République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 1 décembre 2000 à 17h
54e législature - 4e année - 2e session - 57e séance
M 1124-A
Le 2 mai 1997, le Grand Conseil a été saisi d'une motion concernant les refoulements de réfugiés durant la Deuxième Guerre mondiale. Cette motion a été envoyée au Conseil d'Etat le même jour. Les invites de cette motion étaient les suivantes :
« 1. Marquer publiquement la reconnaissance de la collectivité aux personnes ayant accueilli des réfugiés ou les ayant aidés à passer la frontière entre 1940 et 1945.
2. Donner instruction aux Archives d'Etat de :
- rassembler les données concernant le refoulement des réfugiés pendant la Deuxième Guerre mondiale, de donner les moyens de leur accessibilité scientifique et de les tenir à disposition de tous les intéressés, avec l'aide du FNRS ou de tout autre organisme de recherche scientifique, public ou privé, suisse ou étranger ;
- publier l'ensemble de ces données, sous les formes adéquates (support informatique en particulier) ».
Cette motion vient au-devant des voeux du Conseil d'Etat. En effet, c'est déjà dans les premiers jours de 1994 que les Archives d'Etat ont reçu, par le canal des Archives fédérales, une demande adressée au Département fédéral des affaires étrangères par le ministre des Affaires étrangères de l'Etat d'Israël, visant à communiquer à l'Institut Yad Vashem les noms des réfugiés juifs qui avaient été refoulés de Suisse pendant la Deuxième Guerre mondiale, dans le but d'honorer ces victimes, dont beaucoup avaient péri dans les camps nazis. Le Conseil fédéral ayant répondu favorablement à cette requête, il appartenait aux Archives fédérales et aux services d'archives des cantons frontières de rechercher les listes nominatives des personnes accueillies ou refoulées pour les transmettre à l'Institut Yad Vashem, dont la vocation est de cultiver la mémoire de la Shoah. En effet, on savait, par des études antérieures sur la politique suisse à l'égard des réfugiés (le « rapport Ludwig » de 1957 en particulier), que les arrestations à la frontière, suivies ou non de refoulements, devaient faire l'objet d'un enregistrement écrit au moins depuis le mois d'août 1942.
Sans doute s'agit-il là d'une affaire fédérale au premier chef, puisque les questions de politique étrangère et de défense nationale sont de la compétence de la Confédération. Mais le canton de Genève est également intéressé par une telle enquête. En effet, durant la guerre, il était la principale « porte d'entrée » en Suisse pour les réfugiés venant de France dès le mois de juin 1940 - mais aussi la porte de sortie pour les personnes qui voulaient passer de Belgique, de Hollande ou de France occupée en « zone libre » sans devoir franchir la ligne de démarcation.
Or, il s'avéra aussitôt que les Archives d'Etat de Genève étaient les seules, grâce à une politique prudente d'archivage axée sur le long terme, à posséder les documents nécessaires, capables de répondre, à tout le moins partiellement, à la question de l'Institut Yad Vashem, soit les fiches et les dossiers de l'arrondissement territorial Genève, contenant des données sur des personnes ou des groupes de personnes ayant passé la frontière genevoise entre août 1942 et la fin de la guerre. Mais il est aussi apparu que ce matériel, d'un intérêt historique et biographique éminent, ne pouvait être transmis tel quel, à l'état brut, à l'Institut Yad Vashem. Car il contenait des données non seulement sur les réfugiés juifs, accueillis ou refoulés, mais encore sur toutes les personnes arrêtées, frontaliers, Français fuyant le service de travail obligatoire, Suisses de retour au pays, militaires, déserteurs, passeurs, etc. De plus, comme l'arrondissement territorial Genève avait été chargé à la fin de la guerre de rapatrier les réfugiés, les fiches et les dossiers contenaient aussi des données sur des personnes entrées par d'autres cantons frontières. Enfin, cette documentation contenait de très nombreuses informations de nature personnelle, souvent sensibles au sens de la législation sur la protection des données. Le fonds d'archives de l'arrondissement territorial devait donc être étudié de plus près.
Dès le mois de mars 1994, l'archiviste d'Etat proposa donc aux Archives fédérales d'entreprendre cette étude en collaboration avec elles et avec l'Université de Genève, où le professeur Jean-Claude Favez, spécialiste reconnu de ce sujet, était prêt à s'investir avec ses assistants et ses étudiants. La réponse, affirmative, ne vint qu'au printemps 1996, et le travail fut entrepris aussitôt.
