République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 29 janvier 2016 à 17h
1re législature - 2e année - 13e session - 84e séance
R 763-A
Débat
Le président. Nous abordons l'urgence suivante en catégorie II, trente minutes. Madame la rapporteure, vous avez la parole.
Mme Emilie Flamand-Lew (Ve), rapporteuse. Merci, Monsieur le président. Mesdames et Messieurs les députés, cette proposition de résolution a été déposée suite au refus du Conseil d'Etat de participer au Fonds national d'aide immédiate pour les enfants placés. Pour rappel, la somme demandée au canton de Genève était de 288 000 F, selon une clef de répartition basée sur la population des cantons. La commission des finances a procédé à plusieurs auditions très intéressantes, notamment celle de M. Luzius Mader, directeur suppléant de l'Office fédéral de la justice, qui a été délégué par son office pour constituer une table ronde. Celle-ci compte une vingtaine de personnes; une dizaine représentent les victimes et les associations de défense des victimes, l'autre moitié représente les collectivités publiques et les institutions qui ont participé à ces placements abusifs. A terme, cette instance propose de créer un fonds de solidarité qui serait combiné à un complément à la rente AVS pour les victimes, mais ces mesures nécessitent des décisions législatives au niveau fédéral. Dans l'attente de ces mesures qui vont prendre un peu de temps à être adoptées, et vu l'âge élevé d'un grand nombre de victimes et la situation difficile de certaines d'entre elles, la Table ronde a décidé de créer un fonds d'aide immédiate pour ces victimes de placements forcés.
Pourquoi un tel fonds ? Parce que ces victimes ont subi et subissent encore des conséquences financières liées aux situations du passé; souvent, elles n'ont pas pu suivre de véritables formations professionnelles, et n'ont donc pas exercé ensuite d'activités bien rémunérées. Elles ont souvent des retraites assez minimes et se trouvent dans des situations financières difficiles. Pour alimenter ce fonds, les cantons ont été appelés à contribuer, de même que les villes, les communes, les Eglises, aussi des entreprises, notamment pharmaceutiques, puisque certaines avaient effectué des expérimentations sur ces enfants retirés à leurs familles, ou encore des particuliers. A l'époque où nous avons traité la proposition de résolution, seuls les cantons de Schwytz et de Genève n'avaient pas versé de contribution. Aujourd'hui, Genève est le seul, bien qu'un donateur qui se trouve être un ancien enfant placé ait fait don de cette somme à la place du canton de Genève - mais il faut reconnaître que c'est assez misérable que le canton lui-même n'ait rien versé et qu'on ait dû attendre qu'un privé, qui plus est ancienne victime, se substitue à l'Etat pour cela. Symboliquement, ce refus de verser une somme dérisoire en regard de nos finances est un affront aux victimes, envers lesquelles l'Etat... (Brouhaha. Le président agite la cloche.) ...a manqué à son devoir de protection il y a plusieurs dizaines d'années; ainsi, l'Etat manque aujourd'hui à son devoir de réparation. La bonne nouvelle dans ce tableau ma foi assez sombre, Mesdames et Messieurs les députés, c'est qu'il n'est pas trop tard pour bien faire: le fonds d'aide immédiate a encore besoin de contributions, nous pouvons envoyer un message fort au Conseil d'Etat en acceptant cette proposition de résolution et en lui demandant de verser cette contribution. C'est ce que je vous invite à faire ce soir. Je vous remercie.
Mme Sophie Forster Carbonnier (Ve). Mesdames et Messieurs les députés, comme cela a été dit, nous avions déposé cette proposition de résolution il y a près de deux ans pour inciter le Conseil d'Etat à participer au Fonds national d'aide immédiate pour les enfants placés. Je vous rappelle brièvement que durant des décennies, et jusqu'en 1981, des enfants ont été enlevés à leurs familles pour des motifs divers - dont la pauvreté - et placés dans des institutions et chez des particuliers. L'absence de véritable contrôle des conditions d'accueil a conduit à des situations dramatiques que le rapport détaille. Nous en avons d'ailleurs eu un écho dernièrement dans les médias à propos d'une institution fribourgeoise. L'Etat a donc failli: failli à son devoir de surveillance, à son devoir de protection des enfants dont il avait la charge. Dans ce contexte, la crispation du Conseil d'Etat sur cet objet est vraiment incompréhensible, et vouloir créer sa propre structure est complètement surréaliste et déplacé. Il y a un an, nous avons appris que le Conseil d'Etat avait enfin participé à ce fonds, non par des deniers publics, mais en acceptant l'argent qu'un particulier avait bien voulu donner à l'Etat de Genève, particulier lui-même victime d'un placement. Mesdames et Messieurs les députés, personnellement, cela me choque; cela me choque que lorsqu'un particulier victime d'un placement fait cette donation, le Conseil d'Etat n'ait pas à ce moment-là le rouge aux joues et ne verse pas de sa poche l'argent qui nous est demandé. S'il faut souligner l'extrême générosité de cette personne, je ne comprends vraiment pas l'attitude du Conseil d'Etat en la matière. Aujourd'hui, le travail de la Table ronde touche à sa fin; mais pour pouvoir terminer d'indemniser les dernières victimes, il manque encore un peu d'argent. Raison pour laquelle les Verts ont demandé l'urgence sur ce texte. Nous avons en effet enfin l'occasion d'inciter le Conseil d'Etat à prendre ses responsabilités, à accepter d'assumer un passé peu glorieux et de contribuer par des deniers étatiques au fonds national. Contribuer à ce fonds participe d'une symbolique importante, d'une reconnaissance des souffrances de ces enfants. Je vous invite donc à soutenir cette résolution. (Applaudissements.)
