République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 19 mai 2006 à 20h30
56e législature - 1re année - 8e session - 39e séance
PL 9120-A et objet(s) lié(s)
Premier débat
Le président. Dans les deux cas, le vote de la commission a été unanime; dans les deux cas, le rapporteur est M. Christian Luscher. Je vous propose par conséquent d'ouvrir le débat sur les deux sujets en même temps - cela vous va-t-il Monsieur le rapporteur ? - et puis, naturellement, nous voterons chacun des textes séparément. Mais, si cela vous convient, nous commencerons ainsi... Monsieur le rapporteur, vous avez la parole.
M. Christian Luscher (L), rapporteur. Il me paraît effectivement tout à fait conforme à notre volonté d'aller rapidement dans nos travaux en traitant ces deux projets de lois, ces deux rapports, en un seul débat.
De quoi s'agit-il ? Il s'agit simplement du souci de marquer très clairement la séparation des pouvoirs, en l'occurrence législatif et judiciaire. Parce que nous nous sommes rendu compte - ou plutôt certains députés socialistes se sont rendu compte - qu'il existait des cas dans lesquels des députés exerçaient aussi la fonction - la charge plutôt, excusez-moi - de juges suppléants. En tant que suppléants, ils ne siègent pas forcément très souvent, néanmoins il est apparu qu'il pouvait arriver qu'un député qui adoptait une loi risquait de se trouver dans la situation où il exécutait ou appliquait cette même loi qu'il avait votée.
La commission législative a estimé que la séparation des pouvoirs était quelque chose d'extrêmement important, qu'il en allait de la justice - ou plutôt de l'idée que les gens se font de la justice, de l'apparence de la justice - et qu'il était absolument incompatible d'être à la fois député et juge, fût-ce juge suppléant.
Raison pour laquelle ce projet de loi a été déposé et a été accueilli de manière favorable en commission législative puisque, comme vous l'avez relevé, Monsieur le président, ce rapport, respectivement ces deux rapports ont été adoptés à l'unanimité. Je n'ai rien d'autre à ajouter.
M. Yves Nidegger (UDC). Le groupe UDC est évidemment très attaché au principe de séparation des pouvoirs et accueille favorablement le toilettage constitutionnel et législatif qui est proposé, parce que nous vivons une époque où il est particulièrement important de rappeler avec une certaine solennité les grands principes qui sont parfois un peu perdus dans les brumes, voire oubliés. C'est l'occasion de le faire, et c'est pour cela que j'ai pris la parole même si, dans le cas présent, la chose me paraît beaucoup plus symbolique que substantielle.
Je m'en explique. Nous sommes et devons tous être attachés au principe de séparation des pouvoirs. Je précise au passage, à l'égard de collègues, ici, qui pourraient être concernés, que je parle d'autant plus librement pour appuyer ce projet de loi qu'à la suite de mon élection, l'année passée, j'ai moi-même démissionné de quelques fonctions judiciaires de l'ordre de celles que la loi changée rendrait incompatibles avec le mandat de député, parce que cela me semblait logique.
La matérialité du principe de séparation des pouvoirs n'est pas simplement un principe qu'on agite ou qui est seulement fait pour être chanté. Comme l'a dit brillamment le rapporteur de majorité, ce principe vise à éviter qu'une personne puisse se trouver en position d'adopter une loi dans un parlement, puis se retrouve en situation d'appliquer cette loi dans un tribunal.
Il est probable que les grands penseurs de la démocratie à l'origine de ces beaux principes n'avaient pas anticipé l'avènement du fédéralisme helvétique qui présente quelques particularités dont l'une d'entres elles est précisément la suivante. Les tribunaux, si l'on fait exception de la Cour suprême suisse, le Tribunal fédéral, sont cantonaux; mais le droit de fond est fédéral, pour l'essentiel, si l'on excepte quelques natures administratives. Très prochainement, ce sera aussi le cas du droit de procédure, puisqu'on va vers l'unification fédérale des procédures civiles et pénales. Or, vous ne trouverez pas dans la législation cantonale d'incompatibilité notée entre la fonction de conseiller national ou de conseiller aux Etats, qui précisément adoptent le droit qui sera ensuite appliqué par le juge cantonal.
