République et canton de Genève

Grand Conseil

Allocution du doyen d'âge

Le président. Monsieur le président du Conseil d'Etat, Mesdames et Messieurs les conseillers d'Etat, Mesdames et Messieurs les députés, Mesdames et Messieurs, permettez-moi, en guise de préambule au discours du doyen d'âge, de saluer en premier lieu la présence in corpore du gouvernement de cette République, en émettant le voeu qu'une coopération étroite et positive, mais également franche et directe, entre l'exécutif et le législatif soit la marque de la législature qui s'ouvre aujourd'hui, une coopération dont les habitants de ce canton, à quelque sphère qu'ils appartiennent, attendent beaucoup en ces temps fort agités.

Je souhaite également la bienvenue à la presse, que je vois aujourd'hui représentée en nombre, en émettant cet autre voeu que ses reportages soient de plus en plus marqués par le désir de rechercher la vérité et de la faire apparaître au grand public. Vous exercez, Mesdames et Messieurs les journalistes, une fonction essentielle dans la formation de l'opinion. Plus ce rôle sera assumé avec sérieux et objectivité, mieux il en sera pour ce canton et cette Confédération, notre patrie à tous.

Enfin, et il ne va pas s'agir d'un troisième voeu, mais d'un tribut que ma génération avait l'habitude de rendre à la gent féminine, considérée avec raison comme la plus belle partie de l'humanité, un tribut qui devient rare en ce temps où le prince charmant ne surgit pas sur un destrier, mais en général sur une motocyclette. Je me tourne ainsi vers ses représentantes dans cet hémicycle. Vous étiez 37 dans l'ancienne législature, vous n'êtes plus que 26 dans celle qui commence. Croyez que je le regrette amèrement, car votre présence adoucit les moeurs !

Je dépose avec d'autant plus de conviction mes hommages à vos pieds en remettant à Mme Hagmann, votre doyenne, ces trois roses, expression de mon respect et de ma sympathie ! (Le président descend dans la salle, remet les roses à Mme Hagmann et lui fait le baisemain.)Et, Mesdames et Messieurs, ce n'est pas un truc de l'UDC, ni une tentative de mettre les libéraux dans notre poche, mais la simple résurgence de quelques habitudes anciennes !

Mme Janine Hagmann. Votre galanterie m'honore, président-doyen ! J'espère simplement avoir d'autres occasions de recevoir des fleurs, qui seront dues à d'autres qualités que simplement celle de mon âge ! (Rires et applaudissements.)

Le président. Mesdames et Messieurs les députés, c'est une situation un peu étrange que celle de votre serviteur. En effet, il y a deux ou trois mois, je me passionnais, d'une lointaine terre anglaise baignée par l'océan Atlantique, certes pour les péripéties de la vie politique de cette République, pour l'évolution de la campagne alors timide du parti auquel j'avais très récemment adhéré et bien sûr pour les soubresauts naissants - oh encore combien policés ! - d'une compétition dans laquelle je m'étais engagé à un moment de l'existence où l'on songe plutôt à relire Homère qu'à distribuer des tracts et parfois d'autres choses dans les Rues-Basses. Mais je m'occupais bien plus, en navigateur de haute mer, de l'état de mon esquif, de l'étude de l'annuaire des marées et bien évidemment des prévisions météorologiques pour la Manche, un endroit pas très tranquille, comme tout le monde le sait. Bref, j'étais à cent lieues d'imaginer que j'aurais, au début du mois de novembre, à m'adresser avant toute chose à ce Grand Conseil et que je serais observé et examiné pendant un court moment par une assemblée de cent ténors. Imaginez-vous, cent Pavarotti ! Quelle harmonie ! Certes, depuis que l'on m'a informé du sort qui m'attendait, je suis plus que jamais un spectateur assidu d'une station de télévision locale pour tenter de me familiariser avec les us et coutumes de ce parlement. Il n'empêche que la leçon aura été courte. Puisse votre mansuétude vous retenir sur le chemin d'un jugement sans appel !

Evoquant dans les «Mémoires d'outre-tombe» sa jeunesse au Château de Combourg, Chateaubriand décrit les sentiments que lui inspirent les manifestations estivales de la nature, puis, passant à la saison suivante, il note : «Un caractère moral s'attache aux scènes de l'automne.» Ah, combien vraie est cette perception ! Aussi ne vous étonnerai-je point si, sensible aux paysages actuels du pays qui nous entoure, aux couleurs qui les caractérisent, aux tempêtes qui parfois les marquent, au sérieux qui aujourd'hui en émane, je donne un tour parfois grave à mes considérations.

Certes, je sais que les propos de M. Pierre Meyll, doyen d'âge des deux précédentes législatures, qui m'a précédé à cette place - je salue tout particulièrement sa présence parmi nous - étaient empreints d'une bonhomie, voire d'un penchant à la facétie, qui sont aussi un des traits du caractère genevois. Ils paraîtront plus légers à certains d'entre vous et de ce fait plus plaisants que les miens. Le sérieux des problèmes et des situations que nous aurons à affronter impose hélas, cette fois, un ton plus grave.