Les Archives fédérales, concernées au premier chef, ont mis à la disposition des Archives d'Etat une base de données informatiques relevée à partir des 45 000 dossiers de l'Office fédéral des réfugiés et portant sur les années 1938-1947. A partir de cette base, une autre base de données a été construite. D'abord avec l'aide occasionnelle d'un collaborateur des Archives fédérales, puis surtout avec le concours de chômeurs, d'étudiants avancés et de stagiaires diplômés de l'université, le fichier a été entièrement dépouillé, ainsi qu'un échantillonnage représentatif des dossiers. Dans un premier temps, deux mémoires de licence ont été élaborés, concernant les Suisses arrêtés à la frontière et la manière dont les instructions fédérales ont été appliquées dans le canton de Genève entre août 1942 et juillet 1943. Par la suite, l'intérêt du projet ayant incité le Fonds national de la recherche scientifique à accorder un subside, dès le mois de mai 1998, deux chercheuses ont été intégrées au groupe de travail et ont ouvert l'horizon de l'équipe sur d'autres fonds d'archives, notamment celui du Conseil oecuménique des Eglises. Parallèlement, des recherches complémentaires ont été conduites aux Archives départementales de la Haute-Savoie, aux Archives des communautés juives de France et aux Archives fédérales.
Le rapport sur les réfugiés civils arrêtés à la frontière genevoise est remis au Grand Conseil à l'appui du présent document. Son édition, sous forme de brochure et sur Internet, le rendra accessible à un très large public.
Il est donc possible aujourd'hui de répondre aux invites de la motion 1124.
Les différents travaux qui ont paru depuis 1957 sur la politique suisse à l'égard des réfugiés, et en dernier lieu le rapport de la Commission indépendante d'experts dite « Commission Bergier » montrent que la politique restrictive pratiquée à l'égard de certaines catégories de réfugiés dépendait de la responsabilité du Conseil fédéral, notamment depuis août 1942. Mais l'exécution des décisions fédérales reposant en partie sur la collaboration des cantons, il apparaît que l'attitude du gouvernement et de la population du canton ont joué un rôle non négligeable dans la pratique de l'asile à la frontière. Il faut rendre hommage à ceux qui ont pris des risques pour porter secours à des réfugiés menacés et pour les faire échapper à un sort dont on a par la suite mesuré l'horreur. Ce canton doit être reconnaissant à ceux, connus et inconnus, qui ont agi au risque de leur liberté et de leur carrière. Mais pour cette raison même, ces actes de générosité n'ont pratiquement pas laissé de traces dans les documents, sinon par les jugements et les sanctions contre ceux qui s'étaient dévoués et n'avaient pu échapper aux poursuites.
Il est dès lors nécessaire, ainsi que le relèvent d'ailleurs les auteurs de la motion, de reconnaître l'action généreuse et clairvoyante de toutes ces personnes, connues et inconnues, et d'être conscients de la valeur éthique de leurs actes.
Dans sa déclaration adressée au Grand Conseil le 17 février 2000 et largement diffusée par la presse, le Conseil d'Etat a rendu hommage à toutes celles et ceux qui, par leur courage et leur générosité, ont contribué à sauver des vies. Il y a également exprimé ses profonds regrets aux victimes et à leurs familles.
Ne citant aucun nom, le Conseil d'Etat a voulu rendre cet hommage de la même manière à toutes ces personnes, qu'elles soient aujourd'hui connues ou inconnues. Il se réserve toutefois la possibilité, ultérieurement, de s'exprimer à nouveau sur ce sujet.
Conformément à la demande de l'Institut Yad Vashem, et au voeu du Grand Conseil, les données relatives au refoulement des réfugiés à la frontière genevoise ont été rassemblées par le service des Archives d'Etat. Le principal noyau est constitué par le Fonds de l'arrondissement territorial Genève, c'est-à-dire de l'organisme militaire chargé de la surveillance de la frontière pendant la Deuxième Guerre mondiale : soit 25 000 fiches et 12 500 dossiers.
