République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 23 juin 2011 à 14h
57e législature - 2e année - 10e session - 54e séance
GR 508-A
M. Bertrand Buchs (PDC), rapporteur. Le 20 juin 2011, la commission de grâce a étudié le recours de M. J.Q., né le 13 septembre 1982 - il a donc 28 ans - de nationalité kosovare. Le 28 février 2003, il a été condamné par le Tribunal de police à trente mois d'emprisonnement sous déduction de soixante-huit jours de détention préventive pour infraction grave à la loi fédérale sur les stupéfiants et à la loi fédérale sur le séjour et l'établissement des étrangers. A l'issue de la procédure devant le Tribunal de police, en février 2003, le recourant en grâce n'a pas été incarcéré.
La peine a été confirmée en appel par l'arrêt de la Cour de justice du 16 juin 2003, en l'absence de M. J.Q. qui avait quitté la Suisse pour se rendre dans son pays. M. J.Q. a été arrêté le 6 janvier 2011 alors qu'il voulait prendre un avion pour se rendre de Genève à Pristina.
Une demande de révision faite le 18 mars 2011 a été déclarée irrecevable le 6 avril 2011 par la Cour de justice, arguant de l'absence de faits nouveaux. M. J.Q. est actuellement détenu à la maison d'arrêt de Favra, et son dernier domicile connu est à Annecy. M. J.Q. aura effectué sa demi-peine le 11 octobre 2011, les deux tiers de sa peine le 11 mars 2012, qu'il achèvera le 11 janvier 2013.
Premièrement, jugement du Tribunal de police. M. J.Q. a été condamné pour avoir participé en 2002, avec un monsieur K., à un trafic portant sur 560 grammes d'héroïne. Il lui était aussi reproché d'avoir vendu, en septembre 2002, 50 grammes d'héroïne à M. L., toxicomane, et 5 grammes d'héroïne à M. M., toxicomane également, ainsi que d'avoir détenu, le 2 octobre 2001, avec M. K, 47 grammes d'héroïne.
Dans les faits, selon le jugement du Tribunal de police, M. J.Q. a été arrêté lors d'une opération de police à Onex, opération qui avait duré quelques jours et ayant pour but de démanteler un trafic de drogue. Trois autres personnes ont été arrêtées en même temps que lui. Au moment des faits, M. J.Q. a été arrêté dans le bus qu'il prenait pour se rendre à son travail - car il travaillait dans une pizzeria de Genève, au noir, sans permis de travail. Il avait l'habitude de prendre son bus tous les jours à 17h, au même endroit. Il a été arrêté à l'arrêt suivant.
M. J.Q. a contesté toute participation à un trafic d'héroïne, alors que les trois autres suspects ont reconnu les faits et déclaré ne pas connaître M. J.Q. Un inspecteur de la brigade des stupéfiants a témoigné qu'il avait vu M. J.Q. sortir d'un petit bois où avait lieu le trafic, suivant de 20 mètres M. K., et qu'il était inconcevable qu'il doive passer par là pour se rendre de son domicile à l'arrêt du bus.
Selon l'inspecteur, il est notoire que, dans l'organisation du trafic de stupéfiants, aucune personne n'est laissée seule avec la responsabilité de transporter des montants et des quantités de drogues tels que ceux qui étaient transportés par M. K - quand il a été arrêté, M. K. avait 19 000 francs suisses dans la poche, 1825 euros et 47 grammes d'héroïne - et que la seule personnes susceptible de jouer ce rôle d'accompagnant était M. J.Q. car il n'y avait que trois autres personnes dans les environs à ce moment-là. Ces personnes - on ne sait pas pourquoi - n'ont pas été arrêtées.
M. J.Q. a été reconnu par M. L. - on en a parlé tout à l'heure, c'est un acheteur de drogue - sur un jeu de photos qu'avait montré la police, mais il n'a pas été reconnu lors de sa confrontation dans le bureau du juge d'instruction. Les juges, et c'est important, ont pris en considération le témoignage du toxicomane, M. L., seulement comme un indice au sein d'un faisceau déjà bien fourni. Mais les juges ont considéré que ce témoignage du toxicomane ne devait pas être utilisé pour fonder une condamnation pour trafic de drogue, car il était critiquable.
