pierre Maudet incarne assez fortement. Notre deuxième principe est donc l'interdiction d'un rôle prescriptif de l'Etat en la matière. Ce n'est pas à lui de décider quelles sont les religions, ce qui est une religion ou pas, ou encore quelles sont les bonnes religions avec lesquelles il peut entretenir des rapports et quelles sont les mauvaises que l'on n'aime pas et qu'on laisse de côté. C'est une expérience qui a été menée à Genève en grandeur nature à l'époque, au XIXe siècle, avec le Kulturkampf, où l'on considérait du côté d'un certain nombre de radicaux, probablement à raison, que le Vatican était affreux, que c'était un Etat féodal - on peut toujours l'estimer - avec des règles féodales qui ne respectent pas nos valeurs - les femmes, par exemple, n'ont le droit d'accéder à aucune espèce de fonction dans cette Eglise, et on peut multiplier les griefs - et qu'en conséquence il fallait se construire notre Eglise catholique bien proprette, qui aurait le Stempel de ce parlement... Ça, ça ne va pas. Donc tout rôle prescriptif doit être interdit, et dès lors nous disons qu'il ne doit pas y avoir de régime légal spécial ou particulier pour des groupes, associations ou personnes se considérant comme religieux. Ils doivent se soumettre - c'est ce que nous proposons dans notre projet de loi constitutionnelle alternatif - aux droits ordinaires et aux règles générales. Pour prendre un exemple, il n'est pas nécessaire d'avoir une loi particulière pour interdire les sacrifices humains - une pratique religieuse qui a existé dans un certain nombre de cultures; il suffit que l'on ait un code pénal qui interdise le meurtre et l'assassinat, et ça va très bien comme ça ! Ça suffit ! On n'a pas besoin de dispositions religieuses particulières, ce sont les libertés les plus étendues en matière d'opinion, d'expression, d'association et de manifestation, les libertés publiques ainsi que les droits ordinaires qui doivent s'appliquer pleinement dans le domaine religieux comme dans tous les autres.
Les seuls interdits - et c'est notre dernier point de principe - qui s'appliquent en la matière sont ceux qui relèvent, je viens de le dire, des lois générales. Mais les libertés et droits que j'ai évoqués peuvent bien sûr faire l'objet de restrictions limitées si l'on s'appuie sur une base légale, et seulement s'il est démontré que la limitation se justifie réellement par un intérêt public prépondérant ou par la protection d'un droit fondamental d'autrui. Avec ces principes-là, on est dans les clous et on peut agir de manière très satisfaisante contre l'ensemble des dérives qu'on pourrait constater dans le domaine. Je vois mon collègue UDC opiner du chef; il est, pour l'essentiel, d'accord avec moi sur ce point. Il est tellement d'accord qu'il a même signé le projet de loi constitutionnelle dont j'étais en train de faire l'article ici, parce que...
M. Patrick Lussi. Sur les principes, cher collègue !
M. Pierre Vanek. ...sur les principes, il incarne de manière excellente une conception très simple, très démocratique et très radicale de la laïcité.
J'ai mentionné un ou deux points qui ne convenaient pas dans le projet de loi initial; dans mon rapport de minorité, j'ai fait l'exercice de prendre les éléments qui ne vont toujours pas dans ce texte et je les ai concrétisés sous forme d'amendements. (Le président agite la cloche pour indiquer qu'il reste trente secondes de temps de parole.) Je citerai simplement un point à l'article 1 - il s'agit des buts de la loi, je suis donc dans le débat général - qui propose de préserver la paix religieuse. Mesdames et Messieurs, avons-nous besoin de faire de la préservation de la paix religieuse un objectif de politique publique ? Ce n'est pas un objectif de politique publique ! En plus, de quelle paix religieuse parle-t-on ? De celle entre les Eglises qui se crêperaient le chignon ?
Le président. Il vous faut conclure, Monsieur le député.
M. Pierre Vanek. Oui ! Ce n'est pas un objectif de politique publique, pas plus que la préservation de la paix politique entre les partis, par exemple, n'est un objectif de politique publique. Non ! Les partis doivent, dans le cadre de leur activité, se faire la guerre sur le plan des idées, ils doivent respecter les droits ordinaires...