A partir de ces fiches et de ces dossiers a été constituée une base de données informatiques qui complète celle des Archives fédérales exécutée à partir des archives de l'Office fédéral des réfugiés et qui comporte de nombreux « champs », notamment un champ « biographie » qui contient toutes les données que l'on peut trouver dans les dossiers genevois sur les réfugiés. L'ensemble des fiches genevoises a été dépouillé, et quant aux dossiers, un échantillonnage représentatif, déterminé avec le Conseil des statisticiens démographes, traitant des personnes dont le nom commence par la lettre « B », soit 10 % environ, a également été dépouillé. Le dépouillement des dossiers se poursuit selon d'autres critères : nationalités, religions, et bien entendu pour répondre aux demandes ponctuelles des personnes concernées ou de leurs proches qui ne répondent pas aux critères évoqués ci-dessus.
Ce fonds doit être complété par d'autres séries des Archives d'Etat :
Les dossiers matières en provenance du Secrétariat général du Département de justice et police (Cote : Justice et police Eba).
La série des permis de séjour et d'établissement pour étrangers du Contrôle de l'habitant, permettant de connaître les immigrants au bénéfice d'un visa et ou d'un permis de séjour, ainsi que les réfugiés logés à Genève sous contrôle civil.
La série des fiches dactyloscopiques des réfugiés.
Des lots de documents remis à titre privé par quelques officiers sur leur unité, notamment par le commandant de l'arrondissement territorial Genève pendant le service actif (Cote : Militaire W1 et 2).
Les notes de M. Georges Lobsiger concernant « les échanges d'indésirables entre la Suisse et la France et les expulsions en 1939 » (ms. hist. 363).
Les registres d'écrou de la prison de Saint-Antoine.
Les archives de l'Office de placement, contenant les dossiers des réfugiés employés dans des travaux agricoles.
Les cartons en provenance du tribunal militaire, contenant les condamnations de militaires et de civils en relation avec le franchissement de la frontière.
Les mémoires de licence, conservés dans la collection dite des Manuscrits historiques, concernant le problème du refuge et d'autres aspects de l'histoire genevoise durant la Deuxième Guerre mondiale.
En outre, il y aurait lieu de consulter, si elles sont conservées, les archives de la police de sûreté, qui ne se trouvent pas aux Archives d'Etat.
Ces séries, qui offrent encore de nombreuses possibilités à la recherche historique, doivent cependant être complétées par les documents conservés dans d'autres dépôts d'archives, notamment :
a) Les documents relatifs aux réfugiés conservés aux Archives fédérales suisses, inventoriés dans le volume de Guido Koller et Heinz Roschewski, sous la direction de Andreas Kellerhals-Maeder, Flüchtlingsakten 1930-1950. Thematische Übersicht zu Beständen im Schweizerischen Bundesarchiv, Bern, 1999.
b) Les archives du Conseil oecuménique des églises, qui contiennent notamment des dossiers sur les personnes, juives ou non, portées par les églises réformées et catholiques de France sur les listes dites de « non refoulables », et l'abondante correspondance du pasteur Adolf Freudenberg, qui s'efforçait de faciliter le passage en Suisse des réfugiés.
c) Les archives du Comité international de la Croix-Rouge et de l'Agence centrale de recherches des prisonniers de guerre.
d) Les archives départementales de la Haute-Savoie, où l'on trouve beaucoup de documents sur les relations transfrontalières à l'époque de la Deuxième Guerre mondiale, et notamment sur les personnes refoulées et remises à la police française.
e) Les archives de l'Organisation (juive) de secours aux enfants.
La consultation des documents conservés aux Archives d'Etat est ouverte aux chercheurs comme aux personnes concernées, conformément à la législation applicable aux archives publiques.
Point n'est besoin de démontrer ici le caractère souvent très sensible d'informations contenues dans les dossiers de l'arrondissement territorial de Genève et qui concernent des personnes en vie ou disparues depuis peu et qui ont laissé des proches.
Si le but scientifique qui motive la démarche du chercheur lui impose de consulter des dossiers pouvant contenir des informations sensibles, au sens de la législation sur la protection des données et de la personnalité, il lui appartient de se conformer à cette législation lors de la publication de son travail, au besoin de s'y engager.
Des accords ont été conclus entre l'Institut Yad Vashem, le US Holocaust Memorial Museum et les Archives fédérales suisses concernant l'échange d'information et de documents consignés sur des supports traditionnels ou informatiques, en particulier la base de données des Archives fédérales suisses, complétée par les informations genevoises, sera remise à ces institutions par les soins des Archives fédérales.
