République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 23 juin 2000 à 17h
54e législature - 3e année - 9e session - 37e séance
R 425
Le président. Mesdames et Messieurs les députés, nous avons voté, le 9 juin 2000, la résolution 425, à l'appui de trois considérants :
- tout d'abord : la tenue à Genève, du 26 au 30 juin 2000, d'une session spéciale de l'Assemblée générale de l'ONU - événement exceptionnel - sur le suivi du sommet mondial pour le développement social, réunion qui honore notre canton;
- ensuite : le grand respect que le législatif genevois a toujours manifesté envers les organismes internationaux et les ONG;
- enfin : la fierté et la reconnaissance de nos concitoyens de voir l'ONU et de nombreux organismes internationaux, gouvernementaux et non gouvernementaux, siéger à Genève.
Cette résolution demandait à votre Bureau, Mesdames et Messieurs les députés, d'inviter un représentant de la délégation de l'ONU et un représentant de la délégation des ONG, afin de leur offrir l'occasion de venir présenter au Grand Conseil, en marge de notre ordre du jour, les enjeux de ce «Sommet social». C'est ainsi que j'ai le plaisir, en votre nom, de recevoir M. François Houtart, sociologue, professeur honoraire et Directeur de l'organisation «Centre Tricontinental» à Bruxelles, et M. Juan Somavia, Directeur général de l'OIT.
Je vais tout d'abord donner la parole à M. François Houtart, professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Comme je l'ai déjà dit, M. Houtart est sociologue et dirige le «Centre Tricontinental» à Bruxelles. Il dirige également la publication «Alternative Sud». M. Houtart est aussi président de la Ligue internationale pour les droits et la libération des peuples. Il est secrétaire du Forum mondial des alternatives. M. Houtart a travaillé sur le terrain dans différents continents et a mené des travaux de recherche, particulièrement en Asie et en Amérique latine.
Merci de votre présence, Monsieur Houtart ! Je vous donne la parole.
M. François Houtart. Mesdames et Messieurs, le meilleur hommage que je puisse rendre à cette assemblée, qui me fait l'honneur de m'inviter, est la franchise. J'intitulerai donc cette brève intervention : «Il est temps de renverser le cours de l'histoire».
Vous avez voulu entendre un point de vue, parmi d'autres, en provenance du monde des mouvements sociaux et des secteurs non gouvernementaux, parce que vous êtes conscients que la démocratie ne s'épuise pas dans la voie parlementaire. Face au pouvoir grandissant des acteurs économiques, face au rétrécissement du champ d'action du secteur public, face à l'instrumentalisation des institutions politiques, notamment sur le plan international, par les intérêts économiques particuliers, il est indispensable de donner la parole à ce qu'on appelle aujourd'hui «la société civile» - vous l'avez compris.
Cette dernière constitue l'espace situé entre le prince et le marchand, c'est-à-dire entre l'Etat et le marché. Elle est un espace de contradictions et non pas ce lac tranquille que l'on nous présente si souvent. Elle est le lieu même des luttes sociales, à l'échelle mondiale aujourd'hui, entre ceux qui ont la capacité de dominer les rapports marchands et ceux qui forment la foule inutile des non-consommateurs, entre ceux qui peuvent organiser politiquement le monde et ceux qui subissent l'hégémonie, entre ceux qui mondialisent leur culture et ceux qui sont culturellement marginalisés.
Cette vision qui peut sembler assez manichéenne représente cependant, malgré l'énorme diversité des situations, la structure fondamentale de ce que nous vivons aujourd'hui. Tout cela pour vous dire que ce n'est pas n'importe quelle voix de la société civile que j'essayerai de répercuter, mais bien celle d'en bas.
A l'occasion de l'Assemblée générale des Nations Unies faisant le point sur la situation sociale dans le monde, il est bon d'établir un bilan. Non seulement les chiffres de la pauvreté sont effrayants mais, malgré certains progrès, on assiste à une augmentation en chiffres absolus. La Banque mondiale estime qu'en 2008 ce nombre n'aura pas bougé. Selon le FMI, un cinquième de la population mondiale a régressé au cours des dernières années. La Banque mondiale explique aujourd'hui que la pauvreté est un phénomène complexe, pas seulement mesurable en terme de revenus mais qui comprend aussi la faim, un logement insalubre, l'absence d'eau potable, les maladies non soignées, les enfants sans éducation, la peur du lendemain et bien souvent un environnement pollué. Le PNUD affirme à propos du Brésil que la principale explication de la pauvreté est la forte concentration des revenus. Enfin, le secrétaire général des Nations Unies lui-même, Kofi Annan, déclare que les inégalités sociales sont le principal obstacle à l'application des mesures de Copenhague.