M. Christian Frey (S). Pour illustrer ces propos et vous donner quelques chiffres très récents - ils datent d'hier - je me suis permis de prendre contact avec M. Luzius Mader, le préposé fédéral à ce fonds d'aide immédiate. Ce fonds d'urgence fédéral est actuellement épuisé et il manque de l'argent pour répondre à toutes les demandes. Le fonds d'urgence a répondu jusqu'à présent à un total de 1348 demandes, pour l'ensemble de la Suisse; le comité a déjà pu en traiter 923, 369 sont encore en suspens. Cela illustre les propos de mes deux préopinantes. Ce fonds manque donc d'argent. Maintenant, est-ce que Genève est vraiment concernée ? Là aussi, les chiffres sont clairs, vous pouvez les vérifier auprès du préposé fédéral: Genève est concernée. Pour le moment, 68 demandes au total émanant de Genève ont été traitées, dont certaines transmises par le canton de Vaud. On retrouve là un problème important: si Genève a procédé jusqu'en 1981 à des placements hors canton, cela a très souvent été dans le canton de Vaud, puisque Genève ne dispose pas d'une vaste campagne. Ces personnes ayant passé toute leur vie là-bas, et les choses étant assez difficiles à clarifier quant à la provenance, c'est très souvent le canton de Vaud qui a répondu, et le préposé vient de m'envoyer un nouveau message qui spécifie qu'il y a 8 situations de personnes relevant de Genève actuellement identifiées qui ont été dédommagées par Vaud.
Pour toutes ces raisons, parce que Genève est concernée - 68 demandes déjà traitées, 10 en suspens, plus ce que je viens d'apprendre à l'instant, à savoir que 8 personnes ont été «dépannées» par le canton de Vaud - il est important que le canton de Genève contribue, lui qui pour le moment n'a rien fait, puisqu'il s'est contenté d'utiliser les fonds d'un donateur généreux; c'est dans ce sens que va la résolution que nous vous demandons d'accepter et bien sûr de renvoyer au Conseil d'Etat.
Mme Anne Marie von Arx-Vernon (PDC). Mesdames et Messieurs les députés, pour le parti démocrate-chrétien, même si à ce jour les dossiers des personnes identifiées à Genève sont en cours de traitement, notamment - et je l'apprends - dans le canton de Vaud; même si Genève fait mieux que les autres cantons en matière d'écoute et de dédommagement de victimes; même si nous sommes conscients que le Conseil d'Etat a la volonté de dédommager au mieux les victimes genevoises identifiées - pour l'instant, c'est une volonté que nous avons entendue; même si la Table ronde fédérale n'a enregistré que peu de demandes genevoises, apparemment; même si la Table ronde fédérale s'engage à faire des efforts d'explication, d'information envers les cantons concernés; même si nous faisons confiance à l'OFJ et à la Chaîne du bonheur, pour nous, le PDC, c'est très clair, le canton de Genève doit participer au dédommagement des victimes au titre d'une responsabilité collective et confédérale, en contribuant à ce Fonds national d'aide immédiate pour les enfants placés. Ainsi, nous vous demandons de renvoyer cette résolution au Conseil d'Etat. Je vous remercie.