De nombreuses informations sont et seront publiées sous la forme des travaux des chercheurs qui ont travaillé et qui travailleront sur les fonds des Archives d'Etat. Outre le rapport sur les recherches effectuées aux Archives d'Etat, préfacé par le professeur Jean-Claude Favez, remis à l'appui du présent document, on peut consulter les mémoires de licence suivants, soit à la bibliothèque de la Faculté des lettres, soit aux Archives d'Etat :
a) Corinne Leboissard, Passages clandestins de Suisses à la frontière franco-genevoise durant la Seconde guerre mondiale, Genève, 1997.
b) Pierre Flückiger, Réfugiés et pratique de l'asile à Genève pendant la Deuxième Guerre mondiale, Genève, 1998.
La question de la publication imprimée ou informatique de listes de personnes admises ou non à l'asile est distincte de celle de l'accès aux dossiers et fichiers.
Considérant la finalité d'une telle publication, laquelle consiste à faciliter aux proches de disparus la recherche d'informations, il est légitime de procéder à cette publication et le Conseil d'Etat donnera les instructions nécessaires dans ce sens.
Prenant cependant en compte la légitime discrétion dont certains souhaitent entourer cette partie de leur vie, souvent douloureuse, il y a lieu de veiller à ce qu'aucune information autre que le nom, le prénom, la date de naissance, la nationalité et le fait d'un enregistrement à la frontière ne soit mentionnée.
En réalité, la publication de cette liste, sans garantie d'exactitude ni d'exhaustivité, indique seulement la présence d'une personne à nos frontières à un moment donné, il y a un demi-siècle, sans qu'il soit possible de savoir, sans recherche supplémentaire, le motif de cet enregistrement ou la suite donnée. En cela, la liste qui sera publiée se distingue totalement de celles portant distinctement sur des personnes refoulées ou admises à l'asile ou encore de personnes enregistrées pour d'autres motifs.
Relevons à cet égard que, par l'intermédiaire de l'Administration fédérale, différentes listes extraites de la base de données constituée aux Archives d'Etat ont été remises aux autorités judiciaires américaines dans le cadre de l'accord entre les grandes banques suisses et les auteurs de plaintes collectives relatives aux réfugiés refoulés. Lesdites autorités judiciaires se sont engagées à respecter les principes du droit suisse en matière de protection des données et de la personnalité.
Le Conseil d'Etat désire souligner l'importance et la qualité du travail de recherche accompli sous la direction des Archives d'Etat. Il entend, en particulier, le valoriser et poursuivre cette démarche par la constitution d'un recueil de témoignages sous forme audiovisuelle, de manière à remplir au mieux le voeu exprimé de faire toute la lumière sur le rôle de notre canton durant la Deuxième Guerre mondiale.
Débat
M. Bernard Lescaze (R). Je tiens d'abord à remercier le conseiller d'Etat Cramer pour sa réponse très complète. Je tiens aussi à féliciter les autorités genevoises d'avoir mis sur Internet la liste dite «genevoise» des 23 800 personnes qui ont franchi la frontière avec leur nom, leur prénom et la date de l'événement.
Je regrette malgré tout que l'on ne publie pas la liste des 11 885 personnes qui ont été officiellement accueillies dans le canton de Genève, selon une liste dressée par les Archives fédérales. La liste des Archives fédérales est différente de la liste genevoise - elle est probablement plus utile de ce point de vue là - car elle bénéficie de codes : le «3+» qui signifie que les gens ont été accueillis, le «3-» qui signifie qu'ils ont été refoulés.
Alors, pour éviter diverses appréciations, on pourrait faire une simple soustraction, 23 800 moins 11 885, et dire que le nombre des refoulés à la frontière genevoise - de n'importe quel refoulé, que ce soit pour des raisons politiques, religieuses, de race ou autres - s'élève à 11 915... Je n'irai pas jusque-là, mais je tiens ici à rendre hommage, d'abord, au rapport intéressant qui a été fait sous la direction des archives d'Etat, ensuite, au travail qu'est en train d'effectuer Mme Ruth Fivaz-Silbermann, qui aboutit d'ailleurs à des conclusions assez différentes et, d'une certaine manière, plus heureuses pour l'attitude des Genevois pendant la guerre.
Je me déclare, en conclusion, malgré tout satisfait par cette réponse.
M. Albert Rodrik (S). Il y a effectivement lieu de remercier l'actuel et le précédent chef du département de l'intérieur, pour avoir su donner et maintenir l'impulsion pour que ce travail important se fasse.