Le président. Merci, Monsieur. Vous pourrez intervenir à nouveau plus tard ! Monsieur Halpérin, vous voulez reprendre la parole maintenant ? (Remarque.) Très bien, je vous cède le micro.
M. Lionel Halpérin (PLR), rapporteur de majorité. Merci, Monsieur le président. Mesdames et Messieurs, j'aimerais d'abord vous prier de m'excuser d'être un peu long: c'est dans le but d'être plus bref par la suite, mais aussi parce que j'essaie de résumer deux ans de travaux, ce qui n'est pas totalement simple.
J'en reviens donc à ce que je vous disais au sujet de cet arrêt du Tribunal fédéral de 1982, qui avait considéré qu'un régime d'interdiction absolue des manifestations religieuses sur le domaine public ne se justifiait plus. Il s'agit d'un document important, parce qu'évidemment il marque un coup d'arrêt à ce qui était la règle et la tradition genevoises, à savoir l'interdiction des manifestations d'ordre religieux sur le domaine public. Ce qui est intéressant, c'est que le Tribunal fédéral a dit à l'époque, soit en 1982, que la paix religieuse était installée, qu'il y avait un apaisement des esprits et des consciences, et que par conséquent on pouvait effectivement revenir sur des principes qui prévalaient un siècle plus tôt.
Ce qu'on peut noter avec intérêt en 2018, c'est que les conclusions du rapport de 2003 que j'ai mentionné sont d'une actualité confondante. En effet, au vu des développements de ces quinze dernières années, les conditions évoquées en 1982 d'une tranquillité presque absolue en matière de paix religieuse dans le canton ne sont malheureusement plus tout à fait identiques aujourd'hui. Dans le même sens, le Tribunal fédéral lui-même a ajouté dans un arrêt plus récent s'inscrivant dans le domaine scolaire que les préoccupations relatives à l'intégration avaient gagné en importance dans l'opinion publique et que la composition religieuse de la population résidant en Suisse s'était modifiée, de sorte que l'on faisait désormais face à une réalité qui exigeait, davantage que par le passé, des efforts d'intégration. Ce n'est pas moi qui le dis, mais le Tribunal fédéral. Et ce dernier de conclure en indiquant que «l'Etat constitutionnel a notamment pour devoir de créer, entre lui et la société, le minimum de cohésion indispensable à une coexistence harmonieuse». C'est ce que nous essayons de faire ici.
Certes, le climat tendu de la seconde moitié du XIXe siècle a fait place à des rapports plus apaisés, heureusement, mais l'instabilité nouvelle que l'on connaît depuis une vingtaine d'années commande toutefois de légiférer en matière de laïcité, parce qu'il est possible aujourd'hui de s'y atteler de manière dépassionnée - comme l'ont prouvé les travaux de la commission - et que le fait de se livrer à cet exercice consistant à définir le cadre et les conditions de la laïcité genevoise est la meilleure manière de se donner les moyens de relever les défis et d'anticiper les difficultés futures. En définitive, la commission a donc souhaité saisir l'occasion de souligner son attachement profond à la tradition genevoise, aux caractéristiques de son histoire et aux principes qui sont le reflet de la laïcité à la genevoise. L'abrogation des lois de 1872 et 1875 ne devient possible que parce que l'on adopte une autre loi qui perpétue l'esprit de Genève, canton résolument laïque. Ici encore, la commission s'est référée au rapport du 3 novembre 2003, dont les conclusions sont, je le disais, plus que jamais d'actualité. La conception genevoise de la laïcité veut en particulier que l'espace public, commun aux croyants et aux non-croyants, soit non confessionnel. Les manifestations de nature cultuelle ont donc en principe leur place dans des espaces privés, et non sur le domaine public. La neutralité religieuse de l'Etat implique par ailleurs que ses représentants ne manifestent pas une appartenance religieuse dans l'exercice de leurs fonctions.