M. Cyril Aellen (PLR). J'ai écouté avec attention mes préopinants, et en particulier la dernière intervenante, dont le groupe PLR partage entièrement les propos, avec probablement une légère nuance, même si je fais partie de ceux qui ont soutenu cette proposition de résolution dès le premier jour où elle a été déposée; je l'ai soutenue à la commission des finances de manière tout à fait claire, non pas en raison d'une responsabilité seulement, parce qu'on ne se trouve pas dans le cadre d'une punition de l'Etat de Genève, mais du fait que le canton de Genève se devait de participer à une solidarité nationale sur ce sujet, pas forcément de la manière dont le souhaitait initialement le Conseil d'Etat, qui ne voulait pas fuir ses responsabilités, mais désirait le faire de façon individuelle. Il y avait des critères objectifs qui ne dépendaient pas des cas plutôt peu nombreux à Genève - on peut s'en féliciter, même s'ils ne sont pas inexistants. Il se trouve que le canton de Genève a participé à ce fonds, on ne peut pas dire le contraire; il a participé, en effet, grâce à un généreux donateur concerné par cette situation. L'objectif de ce fonds était de venir en aide à ces enfants placés, non de punir les cantons, raison pour laquelle c'était un fonds de solidarité. Le PLR appuiera donc cette résolution, mais en partant du principe que le canton de Genève, grâce à un généreux donateur certes, a fourni sa part selon les critères qui avaient été fixés par l'ensemble des personnes entendues dans le cadre de la commission.
Mme Jocelyne Haller (EAG). Mesdames et Messieurs les députés, il n'est plus temps de tergiverser: Genève ne peut se dérober à ses devoirs, Genève ne peut esquiver le devoir de réparation. C'est pourquoi notre groupe soutiendra la proposition de résolution telle qu'amendée.
M. Marc Falquet (UDC). Mesdames et Messieurs, durant les années 1940 à 1980, des dizaines de milliers d'enfants ont été placés abusivement, pour des raisons parfois futiles, et on leur doit - c'est la moindre des choses - une reconnaissance, d'abord, et un dédommagement. Je voudrais ajouter un élément: ce n'est pas moi qui l'invente, les directeurs d'établissements fermés pour les jeunes disent qu'il y a un net glissement du pénal vers le civil, c'est-à-dire qu'on enferme moins les enfants pour des raisons pénales, mais on les enferme pour des raisons civiles. Il y a énormément de foyers pleins: c'est un gros business qui marche très bien aujourd'hui, et j'espère que dans vingt ou trente ans, on ne va pas devoir dédommager les enfants qui aujourd'hui sont placés de force dans des foyers. Merci beaucoup.
M. Mauro Poggia, conseiller d'Etat. Mesdames et Messieurs les députés, je voulais simplement vous dire que depuis le dépôt de cette proposition de résolution, le canton a travaillé efficacement. Il est vrai, dans un premier temps, le Conseil d'Etat, parce qu'il n'y avait pas d'obligation d'intervenir financièrement à ce stade précoce qui était celui d'une aide d'urgence - je rappelle que nous en sommes maintenant à la deuxième étape, celle de la constitution du fonds, pour lequel le Conseil fédéral propose un montant de 300 millions... Mais la première étape, qui fait l'objet de cette résolution, était la participation à ce fonds d'aide immédiate. Nous voulions savoir quelle était la responsabilité réelle du canton de Genève dans la problématique. Vous savez que dans d'autres domaines, nos collègues confédérés ne manquent pas de faire appel à la solidarité genevoise, je dirais même avec excès. Je pense que certains cantons sont clairement mis en cause dans la prise en charge de ces enfants durant les périodes dites; nous considérons de notre côté que ces cantons-là sont prioritairement responsables avec la Confédération de la prise en charge du préjudice moral souvent considérable subi par ces personnes; et nous estimions que Genève n'avait pas à intervenir spontanément sur le plan financier pour un problème qui nous concerne certes moralement, mais qui en pratique ne devait pas concerner des enfants pour lesquels un placement à Genève avait été ordonné - je rappelle que ces placements ont eu lieu dans d'autres cantons, même s'il est vrai qu'ils ont souvent été ordonnés par le canton de Genève.
