République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 3 novembre 2005 à 17h
56e législature - 1re année - 1re session - 1re séance
Allocution du président du Grand Conseil
Allocution du président, M. Michel Halpérin
Le président. Mesdames et Messieurs les députés, je voudrais d'abord souhaiter la bienvenue, en particulier aux nouveaux élus - du moins à ceux qui ont bien voulu rester parmi nous ce soir. (Rires.) Je me réjouis beaucoup de collaborer avec chacun d'entre eux, comme d'ailleurs avec ceux que je connais déjà pour avoir eu le privilège de siéger avec eux. Je me réjouis aussi beaucoup de pouvoir continuer à collaborer avec le service du Grand Conseil, et en particulier avec son sautier dont j'ai eu l'occasion, au cours de l'année écoulée, d'apprécier l'infinie disponibilité et les grandes compétences. Et puis, à vous tous, je souhaite une législature fructueuse.
Mesdames et Messieurs les députés, je vous remercie du témoignage de confiance et de l'honneur que vous me faites en m'élisant à la tête de notre assemblée.
Oui, présider le Grand Conseil de Genève est un honneur, comme c'en est un d'être député. Notre responsabilité est considérable, mais notre fonction s'exerce avec humilité. Notre pouvoir individuel est inexistant et les décisions que nous prenons collectivement sont soumises au souverain qui peut - et ne s'en prive pas - les annuler dans le cadre d'un référendum. Le travail qui nous incombe est ardu. Nous nous penchons sur des problèmes divers, parfois techniques, dont nous ne maîtrisons pas toujours la complexité, et avec lesquels nous devons nous familiariser pour ne pas prendre de mesures inadéquates ou injustes. Et nous savons, du moins ceux d'entre nous qui avons déjà siégé dans cette enceinte, l'ampleur de l'effort nécessaire pour faire partager sa conviction et aboutir le plus modeste projet politique.
En résumé, être député c'est avoir beaucoup à faire, pour l'essentiel - en tous cas en dehors cette enceinte - dans une relative obscurité, sans guère de récompense et au prix parfois de l'incompréhension de ceux en faveur desquels nous croyons oeuvrer. Cet engagement n'est d'ailleurs pas que le nôtre. Nos familles, nos proches en sont souvent les premières victimes, et je souhaiterais saisir cette occasion pour les remercier, à titre personnel bien sûr, mais également en votre nom à tous. Sans leur patience et leurs encouragements, nous ne parviendrions sans doute pas à accomplir correctement notre tâche.
L'humilité que j'évoque n'est cependant dépourvue ni de fierté, ni d'ambition. Nous avons le devoir et le désir de servir la République. Il s'agit d'un service civique, comme il y a un service militaire ou un service divin. Et ces servitudes ont des grandeurs.
Le médecin, archéologue et humaniste lyonnais, Jacob Spon, qui fut au XVIIe siècle l'auteur de la première histoire imprimée de Genève, commence son ouvrage sur notre cité en s'excusant de la modestie du sujet: «Un Etat fort médiocre, pour le peu d'étendue de son ressort et pour le peu de bruit qu'il fait dans le monde...» - cela a peu changé depuis... Je poursuis: «On ne trouve pas ici d'actions éclatantes, de harangues pompeuses... Les acteurs de cette scène ne parlent pas si haut que les rois et les princes de la terre, mais ils soutiennent leur personnage et proposent de belles instructions d'autant plus utiles que chacun doit y prendre part, car tout le monde est soldat ou citoyen de sa patrie.»
Pénétrante observation. Encore plus vraie trois siècles plus tard, après le passage des Lumières et l'avènement d'un Etat démocratique.
La démocratie est un système de gouvernement malcommode et lent, si lent. Mais c'est un superbe modèle de relations sociales qui dit le respect dû à chaque humain du seul fait de son humanité et pose en principes de toute action politique la liberté, la dignité et l'égalité des hommes. Servir la République et servir une telle idée, voilà qui fait notre grandeur.
D'ailleurs, si être député est un honneur, être citoyen de Genève est en soi un privilège, tant la géographie et l'Histoire ont été généreuses avec notre cité. C'est aussi tout un programme politique. On n'est pas Suisse ou Genevois en raison du lieu où l'on est né, de la langue que l'on parle, de ses racines confessionnelles ou culturelles: on l'est parce qu'on a pris la décision de vivre ensemble, dans une communauté à laquelle, peu ou prou, chacun peut et donc doit participer. C'est cette volonté commune qui constitue le coeur même de notre identité. C'est elle qui est à l'origine de nos institutions. C'est elle encore qui s'est exprimée par le scrutin du 9 octobre et nous assemble aujourd'hui pour exercer le pouvoir législatif.