En conclusion, le projet de loi sur la laïcité constitue un instrument qui s'inscrit dans notre époque, un instrument aujourd'hui nécessaire pour prévenir sereinement les tentations extrémistes et la montée du fanatisme, de l'intégrisme, du prosélytisme et du communautarisme. Tout en respectant les droits fondamentaux, à commencer par la liberté religieuse, il donne aux autorités les moyens de la mettre en oeuvre effectivement et de garantir, en s'appuyant sur les principes de laïcité et de neutralité, les conditions du vivre-ensemble tel que Genève le conçoit. La paix confessionnelle est la clé de voûte de la laïcité genevoise, le garant de la tolérance et de l'esprit d'ouverture qui caractérisent Genève, ainsi que l'assurance de l'harmonie et du progrès. Je vous recommande donc, au nom de la majorité de la commission des Droits de l'Homme, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, d'accepter l'entrée en matière sur le PL 11764 et de refuser les autres projets de lois, dans la mesure où la commission a utilisé comme base de travail le projet de loi du Conseil d'Etat.
M. Bernhard Riedweg (UDC). Cela a été dit, la paix confessionnelle demeure la clé de voûte de la laïcité genevoise, le garant de la tolérance et de l'esprit d'ouverture qui caractérisent Genève, ainsi que l'assurance de l'harmonie et du progrès. Ce dossier est hautement sensible. La laïcité est une construction qui a été pensée pour répondre à une question politique. La politique n'a pas à se mêler de religion, surtout pas financièrement. La laïcité, c'est l'entrée dans ce que l'on pourrait appeler l'humanisme juridico-politique; c'est la fin du théologico-politique. La laïcité est un héritage chrétien. La laïcité suppose un Etat neutre, un Etat qui n'impose pas une religion particulière. La laïcité doit permettre à toutes les croyances de coexister. La laïcité, ce n'est pas la négation du fait religieux, mais la neutralité de l'Etat à l'égard de toutes les Eglises et de toutes les confessions. La laïcité a deux principes, soit celui qui est commun à tous les êtres humains et celui qui relève de la sphère privée de tout un chacun. Indifférent et incompétent en matière de doctrines et de croyances, l'Etat laïque ne s'occupe que de ce qui concerne tout le monde. Une vision politique ou religieuse n'engage que les partisans ou les croyants, mais pas toute la communauté. La religion ne doit prétendre ni à être légiférée ni à réglementer le domaine public. En Suisse, il n'y a pas de religion officiellement adoptée par l'Etat, ce qui garantit une liberté de culte, les cantons étant ainsi constitutionnellement autonomes. Le concept le plus généralement admis est celui d'une neutralité de l'Etat dans les questions religieuses. Pourquoi faut-il une nouvelle loi étant donné que tous les principes sont définis, la laïcité étant éminemment démocratique et égalitaire en refusant les distinctions de rang pour ne reconnaître que des citoyens, libres et égaux ? Il faut une séparation entre le domaine public où s'exerce la citoyenneté et le domaine privé où s'exercent toutes les libertés individuelles - que ce soient les libertés non négociables de pensée, de conscience, de conviction ou d'expression - et où coexistent les différences physiques, sociales et culturelles. Dans la sphère privée, tout peut être accepté en ce qui concerne la religion, et dans cet espace les courants de pensée peuvent évoluer. Il a parfois plané en commission le sentiment qu'une des lois était destinée à tenter de rendre la religion musulmane compatible avec notre société. En revanche, notre parti n'a aucune objection à ce que l'Etat continue à collecter les contributions religieuses volontaires destinées aux trois Eglises reconnues. La liberté religieuse est un droit; l'Etat ne doit empiéter ni sur les libertés de conscience et de croyance d'une part, ni sur les convictions des minorités d'autre part.
Il faut être conscient que si on légifère sur les questions religieuses - ce qui est un exercice inédit à Genève - on s'en sortira difficilement, et il est possible que l'on s'expose à une cascade de disputes juridiques. D'un autre côté, définir le cadre et les conditions de la laïcité genevoise, c'est aussi anticiper de futures difficultés; on se donne les moyens de relever les défis qui nous guettent, comme la formation des imams ou l'interdiction de certains signes religieux sur le domaine public. La conception genevoise de la laïcité veut notamment que l'espace public, commun aux croyants et aux non-croyants, soit non confessionnel. L'Etat doit rester neutre dans les affaires religieuses et la religion neutre dans les affaires étatiques. Préserver la diversité et la paix religieuse permet aux organisations religieuses d'apporter leur contribution à la cohésion sociale.