Cette espèce de similitude - ou parallélisme des formes qui semble parfait quand on le regarde à distance - est en fait totalement contreproductive dans ce cas. Et si nous sommes d'accord avec l'idée de supprimer cette exception que le législateur des années 1950 avait accordée pour le juge prud'homme ou pour le juge suppléant, qui se distinguent du juge de carrière pour lequel l'incompatibilité est structurellement beaucoup plus fondamentale, il ne suffit pas de s'arrêter là.
A lire le rapport de la commission, je crains personnellement - et je regrette - que le travail n'ait été quelque peu trop rapidement fait, peut-être même bâclé. On s'est interrogé, par exemple, sur l'incompatibilité possible du conseiller municipal - cela n'a pas beaucoup de pertinence, me semble-t-il, avec la fonction de juge - et l'on a totalement oublié de considérer la chose qui, matériellement, a un impact beaucoup plus important pour le respect de la séparation des pouvoirs que le fait de chasser de cette enceinte les quelques juges assesseurs suppléants au Tribunal de police ou ailleurs qui siègent peut-être deux fois par année: établir, parce que c'est fondamental, l'incompatibilité en droit cantonal entre le mandat de parlementaire fédéral et le mandat de juge cantonal. Parce qu'il y a là une véritable incompatibilité ! Mais le droit fédéral n'en parle pas, puisque son objet est de protéger les instances fédérales d'une éventuelle confusion des pouvoirs au niveau fédéral. Seul le droit cantonal pourrait le faire, or la constitution est muette sur cette question.
Plutôt que d'aller devant le peuple - puisqu'il s'agit de modifier la constitution et qu'en conséquence il faudra voter - avec quelque chose d'assez léger, qui ne posera certainement pas de problème mais qui reste de l'ordre du superficiel, je propose par conséquent que l'on retourne ce projet de loi à la commission législative, afin qu'elle se penche, cette fois-ci avec tout le sérieux voulu, sur la question, importante, d'une compréhension actualisée à notre fédéralisme suisse, du principe de séparation des pouvoirs. Je me réfère aussi au projet de loi 9820 de l'UDC - qui est à la commission des droits politiques en ce moment, je crois - qui pose le problème d'une incompatibilité à clarifier également, cette fois avec le pouvoir exécutif.
Il serait schizophrène d'avoir à la fois une évolution de 1950 à aujourd'hui, qui tende à exclure complètement tout élément de pouvoir judiciaire des travées de ce parlement, et d'avoir l'évolution exactement inverse s'agissant de la séparation des pouvoirs, qui est tout aussi importante lorsqu'il s'agit de la séparation entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif. On sait que depuis 1998 les fonctionnaires sont éligibles et l'on a aujourd'hui des critères qui mériteraient d'être précisés; on a aussi un développement du grand Etat qui fait que les incompatibilités ou les conflits d'intérêt sont différents de ce qu'ils ont été dans le passé.
En conséquence de quoi, tout en soutenant l'esprit, le but, et même le texte du projet qui nous est proposé, je demande le retour de ce dernier à la commission législative, pour permettre un travail de fond beaucoup plus sérieux que celui qui a été fait, de sorte que le peuple puisse voter non pas sur un détail, mais sur un projet qui aura été enrichi et approfondi, afin de prendre en considération des réalités qui comptent véritablement.
Le président. Je vous remercie, Monsieur le député. Je donne la parole à M. Velasco. (Fort éternuement de M. Alberto Velasco. Rires. Remarques.) Je vous remercie, Monsieur le député, avez-vous autre chose à nous dire ? (Rires.)
M. Alberto Velasco (S). J'ai écouté M. Nidegger avec beaucoup d'attention. Vous n'étiez pas parmi nous durant la précédente législature, Monsieur Nidegger, mais M. Luscher était là, le président était là, il siégeait à la commission et il a travaillé à ce projet de loi pendant... Combien de séances ? Des dizaines de séances. Et nous avons abordé ces questions-là. Et puis, il y avait aussi un éminent juriste de la République, M. Grobet, qui n'est plus parmi nous, mais qui était là, et Dieu sait s'il a participé aux travaux ! Après des séances et des séances, nous sommes arrivés à la conclusion - nos collègues libéraux, surtout - qu'il fallait déjà, au moins, voter ce projet de loi, parce que ce sujet nous menait très loin dans des digressions.