En effet, dans des circonstances délicates, la manifestation d'une volonté politique n'est pas superflue. Il faut remercier également la direction des archives cantonales et l'équipe de chercheurs sous la direction du professeur Favez. Des circonstances fortuites ont rendu Genève, toute la collectivité genevoise, gardienne d'un dépôt que je n'hésite pas, en raison de l'Histoire qui est derrière, à qualifier de «sacré» et qui implique responsabilité et devoir. En cela aussi, nous devons remercier le gouvernement d'avoir permis à Genève de commencer à mettre en lumière des pages d'histoire.
C'est pourquoi je ferai deux remarques à propos de deux erreurs à ne pas commettre :
La première, c'est de considérer, parce que ce travail fort important et fort utile a été effectué, que la cause est entendue et que c'est terminé, qu'il ne faut plus en parler...
Non, Mesdames et Messieurs, nous commençons ! Nous sommes aux premiers pas, non seulement des listes et des comptabilités, mais du regard introspectif que doit porter toute la collectivité suisse sur son histoire, sans crainte, avec sérénité, parce que personne n'a jamais prétendu que vivre au milieu de l'océan de la peste brune ait été facile ! Ce travail de mémoire, ce travail d'élucidation de notre comportement collectif ne fait que commencer : il doit continuer.
La deuxième erreur à ne pas commettre, c'est de faire en sorte que ce qui est relaté ici et qui n'est que le début ne serve pas de leçon pour ce que nous faisons aujourd'hui. Et de ce point de vue là, Mesdames et Messieurs, je ne suis pas glorieux, je ne suis pas heureux et je ne suis pas fier... En effet, ce que nous avons fait depuis quinze ans du droit d'asile dans ce pays ne me rend pas fier et ne me permet pas de dire que nous avons appris quelque chose de cette publication et d'autres publications.
Je ne m'étendrai pas plus, mais, je le répète, considérer que le travail est terminé est une erreur capitale. Considérer que c'est sans utilité pédagogique pour aujourd'hui est une erreur encore plus capitale ! (Applaudissements.)
M. Robert Cramer. J'ai été sensible aux remerciements qui ont été adressés au Conseil d'Etat pour avoir mené les travaux qui sont relatés dans le rapport que nous avons rédigé à la suite de la motion de MM. Hiler, Lescaze et Longet.
Vos interventions m'amènent à vous donner quelques précisions supplémentaires quant à l'esprit dans lequel nous avons travaillé.
Le choix qui a été fait a consisté à mettre à la disposition de la collectivité des chercheurs la totalité des données dont nous disposions. C'est un choix modeste, mais en même temps un choix, je crois, que peu ont fait. C'est un choix modeste en ce sens que nous estimons que ce n'est pas à l'Etat d'avoir une vérité officielle sur le regard qu'il faut porter sur cette époque de guerre. Ce n'est pas à l'Etat d'avoir une vérité sur ces questions. Ce n'est pas à l'Etat de désigner les bons et les mauvais. Je crois que chacun peut tirer ses propres conclusions !
En revanche, ce qui est de la responsabilité de l'Etat, c'est de faire en sorte que toutes les données soient à la disposition de chacun. Ce qui est de la responsabilité de l'Etat, c'est de faire en sorte que ces données ne soient pas réservées à une collectivité d'initiés soigneusement choisis, dont la qualité première serait peut-être d'être reconnus par l'institution universitaire genevoise ou autre, mais qu'elles soient à la disposition de la collectivités des chercheurs. Par exemple, un chercheur israélien pourra, dans des conditions égales, y avoir accès pour les interpréter et les discuter, nous amenant ainsi son regard dans cette construction que nous faisons de ce qui s'est passé durant une période historique.
Il n'a pas été simple d'arriver à convaincre les uns et les autres de cette nécessité de transparence. Et j'en veux pour preuve des communications encore toutes récentes avec les Archives fédérales.
J'ai ici un e-mail du 30 novembre - vous voyez que ce n'est pas ancien - qui fait état des «grognements», entre guillemets, qu'a suscités aux Archives fédérales le fait que nous ayons publié sur Internet les noms et la nationalité de toutes celles et de tous ceux qui ont passé la frontière à Genève dans le cercle de l'arrondissement territorial durant la période de la guerre et qui se trouvent dans nos fichiers. Ces «grognements» sont dus d'abord à une espèce de revendication de propriété des Archives fédérales qui nous demandent comment nous avons pu divulguer ce genre de données sans les consulter, dans la mesure où ces archives ont été constituées pour les autorités fédérales et qu'elles ressortiraient donc de la compétence des Archives fédérales. Au-delà de cela, les préoccupations exprimées relèvent de la protection des données.