Les faits, selon le mémoire de recours en grâce. M. J.Q. est venu en Suisse en 2002, après avoir effectué deux années d'école de théâtre chez lui, au Kosovo, pour rejoindre son frère qui vivait en France voisine. Il a commencé à travailler dans une pizzeria de Genève, à plein temps et sans permis de travail. Le 2 octobre 2002, vers 17h, alors qu'il se rendait à son travail, il est monté dans le bus qu'il prenait habituellement et, à l'arrêt suivant, a été interpellé par la police en même temps que M. K.
M. J.Q. a toujours nié connaître les personnes interpellées, et ces dernières ont toujours nié le connaître. Il a toujours nié s'être adonné à un trafic de drogue et il a nié connaître M. L., le consommateur de drogue qui l'avait reconnu sur un jeu de photos, mais qui ne l'a pas reconnu dans le bureau du juge d'instruction. Il faut signaler que M. L., le toxicomane qui l'avait dénoncé, était accompagné, le jour de l'arrestation, par un autre toxicomane qui, lui, n'a jamais reconnu M. J.Q.
Lorsqu'on relit, dans le dossier, les déclarations de la police, il y a un très grand flou, parce que l'interpellation ne s'est pas faite en flagrant délit mais dans un bus, à plusieurs centaines de mètres du lieu du trafic de drogue.
L'employeur de M. J.Q. est venu témoigner au procès pour dire que c'était une personne qui travaillait extrêmement bien et qui avait un bon comportement.
Ce qui est très étrange, c'est que M. J.Q. a été libéré lors de son jugement et que, forcément, il a quitté la Suisse pour se rendre dans son pays. Cela alors qu'il avait été condamné pour un trafic grave de stupéfiants et qu'on n'a pas procédé à son arrestation.
M. J.Q. est revenu en France voisine en 2009, où il vit. Il demeure chez sa compagne qui est une résidente française, il est parfaitement intégré, il participe à l'activité d'une troupe de théâtre en France voisine et travaille comme cuisinier à plein temps. Une demande de permis de séjour a été déposée en France et était en train d'être étudiée par le consulat de France à Skopje.
La commission, après discussion, vous recommande la grâce. Pourquoi ? Parce que les pièces qui ont été mises à disposition de la commission démontrent un très grand flou. M. J.Q. a toujours nié le trafic de drogue, a toujours nié connaître les personnes qui ont été arrêtées, et les personnes qui ont été arrêtées ont toujours nié le connaître. Le témoignage de la seule personne qui semble l'avoir reconnu n'a pas été retenu au niveau du tribunal, parce qu'il n'était pas fiable. M. J.Q. a été condamné pour un trafic de 560 grammes d'héroïne, soit la totalité de ce qui a été vendu dans la région d'Onex sur plusieurs mois, alors que M. J.Q. n'a jamais été mis en cause pour ces ventes de drogue par les autres acheteurs.
On lui fait donc porter un trafic de drogue qu'il n'a probablement pas effectué. Ce qui a aussi emporté la conviction de la commission, c'est qu'étrangement M. J.Q. a été laissé en liberté lors de sa condamnation alors que le risque de fuite était majeur.
Au vu de ce qui précède, la commission de grâce, à l'unanimité moins trois abstentions, vous demande de voter la grâce du solde de la peine qu'il reste à accomplir à M. J.Q. Il a déjà fait, je vous le rappelle, plus de six mois de prison.
M. Olivier Jornot (L). Mesdames et Messieurs les députés, je remercie le rapporteur pour cet exposé extrêmement précis. Je n'arrive pas à être convaincu que la raison pour laquelle la commission nous propose la grâce soit typiquement de celles qui doivent entrer en considération lorsqu'une autorité politique comme la nôtre doit prononcer la grâce. En somme, ce qui nous est dit, ce qui nous est présenté aujourd'hui, c'est une sorte de plaidoirie d'appel critiquant le jugement tel qu'il a été rendu en première instance. On nous dit qu'en effet le témoignage d'un tel est difficile à prendre en compte, qu'on aurait pu aussi arrêter telle personne qui ne l'a pas été, etc. C'est vrai que tout cela, c'est typiquement des arguments que l'on peut soulever devant une juridiction d'appel.
En revanche, pour une autorité politique comme nous... Nous sommes plutôt là pour savoir si des événements postérieurs au jugement, généralement dans la situation personnelle de la personne, justifient que, par une exception tout à fait extraordinaire aux règles normales de la procédure pénale, nous disions à la justice: «Eh bien, nous n'allons pas appliquer votre décision parce que nous estimons qu'il y a un intérêt supérieur à faire différemment.»