Ce que je veux dire à M. Nidegger, et je le dis aussi à cette noble assemblée, c'est qu'en réalité nous, les socialistes, n'avions pas beaucoup de prétention en déposant ce projet de loi. Ce projet a été présenté suite à l'élection des juges du Tribunal des assurances sociales, à l'occasion de laquelle nous avons vu un député - de nos rangs, il faut le dire - se lever et sortir de la travée pour prêter serment... Cela nous a un peu interpellés de voir que cela pouvait se passer dans un parlement. Nous avons donc voulu corriger la chose en mettant ce projet de loi entre les mains des députés. Ce projet de loi a été déposé il y a deux ou trois ans. Dans deux ans, il y aura de nouvelles élections judiciaires et je pense qu'il serait intéressant que l'on fasse voter le peuple à ce propos et qu'on consacre ainsi un principe du XVIIIe siècle: «De l'Esprit des lois», Montesquieu - n'est-ce pas ? Monsieur Nidegger, si vous avez des velléités comme celles que j'ai eues, rien ne vous empêche de déposer un nouveau projet de loi, que nous aurons le plaisir de travailler ensemble et, pourquoi pas, de voter.
Je vous invite, Mesdames et Messieurs les députés, à suivre les conclusions de l'excellent rapport de majorité de M. Luscher et de voter ce projet de loi. (Commentaires. Rires.) D'«unanimité», attention !
M. Eric Stauffer (MCG). La question de la séparation des pouvoirs est éminemment importante, c'est une question de constitution. Mais pour nous, le groupe MCG, plutôt que de brimer un juge assesseur en raison d'une incompatibilité avec le mandat de député, nous demandons très simplement ce qu'il en est des juges d'instruction et des procureurs mis en place par les partis politiques ?! Si l'on veut parler d'incompatibilité, je pense qu'il nous faut aller beaucoup plus loin que d'agir à doses homéopathiques, puisqu'on a vu les limites, comme mon excellent collègue Alberto Velasco l'a dit... (Remarque.) Oui, excellent, parce que son intervention était excellente ! Alors, de voir un député sortir pour venir prêter serment, évidemment que ça choque. Cela montre les limites du système. Et, à l'inverse de l'argument que je donnais, de voir des juges d'instruction et de hauts magistrats mis en place par les partis politiques, nous avons vu aussi les limites de ce système dans le cadre de la débâcle de la BCGe - sans en faire une fixation. (Exclamations.) Mais oui, Mesdames et Messieurs, mais c'est la réalité ! Et vous le savez très bien ! Ce n'est pas à vous, éminents parlementaires que je vais apprendre comment cela fonctionne. C'est pour cela - et pour la faire courte, parce qu'on a toujours un emploi du temps chargé...
Une voix. Merci !
M. Eric Stauffer. Mais je vous en prie ! Simplement, le Mouvement Citoyens Genevois va s'opposer au renvoi en commission et à ce projet.
M. Olivier Jornot (L). Il y a parfois des canons qui servent à tirer sur les mouches. C'est un petit peu ce qui est le fait de ce projet de loi. La commission législative n'a évidemment pas pu faire autrement que de l'approuver, et de manière unanime, puisqu'en effet on ne peut pas dire non à une extension de l'incompatibilité des magistrats, fussent-ils des juges suppléants.
J'aimerais dire deux mots des propos de M. Nidegger et de sa proposition de renvoi en commission. M. Nidegger nous a expliqué avec beaucoup d'érudition quelle était sa conception de la séparation des pouvoirs: je crains qu'il n'ait pas tout à fait vu quel était le véritable problème aujourd'hui, dans un parlement comme le nôtre, avec la séparation des pouvoirs. Il ne s'agit pas tellement de savoir comment concilier le fait de voter une loi puis de l'appliquer. Il s'agit en réalité d'un autre problème, qui est celui de la surveillance, mutuelle, que les pouvoirs doivent pouvoir exercer les uns sur les autres, en toute indépendance. C'est ça qui est la vraie question et c'est la raison pour laquelle, en effet, des magistrats judiciaires de notre canton ne peuvent pas siéger dans notre enceinte, et réciproquement. C'est la raison pour laquelle la grande réflexion que nous sommes invités à mener sur l'incompatibilité des pauvres conseillers nationaux, par rapport à la magistrature genevoise, me semble non seulement théorique, mais, de surcroît, parfaitement inutile si l'on fait une application raisonnable du principe de séparation des pouvoirs.