En effet, voyons les chiffres. La moitié de l'humanité se trouve en dehors du circuit de la richesse, soit 2,8 milliards de personnes qui ne dépassent pas le seuil de 2 dollars de revenu par jour, alors que 1,2 milliard de personnes vivent en dessous du seuil de 1 dollar par jour, et cela n'a guère bougé depuis cinq ans ! C'est bien cela qui fait dire à M. Wolfensohn, le directeur de la Banque mondiale, qu'il faut repenser le développement. Or, les objectifs des Nations Unies restaient très modestes à Copenhague : diminuer l'extrême pauvreté de moitié avant l'an 2015, c'est-à-dire en vingt ans; en d'autres mots, accepter que, dans vingt ans, 600 à 700 millions d'êtres humains vivent encore dans la misère, alors que jamais l'humanité n'a disposé d'autant de moyens pour résoudre ce problème !
Mais il ne suffit pas de constater, il faut aussi analyser les mécanismes. La pauvreté n'est pas un phénomène naturel comme la pluie ou le soleil : c'est un processus social. Certes, elle a toujours existé dans l'histoire, mais jamais elle n'a été aussi étendue et jamais elle n'a été construite par des mécanismes économiques et politiques aussi puissants. C'est ce que nous avons voulu montrer dans un numéro de la revue Alternatives Sud intitulé : «Comment se construit la pauvreté ?».
Elle a augmenté dans nos sociétés occidentales avec l'abandon progressif des politiques keynésiennes à partir de la fin des années 70. Cela déboucha sur l'effritement des protections sociales, la précarisation de l'emploi, les délocalisations, la compétitivité comme valeur centrale, la création d'exclusions, et se traduisit aussi par un accroissement de la rétribution du capital et une diminution relative de celle du travail. Cela s'est aussi manifesté par la suprématie du capital financier sur le capital productif.
Dans les périphéries - le Sud - malgré la fin du colonialisme, le contrôle et l'absorption des richesses par le Nord restent tous les deux très importants. Les mécanismes sont divers : la fixation des prix des matières premières et des produits agricoles ; le service de la dette, signifiant souvent une part majeure des revenus de l'exportation ; le taux de rétribution des capitaux étrangers, surtout à court terme ; l'évasion des capitaux locaux vers le Nord ou vers les paradis fiscaux. Bref, le flux financier du Sud vers le Nord est considérablement plus élevé que le contraire, au point que Dom Helder Camara, l'archevêque de Recife, au Brésil, disait : «Doit-on parler de l'aide des pays développés aux pays sous-développés ou du contraire ?».
Il faut ajouter à cela les programmes économiques et sociaux imposés par les organismes financiers internationaux et dont les conséquences sociales négatives sont reconnues aujourd'hui par eux-mêmes : les programmes d'ajustements structurels, l'orientation vers l'exportation au détriment des cultures vivrières, les privatisations qui équivalent à une réelle piraterie à cause du bradage des biens publics, la dénationalisation des patrimoines nationaux, etc. Bref, c'est comme si, après avoir placé le Sud dans une camisole de force, on lui disait : «Lève-toi et marche !». D'un côté, donc, on élabore des programmes pour éradiquer la pauvreté et, de l'autre, on continue à la construire.