Il est de fait que je n'appartiens point au sérail et que j'aborde cette rive, que j'espère hospitalière, en venant d'une autre terre, où j'ai pu entendre les expressions de vues sévères pour le monde politique. Mon environnement est en effet ce public qui, dans une proportion inquiétante - 64% - a manifesté le peu de cas qu'il fait de la vie de la République en boudant la dernière élection. Point n'est besoin d'être grand clerc pour trouver la cause de cette désaffection. Une affaire a succédé à une autre affaire et, pis encore, les analyses et les conclusions d'un examen du fonctionnement du corps étatique, une analyse voulue par le peuple, ont été enterrées en grande pompe, un examen qui aurait au contraire dû être le début d'une réflexion permanente sur les moyens d'adapter - sans perdre de vue les problèmes humains que cela pourrait causer - les mécanismes de l'administration et l'organisation de l'Etat en direction d'une plus grande efficacité.

Croyez-moi, la crédibilité du politique est quelque peu ébréchée. Elle ne pourra être rétablie qu'au prix d'un examen sévère des dérapages, erreurs d'aiguillage et autres débordements qui se sont produits depuis un certain temps et dont le peuple de ce canton a l'impression, à tort ou à raison, que l'on cherche à les couvrir du manteau de l'oubli. «Errare humanum est», disaient déjà les Romains. Constater en toute transparence les erreurs commises, en tirer les leçons, corriger ces erreurs, exiger que les responsabilités soient assumées, est la seule voie qui permette de rétablir le respect qui est dû à la République. «Sed perseverare diabolicum», ajoutaient les mêmes Romains. A persister dans la voie de la facilité, à ne pas vouloir regarder la situation sans les fards que l'on voudrait lui appliquer, à tolérer que s'installe le feutrage, pour reprendre un terme qu'affectionnent nos compatriotes suisses-alémaniques, cette ville et ce canton qui nous sont si chers pointent vers un horizon plutôt sombre.

Le navigateur arrivant d'un rivage étranger sur ces berges riantes ne peut qu'être étonné. Il ne parvient pas à saisir les principes qui président à la tenue du ménage de l'Etat. Certes, les comptes évoluent dans une bonne direction et Mme la ministre des finances, soutenue par ce parlement, s'est attelée de toute évidence avec quelque succès à l'amélioration des finances de ce canton. Mais il n'est pas besoin d'avoir une boule de cristal ni de savoir la lire pour percevoir que cette embellie pourrait être trompeuse. La situation économique se dégrade en effet depuis le début de l'année et les récents événements contribueront à ce qu'elle empire. Les revenus de l'Etat risquent fort de s'en trouver diminués. Venant d'une contrée lointaine, où les dépenses sont adaptées aux recettes, le nouvel arrivant ne peut donc qu'adjurer les habitants de ces parages circonvoisins de faire comme Colbert de la bonne finance et de se rappeler avec Montesquieu - «De L'Esprit des lois», 13e chapitre - qu'«il n'y a point d'Etat où l'on ait plus besoin de tributs que dans ceux qui s'affaiblissent». Ce chemin sera ardu mais, pour reprendre Abraham Lincoln, «vous tomberez à coup sûr dans des difficultés si vous dépensez plus que vous ne gagnez».

Le principe peut paraître démodé. Pourtant, point n'est besoin d'être savant en histoire - je suis sûr que M. Hiler et M. Lescaze ne me contrediront pas - pour savoir que les sociétés humaines qui ont récusé cet adage ont rencontré des problèmes graves. Les solutions ne peuvent, il est bien évident, être mises en place dans une trop grande hâte. Toutefois le temps presse, et la tâche est probablement herculéenne. Elle est aussi affectée d'une charge morale, car il n'est pas question qu'une tranche plutôt qu'une autre de la population doive assumer la plus grande part des conséquences d'une opération probablement douloureuse. Ce pays a été construit, autant que faire se pouvait, sur le respect du prochain et sur le traitement équitable de ceux qui abordent l'existence moins bien armés que d'autres. Il a ainsi pu créer une communauté humaine que beaucoup nous envient. Ne la laissons pas se détériorer ! Encore mieux, cherchons à l'améliorer !

Je viens d'une autre rive. Les habitants de cette contrée-là ne connaissent, cela est évident, les problèmes de ces terres-ci, qu'ils aperçoivent dans la brume du matin, que par la presse, la radio et la télévision, ou encore par les lourds tributs dont ils doivent s'acquitter chaque année vis-à-vis de leur souverain, comme Athènes le devait, au début de son histoire, vis-à-vis des Crétois. Leur civilisation et leur esprit industrieux les ont toutefois conduits à s'organiser et à accroître l'efficacité de leurs activités. Aussi leur semble-t-il, à travers leurs perceptions, que l'appareil étatique qu'ils doivent supporter devrait être réformé et rendu plus efficace.