Je vous inviterai, et les libéraux vous inviteront donc, à voter sur le siège ce projet de loi, tout en ayant relativement peu de conviction quant à l'utilité de déranger le corps électoral sur ce sujet.
Une remarque pour conclure. Nous espérons que ce parlement - qui va faire preuve d'une extrême rigueur sur l'incompatibilité entre le premier et le troisième pouvoir, si tant est qu'on soit autorisé à les affubler d'un rang, entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire - fasse preuve d'autant de rigueur lorsqu'il s'agit d'examiner la compatibilité entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif et ceux qui sont ses agents, c'est à dire la fonction publique. Parce que, au cours des dernières années, on a eu ici - aujourd'hui en a donné un exemple - un renforcement des incompatibilités avec le judiciaire et paradoxalement, au contraire, un adoucissement des incompatibilités avec le pouvoir exécutif et avec ses agents. Il serait peut-être bon qu'à l'avenir ce parlement fasse preuve de cohérence dans son examen des incompatibilités.
Le président. Monsieur le Conseiller d'Etat, souhaitez-vous intervenir à la fin du débat ou avant le vote sur le renvoi en commission ? (Réponse hors micro.) A la fin du débat.
Mis aux voix, le renvoi du rapport sur le projet de loi 9120-A à la commission législative est rejeté par 58 non contre 8 oui.
Mme Sandra Borgeaud (MCG). Concernant ces projets de lois, dans le fond je suis d'accord qu'un magistrat n'a rien à faire au Grand Conseil, mais je crains que cela ne permette d'ouvrir des portes supplémentaires et de trouver des incompatibilités de mandat dans de nombreuses autres fonctions qui, visiblement, ne poseraient pas de problèmes. Je rappelle tout de même qu'au niveau professionnel, il y a un secret de fonction, le secret professionnel, qui a tout son sens. Donc, logiquement, nous ne sommes pas censés venir répéter au Grand Conseil ce que nous faisons sur nos lieux de travail.
Ma crainte est que, si l'on accepte ce projet de loi, il y en aura d'autres. Et vous savez qu'il y a ici certaines personnes qu'on a essayé de défendre, et je ne sais pas jusqu'à quand on y arrivera. Donc, malheureusement, je ne soutiendrai pas ces deux projets de lois.
M. Laurent Moutinot, conseiller d'Etat. Dès lors que l'un des deux projets que vous traitez est d'ordre constitutionnel, il est légitime que le gouvernement vous donne son avis sur ce projet. Il s'agit d'un bon projet, il s'agit de supprimer une situation qui n'était pas normale, à savoir qu'une même personne puisse être à la fois membre de votre législatif et magistrat du pouvoir judiciaire. Cette question est parfaitement claire; elle est réglée de manière parfaitement claire par les deux projets de lois et je vous invite, par conséquent, à les approuver.
Tout autres sont les questions ayant trait à d'autres types d'incompatibilités - à la composition même de votre Grand Conseil. C'est un tout autre débat. Mais, simplement, entre les institutions genevoises - et pour les excellentes raisons qu'a rappelées M. le député Jornot - il ne doit pas y avoir de personnes qui appartiennent aux deux pouvoirs en même temps.
Mis aux voix, le projet de loi 9120 est adopté en premier débat par 60 oui contre 5 non et 1 abstentions.
La loi 9120 est adoptée article par article en deuxième débat et en troisième débat.
Mise aux voix, la loi 9120 est adoptée en troisième débat dans son ensemble par 58 oui contre 2 non et 6 abstentions.
Mis aux voix, le projet de loi 9121 est adopté en premier débat par 58 oui contre 3 non et 5 abstentions.
La loi 9121 est adoptée article par article en deuxième débat et en troisième débat.
Mise aux voix, la loi 9121 est adoptée en troisième débat dans son ensemble par 58 oui contre 4 non et 4 abstentions.