Genève traverse en ce moment de sérieuses difficultés. Elles exigent que toutes les composantes du monde politique se mobilisent. Or notre parlement est malade: la machine à légiférer ne fonctionne plus que par à-coups, elle contemple ses retards et suffoque sous leur poids. La paralysie menace. Ce qui paraissait autrefois si simple - réfléchir, débattre, décider - est devenu impraticable. Il est vrai que gérer l'abondance est plus facile et plus agréable que de répartir la raréfaction - d'ailleurs relative - des ressources. Pour accomplir sa part de l'effort, ce Grand Conseil devra donc, en urgente nécessité, réapprendre à travailler de façon constructive et, pour cela, relever deux défis qui, d'aspect à première vue secondaires, sont en réalité essentiels: celui de la gestion d'un ordre du jour de plus en plus lourd et celui de l'efficacité des débats.
Il y a vingt ans, ce parlement siégeait déjà à raison de douze sessions par an, mais il n'y avait pas de séances supplémentaires. Ses membres se séparaient le vendredi dans la soirée, parfois même en fin d'après-midi, en ayant généralement achevé leur ouvrage. Aujourd'hui, lorsqu'ils quittent cette enceinte, ce sont les députés qui sont épuisés, pas l'ordre du jour... (Rires.) Les horaires que nous avons consacrés aux plénières ont doublé; le volume du Mémorial a quadruplé; nos ordres du jour avoisinent deux cents points contre cinquante, alors. Et nous n'en traitons généralement, outre les urgences, qu'une petite cinquantaine dont les quatre cinquièmes lors de la séance dite des « extraits » au cours de laquelle nous n'examinons que des projets très consensuels susceptibles d'être rapidement expédiés. Le reste s'accumule.
Ce ralentissement a au moins trois causes : la technicité, l'actualité et l'inquiétude. Je l'ai mentionné déjà: notre travail est rendu plus difficile, plus laborieux, par la technicité et la complexité de notre époque. Légiférer demande souvent beaucoup plus de temps que naguère. Il y a aussi l'actualité. Comme tous les citoyens, nous y sommes - peut-être plus qu'eux - réceptifs. Elle est imprévisible et haletante: nous aussi. Et nous n'en finissons pas d'essayer de la rattraper, trop souvent distraits de chantiers plus importants par d'autres, plus médiatiques. Enfin, il y a l'inquiétude : il fut un temps, hélas révolu, où le législateur posait des lois cadres, des principes généraux. Il appartenait ensuite à l'Exécutif de les appliquer. Aujourd'hui, nous nous demandons si l'esprit de nos lois sera bien compris et fidèlement mis en oeuvre par ceux qui en ont la charge, c'est-à-dire le gouvernement et l'administration. Et parce que nous en doutons - il faut dire que gouvernement et administration ne font pas toujours d'efforts pour nous rassurer - nous affinons nos textes jusqu'à les faire crouler sous les détails.
Mesdames et Messieurs, l'actualité, la technicité et l'inquiétude ne sont pas en voie de disparition ! Une diminution de notre ordre du jour est par conséquent improbable, ce qui nous laisse pour seul choix, si nous voulons que se maintienne notre régime parlementaire, un effort de structuration de nos travaux ou une professionnalisation de la fonction de député. Cette dernière serait, pour nos institutions, un désastre. Car si notre système a des faiblesses, une de ses plus grandes qualités est précisément qu'entre le peuple et les exécutifs se situe une classe intermédiaire de parlementaires de milice, plus au fait des affaires d'Etat que les autres citoyens, mais suffisamment proches d'eux pour ne pas succomber à la tentation du pouvoir ou à celle de la technocratie. Renoncer à ce système, à supposer que cela soit possible, ne serait en tout cas pas souhaitable.
Pour éviter le naufrage du parlement, il ne nous reste pas d'autre solution que d'améliorer notre fonctionnement. C'est en ce moment la tâche de la commission des droits politiques, saisie par le dernier Bureau d'un projet de loi sur lequel nous avons beaucoup travaillé. D'ailleurs, j'ai pu collaborer avec efficacité avec M. Charbonnier sur ce sujet dont la commission nous fera probablement rapport, bientôt. Peut-être serons-nous alors en mesure d'organiser nos travaux sur le modèle du Conseil national ? La gestion du temps dont nous disposons en plénière en serait grandement améliorée.
Mais nous devons surtout revoir la qualité formelle de nos interventions. Elle a évidemment un impact sur le déroulement de nos séances mais aussi, et plus profondément, une influence sur les Genevois qui y assistent en direct, soit à la tribune, soit leurs petits écrans. Car notre style, Mesdames et Messieurs, détermine l'idée qu'ils se font des institutions. S'il est indigne, le Grand Conseil laisse entendre aux citoyens que la politique n'est qu'un jeu, ce qui les conduit à penser qu'ils n'ont pas besoin de la prendre au sérieux, ni d'assumer leurs propres responsabilités.