En octobre dernier, je me trouvais à Washington, au siège de la Banque mondiale. Sur un grand mur intérieur, il y avait l'inscription suivante : «We have a dream : a world free of poverty» : «Nous avons un rêve : un monde libéré de la pauvreté». J'ai eu l'envie d'y ajouter : «And thanks to the World Bank, it remains a dream !» : «Et grâce à la Banque mondiale, cela reste un rêve !». En effet, le marché est un rapport social où le plus fort gagne. Les investissements privés, qui aujourd'hui prennent le pas sur l'aide publique dans les rapports Nord/Sud, n'ont pas pour but le développement mais la rentabilité. Le marché est toujours régulé. Aujourd'hui, il l'est sur le plan mondial par l'OMC, par la Banque mondiale, par le FMI, essentiellement en faveur du capital. Une telle régulation est appuyée par la force économique, politique, même militaire. Les conditions d'accès au crédit sont l'adoption de l'économie de marché et la good governance. Thomas Friedmann, conseiller de Mme Albright, n'hésite pas à écrire dans le «New York Times Magazine» de mars 1999 : «La main invisible du marché ne fonctionne pas sans un poing invisible. Mc Donald's ne peut se répandre dans le monde sans Mc Donnell Douglas qui a conçu le F 15. Et la garantie à l'expansion mondiale des technologies de la Silicon Valley a pour noms : l'armée, l'aviation, la flotte et le Marine Corps des Etats-Unis.»
Nous assistons, il ne faut pas se le cacher, à un énorme enjeu de luttes qui opposent des groupes et des classes sociales dans le monde. Il y a des millions d'exclus qui se sont souvent vus dépouillés des maigres acquis obtenus au cours des dernières décennies. Ainsi, les salaires réels ont parfois baissé de plus de la moitié, suite aux crises financières au Mexique ou en Indonésie ! Si l'économie est l'activité humaine destinée à fournir à l'ensemble des êtres humains dans le monde la base matérielle nécessaire à la vie physique et culturelle, le système capitaliste actuel, qui se targue d'être le plus efficace pour la production des biens et des services, s'avère globalement le plus économiquement inefficace que l'humanité ait connu dans son histoire !
L'opposition se construit entre un monde organisé sur des bases légales, et donc doué de respectabilité, et ceux du dehors. Le droit des affaires aujourd'hui contredit le droit des peuples. Tout devient de plus en plus virtuel et donc impalpable. Les sociétés sont dirigées par ceux, comme le dit Robert Reich, professeur à Harvard, qui manient les symboles, mais on oublie que derrière les symboles, fussent-ils monétaires, il y a des êtres humains ! La spéculation financière se traduit en récessions, les récessions en chutes de niveau de vie, les chutes de niveau de vie en morbidité, en régressions culturelles, en sources de mort ! Le secret bancaire devient un instrument de lutte des classes, l'évasion fiscale renforce le pouvoir des nantis, les paradis fiscaux abritent une criminalité économique qui, selon certaines estimations, concerne plus d'un quart de l'économie mondiale !
Alors, comment s'étonner que les réactions montent ? Que les paysans sans terre du Brésil s'organisent pour occuper les latifonds ? Que les ouvriers de Corée du Sud se mettent en grève pour sauvegarder leur emploi - en Asie, plus de 10 millions de travailleurs l'ont perdu avec la crise financière ! - et qu'ils protestent contre la confiscation de leur économie par le capital étranger ? Comment s'étonner que les Dalits - les hors castes de l'Inde - se révoltent face à la suppression des subsides aux aliments de base, ou que les habitants du Chiapas, au Mexique, s'opposent au traité de libre-échange avec les puissants du Nord ? Comment ne pas comprendre le mouvement des chômeurs en Europe, la Marche des femmes 2000 face à la féminisation de la pauvreté, le Jubilé 2000 pour l'abolition de la dette du tiers-monde, les résistances contre le démantèlement des services publics, la dégradation de la valeur du travail ? Que les jeunes exigent d'autres valeurs que la compétitivité, l'excellence qui écrase, l'argent qui peut tout ?
Oui, face à la mondialisation du capital, on assiste à une mondialisation des résistances et des luttes ! Et croyez bien que, malgré ce qu'on dit et ce qu'on écrit en disant qu'il s'agit de l'anti-mondialisation - c'est une manière de ridiculiser ce mouvement - ce que ces gens veulent, c'est une autre mondialisation. Voilà pourquoi tout n'est pas noir dans le tableau. Des millions de personnes se réveillent dans le monde pour dire non ! Ce sont les paysans sans terre, les pauvres urbains, les ouvriers, les peuples indigènes, les femmes, les défenseurs de l'environnement, les classes moyennes vulnérabilisées.