Selon que l'on vote ou non la loi, cela aura un retentissement en Suisse, car de nombreux cantons s'intéressent à ce que Genève fera de cette loi. Enfin, les trois Eglises genevoises sont déçues par le projet de loi sur la laïcité, alors qu'elles lui étaient favorables en novembre 2015 lors de sa présentation par le Conseil d'Etat. Merci, Monsieur le président.
Mme Magali Orsini (EAG). Mesdames et Messieurs les députés, puisque nous aurons largement le temps d'entrer dans les détails, je vais moi aussi faire une déclaration préliminaire sur la conception de la laïcité qui a inspiré les auteurs du PL 11766 - dont je suis - à partir du Manifeste du Réseau laïque romand, qui n'a pas eu l'honneur d'être consulté dans le cadre du groupe de travail. Ce manifeste explique qu'on peut contraindre le corps d'un individu, mais pas sa liberté intérieure. Il est impossible de forcer quelqu'un à changer de conviction s'il n'y consent pas profondément. La liberté de conscience est d'abord un fait psychologique. Depuis toujours, les familles de pensée s'opposent dans des conflits souvent sanglants: croyants entre eux, croyants contre athées, athées contre croyants. La tolérance est certes une bonne chose, mais elle suppose toujours que quelqu'un tolère quelque chose ou que quelqu'un soit toléré. Tolérer, c'est accepter à regret ce que l'on ne peut empêcher. C'est un calcul d'intérêts réciproques, dans lequel la liberté n'est qu'un moyen. En général, une majorité tolère les minorités. La laïcité offre une solution meilleure que la tolérance, car la liberté y est représentée comme un but et non pas comme un moyen. Elle est ouverte à toutes les convictions existantes. Un Etat laïque appartient à tous par définition. La communauté laïque appelle les individus à se rassembler sur les seules bases du raisonnement, de la libre discussion, de la libre institution de ses autorités politiques. C'est pourquoi elle s'accommode mieux d'un régime républicain qui se veut la chose de tous, plutôt que du respect des traditions - qui ne sont pas nécessairement bonnes parce qu'elles seraient plus anciennes - avec le risque de communautarismes et de séparatismes sociaux, voire politiques.
La laïcité repose sur trois principes. Premièrement, la liberté de conscience; chacun a le droit de croire, de ne pas croire, de changer de conviction. Deuxièmement, l'égalité de droit; l'Etat laïque ne garantit que la loi commune, qui permet aux différents courants de coexister pacifiquement, et au besoin de les y contraindre. Contrairement au régime de tolérance, une minorité ne peut être traitée différemment d'une majorité. Enfin, le droit à la différence ne justifie aucune différence de droit. L'Etat laïque fonde un lieu où tous se rassemblent dans une commune institution: la citoyenneté. La laïcité est un principe juridique et, selon notre constitution récente, une disposition constitutionnelle. D'où la séparation nécessaire entre le domaine public où s'exerce la citoyenneté et le domaine privé où s'exercent les libertés individuelles de pensée, de conscience, de conviction. L'espace public est indivisible. L'Etat laïque ne reconnaît aucune religion et s'interdit d'intervenir dans la vie des organisations qui relèvent du droit privé, à moins qu'elles ne contreviennent au droit commun. Ces critères sont ceux de la loi. Ils partent de la règle de droit selon laquelle ce qui n'est pas interdit n'est pas obligatoire. Alors que la morale religieuse règle au quotidien la vie de ses fidèles, la loi pèse les intérêts de tous. Elle garantit la plus grande liberté d'expression possible. C'est l'Etat qui est laïque et non la société. La neutralité ne s'applique qu'à l'Etat, à ses bâtiments officiels et à ses institutions, où ne peuvent s'afficher que ses symboles fédéraux, cantonaux ou communaux. Au-dehors, dans la rue, la neutralité n'est pas obligatoire. C'est ainsi que tout symbole ostentatoire sera interdit aux agents publics ainsi qu'aux élus des délibératifs ou des exécutifs, mais pas dans la rue, tant qu'il ne contrevient pas à d'autres intérêts prédominants. La laïcité n'est pas antireligieuse: on peut être croyant ou laïque, indifférent ou incompétent en matière de doctrines et de croyances. L'Etat laïque ne s'occupe que de ce qui concerne tout le monde. Chaque confession a le droit de s'organiser comme bon lui semble. La laïcité s'oppose au système des Eglises reconnues, qui accorde aux confessions historiques un privilège fiscal discriminatoire. Le communautarisme commence quand des groupes instaurent des normes sociales et exercent des pressions pour que leurs membres s'y conforment, au mépris des libertés individuelles. Et surtout quand ils réclament des droits et des devoirs spécifiques en quémandant