Mais je vous dirai que j'assume le choix qui a été fait !
A un certain moment, la question de la publication des données s'est posée. J'ai donc demandé que l'on consulte des juristes spécialisés dans ce domaine. Ceux-ci ont dit que cette affaire était très délicate et que publier ces données posait des problèmes, mais qu'on ne pouvait pas affirmer non plus qu'il n'était pas possible de les publier. Dès lors - c'est là que se situe la responsabilité politique - le Conseil d'Etat a estimé qu'il nous appartenait, puisque nous traitions ces données, de prendre un certain nombre de décisions à leur sujet et qu'à la suite de la motion du Grand Conseil et avec l'appui du Grand Conseil nous pouvions prendre la décision de les publier, puisqu'elles avaient été mises à notre disposition par les Archives fédérales qui, du reste, n'avaient pas voulu les reprendre lorsque, il y a une quinzaine d'années, nous le leur avions proposé.
Pouvait-on en publier d'autres ? Pouvait-on aller plus loin et pouvait-on, notamment, faire la présentation suggérée par M. Lescaze ? Je vous dirai honnêtement tout d'abord que nous n'y avons pas vraiment songé... Cette proposition vient maintenant dans le débat... Mais je vous dirai que la question s'est posée de savoir si nous devions publier d'autres renseignements, notamment s'il était possible d'identifier les personnes refoulées et celles qui ne l'avaient pas été. Il a semblé, suite aux avis recueillis, que cela aurait constitué un pas de trop par rapport à la sphère personnelle des personnes concernées.
Toutefois, dès lors que tous les noms sont publiés, que les nationalités et les dates permettent plus facilement d'identifier les personnes, il nous semble normal que les ayants droit, ceux qui ont un intérêt à en savoir plus, puissent s'adresser, dans les conditions prévues par notre législation, aux archives du canton qui ont le devoir de donner les renseignements nécessaires.
Par ailleurs, ces renseignements sont aujourd'hui à la disposition de la collectivité des chercheurs. J'entends l'affirmer encore une fois.
Pour répondre à l'intervention de M. Rodrik, je dirai simplement que, bien sûr, cette récolte de données - et c'est d'ailleurs en ce sens que les archives de l'Etat ont fait une publication - n'est qu'un début. Il s'agit simplement de la mise à disposition des chercheurs d'un matériel brut, qui devra maintenant être exploité pour nous permettre de mieux comprendre ce qui a pu se passer durant cette période.
L'Etat de Genève, pour sa part, pense qu'il y a, à travers ces archives et aussi à travers le témoignage d'un certain nombre de personnes que nous avons pu découvrir en constituant tout ce matériel, la nécessité d'effectuer un travail de mémoire supplémentaire. Et nous vous le disons dans notre réponse à la motion : il existe encore parmi nous, dans notre collectivité ou dans d'autres pays, un certain nombre de témoins de cette époque. Ces témoignages doivent encore être recueillis. C'est en ce sens que le Conseil d'Etat soutient les travaux d'Archimob : il souhaite, au-delà du travail déjà planifié par Archimob, que le maximum de témoignages soient recueillis sur ce qui s'est passé dans l'arrondissement territorial de Genève, de sorte que nous maintenions le plus possible cette mémoire vivante, cette mémoire qui a une valeur d'archives, ces archives qui ne sont pas du papier mais des vies d'hommes et de femmes.
Enfin, nous pensons qu'il serait souhaitable que tout ce travail de constitution d'un fonds de documentation puisse déboucher sur quelque chose qui soit destiné au grand public, par exemple sous la forme d'un film qui serait susceptible de passer à la télévision. Et à cet égard nous sommes en contact avec un certain nombre de personnes qui se proposent de se lancer dans une réalisation de ce type. Nous attendons que des projets nous soient proposés et, lorsqu'un projet présentera les garanties nécessaires, le Conseil d'Etat s'engage d'ores et déjà à le soutenir. Ainsi, le matériel qui a été recueilli aura un retentissement plus important que celui qu'il a trouvé jusqu'ici, parmi ceux qui s'intéressaient le plus à ces questions ou les chercheurs.
Le Grand Conseil prend acte de ce rapport.