A titre tout à fait personnel - puisque, sur ces grâces, nous nous exprimons et nous votons toujours à titre personnel - je n'arrive pas à concevoir que nous puissions nous ériger, nous, en juridiction de jugement, que nous puissions dire que telle pièce entre en contradiction avec telle autre et qu'en définitive nous puissions dire que la justice s'est trompée. Lorsque le justiciable estime que la justice se trompe, il saisit la juridiction d'appel, il va jusqu'au Tribunal fédéral, il utilise les moyens qui permettent de critiquer le jugement. Lorsqu'il vient devant notre parlement, c'est pour autre chose.
Pour ma part, je n'accepte pas d'entrer dans cette spirale qui me paraît risquée et qui me paraît aussi devoir ensuite demander à la commission de grâce de se transformer en juridiction supérieure. Je vous remercie.
Le président. Merci, Monsieur le député. J'imagine que la duplique viendra de M. le député Mauro Poggia.
M. Mauro Poggia (MCG). Merci, Monsieur le président. Chers collègues, la vision qu'a M. le député Olivier Jornot de notre faculté d'accorder ou de refuser la grâce est restrictive et, donc, réductrice. Si la grâce a été instaurée, c'est précisément pour qu'un autre regard puisse être accordé. Si nous n'étions là que pour prendre en considération la bonne conduite postérieurement au jugement, ou des événements autres dont le condamné devrait pouvoir bénéficier, nous ne ferions qu'une partie du travail qui est le nôtre. Nous le savons par expérience: la grâce va au-delà. Mais il est vrai qu'exceptionnellement, et seulement exceptionnellement, le pouvoir législatif a à se substituer au pouvoir judiciaire. Et, de la part d'un avocat, considérer que la justice serait à ce point infaillible qu'un innocent n'aurait qu'à recourir pour obtenir finalement la reconnaissance de cette innocence, c'est donner de la justice une image idéale, dont nous souhaiterions qu'elle soit réelle mais qui est évidemment fausse. Et ceux qui pratiquent la justice au quotidien savent que l'erreur est humaine dans tous les domaines, y compris dans celui de la justice.
Nous devons, dans des cas exceptionnels - et celui-ci en fait partie - précisément apporter ce regard nouveau, différent, sur une sentence qui a manifestement été rendue sans une attention particulière à tous les éléments du dossier.
C'est pour cette raison que nous vous demandons - enfin, «je» vous demande, puisque, comme l'a dit très justement M. Jornot, c'est à titre personnel que nous intervenons - je vous demande effectivement, dans ce cas exceptionnel, d'accorder la grâce. Je vous remercie.
M. Antoine Bertschy (UDC). Je crois que le député Jornot l'a clairement dit: nous n'avons pas à revoir une décision de justice. Notre rôle, par la grâce, c'est de voir si le fait que cette personne soit emprisonnée péjore extrêmement les conditions de sa propre vie ou les conditions de vie de son entourage. On n'en a pas entendu un seul mot de la part du rapporteur. On n'en sait rien, mais, apparemment, ça se passe plutôt bien: il est célibataire sans enfants, ça ne devrait donc pas péjorer tellement sa famille.
Nous n'avons pas à revoir la position de la justice. Comme il l'a été dit, il y a d'autres solutions pour faire des recours. Ici, la question est uniquement: est-ce qu'il peut être détenu ou est-ce qu'il ne le peut pas, pour des raisons X ou Y qui concernent son entourage ou lui-même ? Nous n'en avons rien entendu.
Si c'est personnel, je dirai que, moi, je refuserai la grâce. Et je pense que mon groupe le fera aussi. (Commentaires.)
Le président. Merci, Monsieur le député. La parole est à M. le rapporteur Bertrand Buchs.
M. Bertrand Buchs (PDC), rapporteur. Merci, Monsieur le président. Juste un complément: la commission de grâce a aussi tenu compte du fait que la procédure était extrêmement longue, que la personne a disparu pendant plusieurs années. Lorsqu'elle a voulu être réentendue par la Cour de justice, sa demande de révision n'a pas été retenue, le 18 mars, parce qu'il n'y avait pas de faits nouveaux: nous considérons qu'il y avait des faits nouveaux et que c'est une affaire qui devait être revue. Nous considérons aussi qu'il y avait des doutes et que le doute doit profiter à l'accusé. Je vous remercie.
Le président. Merci, Monsieur le rapporteur. Mesdames et Messieurs les députés, nous sommes en procédure de vote.
Mis aux voix, le préavis de la commission de grâce (remise du solde de la peine) est adopté par 51 oui contre 16 non et 13 abstentions.