des passe-droits au droit commun. Ce qui menace la liberté d'expression, c'est le droit que se sont arrogé certains groupes à censurer toute opinion différente sous couvert d'une dignité blessée. Le délit de blasphème est et restera dénué de tout fondement. La liberté d'expression ne doit pas connaître d'autres bornes que celles de l'ordre public. Les adjectifs accolés au terme «laïcité» dans les expressions telles que laïcité plurielle, ouverte, apaisée, de reconnaissance, etc., ne forment que des slogans vides de sens qui visent à diaboliser la laïcité en la présentant comme dogmatique. Ce sont les intégristes ou les relativistes qui les emploient. Toute société a besoin d'un minimum de principes communs. L'intégrisme est la tournure d'esprit de certains croyants intransigeants qui refusent toute évolution au nom d'une tradition. Or la laïcité n'est pas une tradition ni une croyance, c'est un principe juridique établissant la neutralité convictionnelle de l'Etat, votée par les citoyens. Les croyances comme l'incroyance méritent le respect. On ne vote pas sur la venue du messie et on ne croit pas aux feux rouges. Quand un Etat veut reconnaître les religions, soit il doit les reconnaître toutes, ouvrant un boulevard aux sectes les plus dangereuses, soit il n'en reconnaît que quelques-unes, ce qui aboutit à des discriminations. (Le président agite la cloche pour indiquer qu'il reste trente secondes de temps de parole.) Le propre d'une croyance, c'est d'être indémontrable. Les croyances divergent vite, cherchant toutes à s'imposer aux autres, et s'affrontent dans des conflits sanglants. J'ai vu tout à l'heure certains rapporteurs glousser en entendant que la laïcité avait pour origine la chrétienté. C'est pourtant la thèse du pasteur Vincent Schmid, qui est tout à fait respecté et qui a écrit un livre très intéressant à ce sujet. Il explique que les croyances portent en elles la violence.
Le président. C'est terminé, Madame ! Merci.
Mme Magali Orsini. Je vous remercie, Monsieur le président, et reprendrai la parole plus tard.
M. Christian Zaugg (EAG). Monsieur le président, chers collègues, j'aimerais faire une toute petite communication. Voilà un certain temps que j'avais demandé au Grand Conseil, au Bureau et au secrétariat général de pouvoir retirer ma signature du PL 11766. Je le fais donc formellement maintenant: je retire ma signature de ce projet de loi. Merci.
M. François Lance (PDC). Mesdames et Messieurs les députés, permettez-moi tout d'abord de remercier le rapporteur de majorité pour son rapport très complet, qui reflète fidèlement le travail accompli par la commission pendant les deux ans qu'a duré l'examen de la problématique de la laïcité à Genève. Je remercie également les deux rapporteurs de minorité, qui ont réaffirmé leur position à travers leur rapport et qui démontrent bien la sensibilité de chacun d'entre nous à cette question. Il faut aussi relever le travail constructif de tous les membres de la commission des Droits de l'Homme, qui ont examiné ces différents textes avec une ouverture d'esprit tout à fait remarquable. En effet, ces textes ont été traités simultanément, mais il a été convenu de travailler sur la base du projet de loi du Conseil d'Etat, qui apparaissait comme le plus complet. Face aux multiples situations de la vie de tous les jours que touche cette notion de laïcité, la commission a conduit ses réflexions et ses questionnements dans le détail et a tenté de trouver des solutions dans l'intérêt public. Elle a travaillé de façon constructive, dans le souci du bien collectif. Il faut aussi relever que les membres de la commission ont mené leurs réflexions en toute indépendance intellectuelle, sans aucune pression extérieure, y compris celle des communautés religieuses. Je concède que la seule influence que la commission a parfois pu ressentir, c'est un sentiment et la crainte de la montée de toute forme d'extrémisme, de fanatisme ou de communautarisme. Cette façon de travailler a permis aux membres de la commission de bien comprendre le point de vue des personnes auditionnées durant plusieurs mois et de se forger une opinion sur la réalité vécue tous les jours. Il faut encore relever que dans ce genre de débat, la sensibilité politique des partis représentés n'est pas révélée au sein de la commission; il s'agissait plutôt de points de vue en phase avec des convictions personnelles, la jurisprudence, l'actualité de tous les jours et en particulier l'actualité internationale. Enfin, le fait que la commission ne comporte que neuf membres n'a pas affecté son travail, bien au contraire, mais lors des prises de position, le nombre restreint de membres n'a peut-être pas permis de faire ressortir une vraie représentativité.