Ils ne se contentent pas cependant de dire non. Dans certains cas, leur force est parvenue à arrêter certains processus et à en mettre d'autres en route. Oui, la pauvreté a diminué en chiffres proportionnels grâce aux luttes sociales ! L'organisation populaire est telle que des économies souterraines, véritables stratégies de survie, permettent qu'ils ne disparaissent pas complètement. Et dans certains pays, cette économie souterraine représente jusqu'à 75% de l'activité économique !
Le discours dominant actuel consiste à dire qu'il n'y a pas d'alternatives au système de marché capitaliste. Au mieux, ce discours prétend qu'il faut prendre le temps et que l'humanisation du capitalisme se fera progressivement... Oublions-nous que les acteurs du capitalisme sauvage dans le Sud sont souvent les mêmes que ceux du capitalisme civilisé dans le Nord ? Oublions-nous que chaque génération qui passe se traduit en un génocide qui n'est pas comparable à ceux que nous avons connus au cours du XXe siècle ? Selon les Nations Unies, la faim fait 40 millions de victimes par an, et le Prix Nobel de l'économie, Amartya Sen, a bien montré que ce n'était pas un problème physique mais bien social et politique !
Or, il y a des alternatives. Pas seulement à long terme mais aussi à court terme : pensée théorique et expérience pratique sont là pour le prouver. On argue de la chute des régimes de l'Est pour dire que le changement est illusoire, sans même analyser les causes de cet échec. On ne tient pas compte de l'énorme pouvoir de ceux qui ne veulent pas qu'il y ait d'alternatives. Pourquoi au Nicaragua détruit-on ce qui reste des coopératives agricoles pour construire une nouvelle classe de propriétaires terriens ? Parmi les alternatives - je n'aurai malheureusement pas le temps d'aborder ce sujet - la première consiste à lever les obstacles au développement que nos systèmes économiques et politiques imposent, tant aux classes populaires de nos propres pays qu'aux nations du Sud. Nous imposons aux autres une bonne gouvernance. Que faisons-nous pour appliquer ces mêmes principes dans nos sociétés ?
C'est parce qu'il existe des alternatives que l'espérance n'est pas morte ! C'est parce qu'il existe des ressorts éthiques qui motivent l'action que se construisent des forces sociales faisant contrepoids ! C'est parce que des convergences sont en train de naître qu'un avenir est envisageable !
Cependant, Mesdames et Messieurs, pour qu'un tel projet puisse se réaliser, il est temps de renverser le cours de l'histoire ! (Vifs applaudissements de toute l'assemblée.)
Le président. Je vous remercie, Monsieur François Houtart.
Je vais maintenant donner la parole à M. Juan Somavia, Directeur général de l'Organisation internationale du travail. M. Juan Somavia est originaire du Chili. Il est avocat de profession et a notamment fait des études de droit et de sciences économiques à l'université de Paris. Il a entre autres reçu le Prix de la paix Leonidas Proano, décerné par l'Association latino-américaine des droits de l'homme.
Il fut, en 1968, ambassadeur, conseiller du ministre chilien des Affaires étrangères pour les questions économiques et sociales; en 1971, professeur au Département des sciences politiques de l'université catholique du Chili; en 1976, membre du conseil d'administration et vice-président pour l'Amérique latine de l'agence de presse du tiers monde Interpress Service, à Rome; en 1983, président de la Commission internationale de la Coalition démocratique du Chili; en 1993, président du Conseil économique et social de l'ONU; en 1993, également président du Comité préparatoire du Sommet mondial pour le développement social tenu à Copenhague en 1995; en 1996, il fut président du Conseil de sécurité de l'ONU; en 1996 également, président du Conseil de l'Institut de recherche de l'ONU pour le développement social à Genève.
Monsieur Juan Somavia, je vous donne la parole.
M. Juan Somavia. Merci beaucoup et merci de votre invitation. Je crois que tous les sujets dont nous discutons aujourd'hui sont des sujets politiques clés pour l'avenir de nos sociétés.
Monsieur, je suis très content de votre intervention que nous avons écoutée avec beaucoup d'intérêt et qui a été très applaudie, parce que son contenu touche le coeur des questions qui seront à l'ordre du jour du Sommet social. Le ton et la conviction de votre présentation nous rappellent que l'engagement et la capacité de définir le problème clairement sont absolument essentiels dans ce moment de l'histoire, et je vais me référer à quelques-unes des questions que vous avez soulevées qui sont tout à fait centrales.