Permettez-moi de vous donner connaissance d'une lettre par laquelle les élèves d'une école du canton, avec la fraîcheur qui caractérise la jeunesse, ayant assisté depuis la tribune à quelques instants de nos joutes, les commentaient ainsi:
«Madame la présidente,
Nous sommes allés assister à la séance du jeudi 8 juin au Grand Conseil et, comme vous nous l'avez demandé dans votre lettre, nous vous faisons part de nos impressions.
Nous avons été très surpris par le bruit qui régnait dans la salle: s'il y en avait autant dans la classe, nous serions tous punis. (Rires.) Nous avons trouvé décevant que personne n'écoute les orateurs: certains lisaient le journal, d'autres discutaient, prenaient un petit en-cas et, en plus, des députés étaient absents. Est-ce que cela ne complique pas votre tâche ?
Nous avons été aussi surpris par les relations "décontractées" qui ont l'air de régner entre les membres de l'assemblée.
Nous avons trouvé la séance intéressante, mais un peu compliquée pour nous.
Veuillez agréer, Madame la présidente, nos salutations les meilleures.
Pour la classe de Madame Perrenoud: Léna Hässig et Isabelle Huber.
P.S. Un petit détail nous a frappés: les députés de la gauche étaient pratiquement tous barbus !» (Rires.)
Cette lettre, Mesdames et Messieurs, ne date pas de l'été dernier, mais du mois de juin 1995. Et à part les barbes, qui ont un peu changé de côté et qui se sont raréfiées, notre style et la qualité de nos débats, tous les observateurs en conviennent, ont malheureusement encore beaucoup baissé.
Au cours de la dernière législature, les propos d'après-dîner sentaient la fatigue: des invectives fusaient, certains orateurs se croyaient plus audibles lorsqu'ils vociféraient, tandis que d'autres se faisaient un point d'honneur de ne rendre la parole qu'après l'écoulement du délai réglementaire et de la reprendre aussi souvent que la loi le permet, confisquant ainsi le temps de leurs collègues. D'autres, ou peut-être étaient-ce les mêmes, se livraient à des exercices de démagogie et de populisme en s'emparant du thème débattu, quel qu'il fût, pour s'engager dans leur ritournelle. Les plus éduqués d'entre eux s'autorisaient peut-être de l'exemple de Caton l'Ancien qui ne manquait jamais de conclure ses interventions au sénat romain, et quel qu'en fût le thème, par les mots: «Et en outre, il faut détruire Carthage.» (Rires.) Mais au moins Caton avait-il la manière ! Il ne grimpait pas sur son fauteuil ou sur sa chaise curule et n'apparaissait au sénat que dans une toge, impeccablement poudré de frais...
Le spectacle de certaines de nos discussions a été, disons-le franchement, Mesdames et Messieurs les députés, pitoyable et honteux. Est-ce le reflet d'une époque, qui donne plus d'importance à la sensiblerie qu'au raisonnement ? Au cri primal qu'à la dialectique ? J'y vois surtout un manque de respect pour nous-mêmes, pour la démocratie et pour le souverain qui, nous ayant élus pour le représenter, doit, lorsqu'il regarde certaines images de nos travaux, se demander si tout cela valait bien une élection...
D'aucuns répondent: un parlement est un lieu où l'on parle en une totale liberté et en totale immunité. Ce n'est pas la liberté qui est en cause, c'est la manière ! On peut tout dire en y mettant la manière. Parlementer, c'est parler. Certes, mais encore ? Parlementer, c'est se parler. Parlementer, c'est dialoguer. C'est prêter aux propos d'autrui une attention soutenue. C'est négocier; pas confisquer le champ du discours. Parlementer, c'est discuter; pas babiller ! Argumenter, pas ergoter; convaincre, pas écraser.
La démocratie est fruit de la culture: elle a remplacé par le débat d'idées le rapport de force - physique. Toute régression, toute simplification abusive, parce qu'elles sont un appel à la «barbarie de l'ignorance», pour emprunter la formule de Georges Steiner, constituent non seulement une offense à l'intelligence mais aussi une mise en danger de cette civilisation.
Vous le voyez bien, les questions formelles sont ici fondamentales: le fond est la forme. Au moment où Genève attend de ses élus qu'ils prennent en charge, avec détermination et efficacité, les soucis qui nous affectent et qui comportent de réels enjeux, il y aurait une impardonnable désinvolture à continuer dans les voies futiles que certains ont privilégiées au cours des dernières années.
Mesdames et Messieurs les députés, entrons de plain-pied, avec rigueur et courage, dans cette législature qui commence ! Adoptons d'emblée le rythme et les formes qui faciliteront la solution des problèmes auxquels nous sommes confrontés, et qui restitueront à ce parlement la dignité qui est naturellement la sienne, en même temps que la confiance et le respect des Genevois. (Applaudissements.) (Les deux huissiers quittent la salle.)
Mesdames et Messieurs, nous poursuivons notre ordre du jour.
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