Il faut le dire et le redire, nous vivons à Genève une certaine paix religieuse; les communautés se respectent et se parlent. Les représentants de l'Etat entretiennent des relations cordiales avec les communautés religieuses, et il faut finalement réaffirmer que la laïcité exercée à Genève est pleinement respectée. L'examen de cette notion de laïcité nous a permis de constater qu'il existe à Genève près de 400 communautés religieuses et d'autre part que 35% de la population n'adhère à aucune croyance. Et c'est bien sur la base de ce constat que la commission a tenté de prendre en considération les différentes problématiques. En commission, la difficulté - et le souci du groupe démocrate-chrétien en particulier - a été de veiller à ne pas mettre en place des mesures trop restrictives pour ne pas pénaliser les communautés religieuses traditionnelles. Il a donc fallu parfois trouver des compromis au sein de la commission afin de satisfaire le point de vue des uns et des autres.
Comme cela a été dit par les rapporteurs, la question était également de savoir s'il fallait légiférer ou non en fonction de l'article 3 de la constitution genevoise. Même si nous connaissons ce principe de laïcité à Genève et que nous profitons de cette situation privilégiée dans notre canton, le groupe démocrate-chrétien a toujours été persuadé que, en tant que députés, nous avions la responsabilité de prévoir l'avenir, et nous avons la conviction que le fait de légiférer donnera un cadre à la situation actuelle. A ce jour, pour certaines situations, il n'est pas possible de trancher parce qu'il n'y a pas de cadre légal. C'est pour cela que le groupe démocrate-chrétien votera l'entrée en matière sur le PL 11764 du Conseil d'Etat, qui a été largement amendé en commission, et refusera les autres projets de lois également étudiés en commission. Idéalement, le groupe démocrate-chrétien pourrait voter le texte tel que sorti de commission, mais nous sommes bien conscients que de nombreux amendements ont été déposés et que notre position pourrait évoluer si certains de ces amendements étaient acceptés. Pour toutes ces raisons, le groupe démocrate-chrétien vous encourage à voter l'entrée en matière sur le PL 11764 et à refuser les autres projets de lois. (Quelques applaudissements.)
M. Henry Rappaz (MCG). Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, il y a plus de deux ans, le Grand Conseil confiait à la commission des Droits de l'Homme le soin d'examiner le projet de loi du Conseil d'Etat sur la laïcité. Je le rappelle, au cours des premier et deuxième débats, la commission a auditionné un grand nombre d'associations religieuses, de services de l'Etat, de représentants de communes, de professeurs de droit et d'intellectuels. Nous avons également reçu à plusieurs reprises des informations complémentaires du conseiller d'Etat Pierre Maudet sur des problématiques particulières.
Au cours de mes nombreuses interventions durant ces travaux, j'ai signalé ma grande inquiétude - qui par ailleurs est celle du MCG - de voir certaines mouvances religieuses ou pseudo-religieuses grignoter l'Etat de droit, ou encore miner les principes constitutionnels qui fondent notre démocratie et notre république. Je fais par exemple allusion au respect que l'on doit aux femmes, valeur que l'on piétine en les destinant à l'invisibilité, je pense à la liberté de croire ou de ne pas croire, valeur que l'on bafoue en livrant aux gémonies ceux qui veulent quitter un groupe religieux dangereux, et je pourrais en rajouter car la liste est longue. A force d'entendre les positions très différentes de certains commissaires sur ces questions, je vous avoue que mon coeur a parfois balancé: est-ce bien utile de légiférer sur la laïcité de l'Etat, comme le propose le Conseil d'Etat ? Faut-il plutôt modifier l'article 3 de la constitution, comme le suggèrent certains députés ? Il est vrai, ce sont là des questions de fond.