Je souligne tout d'abord que Genève 2000 est un jalon pour un développement social pour tous. Et il est vraiment juste que Genève soit l'hôte de cette rencontre, puisqu'elle est la ville où des progrès majeurs sur la politique sociale internationale ont été accomplis depuis le siècle dernier. Le social, l'humanitaire, les droits de l'homme et les droits des travailleurs depuis 1919 à l'OIT ont comme domicile international, Genève.
Mais nous sommes ici pour penser Copenhague +5, Genève 2000. Pour commencer, je dois vous dire que les choses ont empiré depuis Copenhague : la pauvreté a encore gagné du terrain. La Banque mondiale dit que rien ne se passera d'ici 2008, mais, si on examine la situation un peu plus en profondeur, on peut constater que la pauvreté est en progression dans nombre d'endroits. Le travail devient de plus en plus précaire et la cohésion sociale de plus en plus difficile. La conclusion centrale que nous devons tirer de cette analyse, c'est que nous avons bien défini le problème à Copenhague et que le diagnostic était correct. Dans le même temps, nous avons établi des desseins politiques à même de changer le cours des choses, mais nous savions bien que l'économie était globale, ce qui allait à l'encontre de ces buts. Nous avons décidé à Copenhague que nous allions tout de même donner le bénéfice du doute à cette économie globale, car nous imaginions que le cours des choses pouvait être changé s'il y avait une réelle volonté pour cela.
Cinq ans après, nous devons bien constater que cela a échoué. L'économie globale nous a démontré que, dans le système actuel tel qu'il fonctionne aujourd'hui, la possibilité de réduire les incertitudes et d'augmenter la capacité de cohésion sociale est très limitée. En conséquence, en voyant qu'il est tellement difficile d'orienter l'économie globale dans une direction qui serait une solution de ces problèmes nous devons nous demander ce qu'il faut faire.
Alors, que devons-nous faire ? La première chose, c'est d'analyser un peu plus profondément les propos de ceux qui disent - c'est une réaction qui est assez répandue - que la globalisation est irréversible et que la seule possibilité que nous avons est de nous adapter à ce nouveau phénomène... Ma réponse est double : c'est vrai pour certaines choses, mais c'est tout à fait faux pour d'autres !
C'est vrai si on regarde le changement et la révolution de l'information et de la communication. Il est évident que cela représente un changement profond des bases technologiques de nos sociétés. Si nous remontons le temps de ces deux derniers siècles, nous trouvons des changements et des sauts technologiques qui se sont produits à certains moments. Le changement dont nous parlons va encore s'amplifier et créer un écart considérable, mais il ne disparaîtra pas dans le futur, car nous sommes au tout début de ce changement technologique et de ses effets sur nos sociétés.
Par contre, ce que je trouve tout à fait réversible - franchement - ce sont les politiques qui ont accompagné ce processus de développement technologique, que ce soient les politiques macro-économiques, que ce soient les politiques financières, que ce soient les politiques de commerce international, que ce soient les politiques sociales, que ce soient les politiques de développement. Il n'y a absolument rien d'irréversible dans ces politiques ! Et, donc, cette idée que ce phénomène serait biologique ou atmosphérique, comme le soleil qui se lève le matin et qui se couche le soir, est tout à fait fausse. Il est le résultat de décisions prises pour faire fonctionner le marché d'une certaine façon, et, par conséquent, cela peut être changé !
On peut mener une politique macro-économique qui stimule l'emploi plus efficacement que ce n'est le cas aujourd'hui. On peut mener une politique financière différente. Bien sûr, après la crise asiatique, on est allé un peu trop loin dans la dérégulation financière et on ne peut pas accepter los capitales golondrinas comme on dit en espagnol, qui circulent dans le monde. Je ne dis rien de nouveau, ce sont des évidences mêmes ! On peut mener des politiques de commerce international qui font tout de même l'effort de faire bénéficier une centaine de pays en voie de développement qui ne sont touchés ni par le commerce international ni par les investissements internationaux. On sait bien que le social est la clé. Le modèle social européen est un des débats importants de l'Europe. Les tensions entre le marché et les valeurs européennes se sont exprimées dans un modèle social européen. Ces luttes pour le maintien des valeurs sont nécessaires dans toute société mais il ne faut pas perdre de vue les valeurs directrices.