Cette tâche pourrait bien se révéler encore plus lourde que la précédente. Comme elle, elle devra être entreprise dans un esprit communautaire et avec grande humanité. Si les précédents travaux méritent le qualificatif d'herculéens, ceux-là auront quelque chose de titanesque. Ce n'est probablement qu'à ce prix que, par voie de conséquence, les finances publiques pourront finalement être assainies. D'autres sujets meubleront nos préoccupations. Je pense ici à la santé et à la sécurité. Je ne m'étendrai pas sur ceux-ci en dépit de leur importance. Nous aurons amplement le temps de le faire pendant la législature. Le temps en effet s'écoule et il m'importe, avant de terminer, de vous dire encore quelques mots sur l'Union démocratique du centre. J'ai en effet l'impression, d'après ce que j'entends constamment, que l'image que l'on en donne tient souvent de la caricature.

Je suis membre de l'Union démocratique du centre et j'en resterai membre aussi longtemps que ce parti poursuivra une politique claire, droite et proche du citoyen et ne tombera pas dans la politique des combines et des astuces. Certes, l'UDC, comme toute institution humaine, n'est pas infaillible, mais son but est simple : poursuivre une politique dont elle pense qu'elle reflète les opinions et les avis du peuple. L'origine politique d'une proposition, d'un projet, ne nous intéresse pas. Seule nous intéresse la question de savoir dans quelle mesure ces projets contribuent au bien du peuple tout entier. Nous ne verserons pas un tribut à une fonction ou à celui qui l'exerce. Nous respecterons exclusivement les réalisations de son titulaire.

Pour les adeptes de notre mouvement, le respect de celui qui pense différemment et le respect de la liberté, le heurt correct et franc des idées et la vue d'ensemble d'un problème avant de se perdre dans d'innombrables paragraphes sont un credo que nous ne voudrons pas abandonner.

Vous pouvez donc imaginer quel a été le choc lorsque j'ai reçu, il y a tantôt dix jours, une masse considérable de projets de lois, de rapports et de propositions de motions. Je n'ai pu m'empêcher de penser à cette remarque d'un collègue d'outre-Sarine: «Les dix commandements ont été exprimés en 88 mots, la déclaration d'indépendance des Etats-Unis d'Amérique a requis 300 mots et la directive de l'Union européenne en matière de caramel comprend 25 911 mots» !

La vie moderne est, il est vrai, plus compliquée. Mais revenons à plus de simplicité, car la prolifération des paragraphes et des lois mine nos sociétés et les conduit à leur perte. L'homme avait initialement créé les lois pour se protéger. Aujourd'hui, la marée des paragraphes submerge les meilleurs juristes, fait perdre au citoyen son assurance et le rend méfiant quand il ne se sent pas menacé.

Lorsque j'écoute bien des commentaires qui nous sont adressés, je ne puis m'empêcher de penser à Jean de La Fontaine et à cette fable célèbre que sont «Les animaux malades de la peste». Sommes-nous vraiment, à l'UDC, «ces pelés, ces galeux, dont vient tout le mal»?

Ce n'est pas la première fois dans l'histoire qu'un mouvement, qu'un groupe humain est ainsi voué aux gémonies. L'esprit puissant et tourmenté qui a forgé l'âme de cette Cité avait bien perçu cette injustice, quand, dans la célèbre «Epître au Roi de France très chrétien», par laquelle il lui présentait ce brûlot qu'a été l'institution de la religion chrétienne - Bâle, 1536, chez Thomas Platter - Jean Calvin écrivait à François Ier: «Je sais bien de quels horribles rapports ils ont rempli vos oreilles et votre coeur pour vous rendre notre cause fort odieuse, mais vous avez, Sire, à considérer selon votre clémence et mansuétude qu'il ne resterait innocence aucune, ni en dits, ni en faits, s'il suffisait d'accuser.» François Ier n'eut pas cette clémence. Peut-être touchera-t-elle nos détracteurs avec le temps.

J'ai hâte de conclure. Le parti auquel j'appartiens est prêt à tendre la main à tous les hommes et à toutes les femmes de bonne volonté. Je suis sûr qu'il y en a beaucoup parmi vous, que ce soit à droite, à gauche ou au centre. Coopérons pour construire une République qui soit, avec le temps, un havre de paix et d'ordre, dans laquelle il fasse, pour tous, bon vivre. «Ubi bene, ibi patria», disaient les Romains. Et si nous faisons déjà une partie de ce chemin ensemble, je pourrai dire, le jour où je quitterai ce parlement, complétant saint Paul lorsqu'il écrivait à son fidèle Timothée (n'est-ce pas, les esprits puissants sont là pour parer au vide de nos pensées) dans la deuxième épître à Timothée, chapitre 4, verset 7 : «J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé la course, j'ai gardé la foi» dans la République et canton de Genève et dans la Confédération helvétique ! (Applaudissements.)

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