Dans le même temps, à Genève, en Suisse et ailleurs dans le monde, nous sommes et devenons quotidiennement les spectateurs, voire les victimes impuissantes d'une multitude de violations de la paix religieuse, de la laïcité, de l'ordre public ou, pire, de la sécurité publique. Les événements auxquels je pense, il convient de le dire sans tabou, sont souvent commis au nom de l'islam contre le monde occidental et contre nos valeurs. Le plus inquiétant, c'est que ces événements, du plus simple au plus grave, finissent insensiblement par devenir la norme pour appartenir à notre quotidien, comme l'ouvrage «Soumission» de Michel Houellebecq nous en signale les dangers. Et il est là, le danger, Mesdames et Messieurs les députés, chers collègues: le danger, c'est la banalisation de ces incessantes attaques qui finissent par miner notre démocratie et notre cohésion sociale. Mise en perspective avec la loi sur la laïcité que nous avons élaborée, cette réalité toujours plus présente devrait sérieusement nous faire réfléchir. En s'attaquant à la laïcité avec un rythme qui s'accélère, les défenseurs de la liberté sans limites mettent en danger notre société. C'est pour cette raison que je suis pleinement convaincu que le moment est venu de se doter d'une base légale sur la laïcité de l'Etat, aujourd'hui inexistante, afin de pouvoir cadrer et limiter les dérives religieuses, dont certaines sont dangereuses pour la sécurité des Genevois. On peut très bien interdire sans forcément légiférer, diront certains. Non, absolument pas: des restrictions touchant les droits fondamentaux sont possibles, certes, mais elles doivent être conformes à l'article 36 de la Constitution suisse, qui indique - je cite - que «toute restriction d'un droit fondamental doit être fondée sur une base légale», qu'elle «doit être justifiée par un intérêt public ou par la protection d'un droit fondamental d'autrui», et enfin qu'elle «doit être proportionnée au but visé». Cette base légale conforme à la Constitution suisse, chers collègues, nous la tenons aujourd'hui entre nos mains: c'est le projet de loi que notre commission a construit au cours de ses travaux. Le 11 janvier 2018, notre commission des Droits de l'Homme ouvrait le troisième débat. Ce qu'il y avait de bon dans les autres projets de lois proposés a été pris et intégré dans le projet de loi définitif. Et je reste persuadé que chacun de vous comprendra, durant ce débat, l'importance de sa contribution à la laïcité et à la paix religieuse de notre république. Les Genevois vous en seront reconnaissants. J'ai terminé, Monsieur le président.
Une voix. Bravo !
M. Pierre Gauthier (HP). En préambule, j'aimerais dire qu'effectivement le fait de discuter aujourd'hui de ce projet de loi du Conseil d'Etat pourrait être compris, comme cela m'a été suggéré, comme un geste un peu politicien destiné à donner à son auteur, Pierre M., une visibilité médiatique à quelques jours des élections cantonales. Bien sûr, tout le monde y a pensé, mais de mon point de vue le sujet est suffisamment important pour que nous essayions aujourd'hui - et je crois que nous en prenons le chemin - de dépasser ces considérations un peu politiciennes pour nous consacrer au bien public et non à de vaines querelles.
Je dois dire que lors des séances de la commission des Droits de l'Homme, auxquelles j'ai participé avec beaucoup de plaisir, nous avons travaillé avec sérieux, avec respect mutuel, avec - je crois - le souci du bien public, à la recherche du fond des choses et non pas de la dogmatique et des idées superficielles.