Quelques dizaines de cas se sont annoncés. Qu'avons-nous mis en place ? Nous avons fait en sorte que ces personnes puissent avoir accès aux archives et que les archives réunissent l'ensemble des pièces, puisque celles-ci sont dispersées selon les services qui s'étaient occupés des dossiers à l'époque. Nous considérions qu'il n'appartenait pas à ces victimes - puisqu'il faut les appeler ainsi, elles le sont réellement - d'aller faire le tour de tous ces services pour accéder à leurs archives. Nous avons donc mis en place une réponse adéquate par le centre d'aide aux victimes LAVI, qui les accompagne, aussi psychologiquement - on peut imaginer à quel point il peut être difficile pour ces personnes d'apprendre les circonstances dans lesquelles les décisions de placement avaient été prises, circonstances particulièrement douloureuses, qui font référence au contexte familial dans lequel ces enfants vivaient à l'époque. On a peu de difficultés à imaginer que pour un enfant, la vision du moment même est très modifiée: il idéalise, puisque c'est une sorte de sauvegarde psychologique qu'il met en place; il a tendance à idéaliser le noyau familial dans lequel il vivait et dont il est arraché. Or, se retrouver confronté brutalement à la réalité des faits tels qu'ils avaient été constatés et qui avaient amené les autorités à placer ces enfants ailleurs avec, bien sûr, tout le contexte moral et moralisateur de l'époque, qui n'est plus celui d'aujourd'hui, peut être particulièrement douloureux. Il ne suffit donc pas d'ouvrir les archives, il faut faire en sorte que cette prise de connaissance soit accompagnée par des professionnels; c'est ce que le Conseil d'Etat a mis en place. Les archives ont donc été ouvertes, le travail de récolte d'informations a été effectué, l'accompagnement des personnes a aussi été effectué, nous avons travaillé avec chacune de ces victimes qui le souhaitait pour préparer son dossier en vue de la présentation au fonds, d'abord le fonds d'aide immédiate; et la situation de ces personnes a été examinée en vue de cette aide immédiate qui visait précisément à répondre à des situations douloureuses dans un délai extrêmement bref, pour le motif bien compréhensible qu'il était difficile de demander à ces personnes d'attendre encore des années que nous fassions un geste concret de reconnaissance de leur souffrance. En cela, Genève considérait devoir faire son travail.
La somme demandée à Genève, de 288 000 F, sauf erreur, qui correspondait à la population, et non au nombre de cas genevois, a été prise en charge par un donateur anonyme, que j'ai rencontré avec M. le président du Conseil d'Etat, qui a souffert, qui nous a raconté son cheminement de vie, un cheminement douloureux, mais qui, finalement, a fait en sorte qu'il a eu la chance - c'est ainsi qu'il l'exprime - d'arriver dans une famille qui l'a accueilli comme son vrai enfant et lui a laissé quelques moyens. Cette personne a considéré de son devoir moral de faire ce geste, sans aucune amertume vis-à-vis de la position de Genève, allant même jusqu'à dire qu'elle comprenait cette position consistant à ne pas entrer en matière la tête dans le sac dans ce genre de processus. Cette somme a été versée au nom et pour le compte du canton de Genève par cette personne, qui a voulu faire cette démarche non pas en son nom propre, mais pour le compte de Genève, ce qui fait que Genève, aux yeux de ce fonds, a pleinement rempli ses obligations. (Remarque.) Aujourd'hui, nous sommes dans la seconde étape, comme je l'ai dit: nous allons devoir, au niveau fédéral, cette question de la mise... Monsieur Frey, je vous vois secouer la tête... Le Fonds national... (Remarque.)
M. Christian Frey. C'est la première étape ! (Commentaires.)
M. Mauro Poggia. Mais bien sûr, nous sommes dans la première étape s'agissant de cette proposition... (Remarque.) ...mais cette proposition de résolution a un train de retard, Monsieur Frey, puisque cette première étape est révolue ! (Remarque.) Donc cet objet, vous pouvez me l'envoyer, il n'est plus d'actualité: non seulement, chronologiquement les questions ont été prises en charge et réglées, mais nous avons satisfait à l'ensemble des demandes qui figurent dans cette résolution. Dans les faits, nous sommes à l'étape ultérieure au niveau fédéral, puisqu'on est en train de mettre en place à ce niveau la loi de création de ce fonds d'indemnisation de 300 millions, qui va ensuite fixer les critères d'indemnisation pour les personnes qui auront déposé des dossiers. Genève interviendra alors, évidemment, comme il lui incombe de le faire. Nous pouvons recevoir cette résolution, nous considérons que Genève a fait sa part, l'a faite même mieux qu'ailleurs, puisque ailleurs on a simplement ouvert des archives: nous n'avons pas fait qu'ouvrir des archives, nous avons donné l'accompagnement humain nécessaire et indispensable pour que la prise de connaissance de situations parfois douloureuses... (Remarque.) ...se fasse sans un dommage supplémentaire pour des personnes qui ont suffisamment souffert. Je vous remercie. (Remarque.)
Le président. Merci, Monsieur le conseiller d'Etat. Mesdames et Messieurs, le vote sur le renvoi de cette résolution au Conseil d'Etat est ouvert.
Mise aux voix, la résolution 763 est adoptée et renvoyée au Conseil d'Etat par 84 oui contre 3 non et 3 abstentions. (Applaudissements à l'annonce du résultat.)