«Laïcité» vient du mot grec «laos», qui signifie «peuple tout entier», par opposition à «klêrikos», à savoir ce qui relève exclusivement du commerce des dieux. C'est donc une origine grecque qui a été reprise dans des textes que les chrétiens jugent sacrés par la phrase célèbre «Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu». On ne peut pas trouver meilleure définition de la laïcité, c'est-à-dire la séparation des Eglises et de l'Etat. Plus près de nous - et je crois que ça va faire plaisir à quelques fervents partisans du culte musulman et du culte protestant - il y a eu Sébastien Castellion, qui a été le véritable précurseur de la tolérance religieuse et de la liberté de conscience ici à Genève. Souvenons-nous de son réquisitoire humaniste contre l'horrible sort qui a été réservé à Michel Servet. Plus près de nous encore, historiquement, n'oublions pas Victor Hugo - l'Etat chez lui, l'Eglise chez elle - et je passe sur l'anticléricalisme du milieu du XIXe siècle, qui était certes indispensable à une période où les querelles politiques entre le Vatican et le reste du monde, européen en tout cas, étaient fortes, mais qui aujourd'hui n'est peut-être plus de mise. Et n'oublions pas qu'en 1907 à Genève la raison a primé et que la République et canton de Genève devient enfin laïque, sans le dire, en votant une loi qui s'est appelée «loi de séparation» et qui, depuis cent onze ans, nous a préservés des conflits interreligieux. Merci Antoine Carteret, merci Henri Fazy et, pour les Français, merci Emile Combes ! Tous des radicaux de gauche dont j'essaie de continuer la tradition. (Exclamations.)
Tout allait bien dans le meilleur des mondes genevois jusqu'à ce qu'un lobby de quelques douzaines de personnes s'introduise parmi les élus constituants et intègre à l'article 3 de notre charte fondamentale un alinéa 3 pour le moins étrange: «Les autorités entretiennent des relations avec les communautés religieuses.» Cet alinéa 3 est effectivement en parfaite contradiction avec l'alinéa 1 que voici: «L'Etat est laïque. Il observe une neutralité religieuse.» Entre l'alinéa 1 et l'alinéa 3, il existe bel et bien une contradiction ! «Neutralité» vient du latin «neuter», qui veut dire «ni l'un ni l'autre», et non pas «tous en même temps»... Parce que la laïcité, qu'on le veuille ou non, et c'est la définition du dictionnaire, ce n'est pas comme un plat de tripes sur le menu d'un restaurant - il n'y a pas de laïcité à la grecque, à la française, à la romaine ou à la genevoise - mais c'est bien la séparation des Eglises et de l'Etat, l'indifférence de l'Etat vis-à-vis des Eglises, et par conséquent la neutralité observée par l'Etat vis-à-vis des religions.
Tout cela irait parfaitement bien, sauf que notre Conseil d'Etat a été touché par le syndrome Carteret-Fazy et qu'il a convoqué un groupe de travail sur la laïcité pour expliciter cet article 3, notamment son troisième alinéa. Le problème, c'est que ce groupe de travail sur la laïcité a proposé un rapport qui a été écrit par ses membres, lesquels étaient tous proches ou dépendants des grands courants de pensée religieux. Les 35% de Genevoises et de Genevois qui ne confessent aucune religion - je parle des habitants de notre canton, pas des Genevois de nationalité - ont donc été littéralement exclus de ce groupe de travail. Par ailleurs, le projet de loi sorti de ce groupe de travail souffrait de nombreux mauvais points et aspects. (Le président agite la cloche pour indiquer qu'il reste trente secondes de temps de parole.) Aujourd'hui, ce projet de loi est nettement amélioré, notamment par l'apport constitué par les partisans de la laïcité, qui ont su, je crois, convaincre leurs collègues de la pertinence de leurs idées concernant la laïcité. Maintenant...
Le président. Il vous faut conclure, Monsieur le député.
M. Pierre Gauthier. Je vais terminer, Monsieur le président, et reviendrai plus tard sur les aspects positifs et négatifs de ce projet de loi. Reste que le débat va démontrer si oui ou non il fallait légiférer en la matière. Je vous remercie.
Le président. Merci, Monsieur le député. Mesdames et Messieurs les députés, nous nous arrêtons là pour le moment. Je vous remercie pour la qualité de votre écoute. Nous reprendrons nos travaux à 20h30.
Deuxième partie du débat: Séance du jeudi 22 mars 2018 à 20h30