Tout cela pour dire que nous devons tout d'abord comprendre que la mondialisation, cette forme de fonctionnement de l'économie globale, a échoué, de mon point de vue, car elle ne répond pas aux besoins des majorités dans le monde. On ne peut pas continuer à croire que la seule façon de changer est de s'adapter toujours plus vite à un phénomène qui ne répond pas aux besoins des gens. Ce problème est donc profond, au coeur de la politique, et il n'a rien à voir avec le fait d'être pour ou contre le marché.
Il est évident qu'un changement de pouvoir du public au privé a des conséquences. Quand vous prenez une décision publique comme vous le faites ici, vous pensez aux intérêts communs, aux citoyens - à la limite, vous pensez aux électeurs... Quand vous prenez des décisions dans le monde du privé, vous pensez au marché, aux actionnaires, aux consommateurs. S'il y a changement de pouvoir d'un côté à l'autre, les références sur lesquelles on se base pour prendre les décisions changent radicalement. C'est l'évidence même ! Cette notion selon laquelle une partie de la globalisation...
Le président. Excusez-moi, Monsieur Somavia, il y a un oiseau qui vient d'entrer dans la salle ! J'espère que c'est la colombe de la paix !
M. Juan Somavia. Ou le Saint-Esprit !
Le président. Nous allons éteindre la lumière pour le faire sortir ! Excusez-nous ! (L'oiseau sort de la salle.) Nous allons allumer à nouveau la salle.
Vous pouvez poursuivre votre exposé, Monsieur Somavia.
M. Juan Somavia. Cette notion selon laquelle une partie essentielle de la globalisation reposerait sur l'affaiblissement de l'Etat est tout à fait erronée. C'est au contraire quand on passe de la dérégulation nationale au manque de régulation globale - c'est exactement là où on se trouve aujourd'hui - que ce phénomène requiert des Etats plus forts - et non des Etats plus faibles.
Ayant dit cela, il est évident que l'Etat doit être plus efficace, moins bureaucratique : nous avons tous des histoires horribles pour illustrer la bureaucratie de l'Etat. Mais l'idée que l'on va établir des sociétés équilibrées en renforçant le marché et en affaiblissant l'Etat est franchement totalement impensable ! Et cela se trouve au coeur de votre lutte pour le maintien du modèle social européen.
La situation montre que le Nord devient plus égoïste - vos sociétés deviennent plus égoïstes. Cela est en relation directe avec la globalisation, parce que même quand les conditions économiques s'améliorent, même quand la situation de l'emploi s'améliore, même quand les conditions de travail s'améliorent, l'insécurité et l'incertitude persistent.
Prenons, par exemple, une famille de classe moyenne aujourd'hui dans le monde - cela ne concerne pas seulement les exclus - un couple de 50 ans qui a des enfants de 25 ans. Eh bien, ils se demandent si leurs enfants auront les mêmes possibilités que celles qu'ils ont eues, si leur vie sera plus complexe et plus difficile que la leur. Les choses sont plus difficiles, car les enfants restent plus longtemps à la maison et ils se marient plus tard, ce qui fait que les parents sont obligés de travailler tous les deux, ce qui n'était pas le cas à leur époque. Si un des parents a un très bon travail, il sait parfaitement bien qu'il ne pourra pas retrouver un travail de la même qualité s'il le perdait. Je le répète, nous ne parlons pas des exclus de la société mais de la clé de la société : la classe moyenne.
Il n'y a donc pas de relation directe, même dans les sociétés riches, entre l'économie et la certitude des gens. La raison est justement que ce genre d'économie ne peut pas donner de certitude. Elle a un tel niveau d'insécurité que même les gens qui connaissent une situation tranquille se demandent comment sera le lendemain. On pourrait dire que la globalisation est une bonne chose pour les affaires, mais si vous êtes dans le secteur traditionnel comme la manufacture, le secteur industriel, vous ne savez pas où et comment seront vos marchés dans cinq, six ou sept ans. C'est cela, la réalité !
Alors, le fait d'être favorable ou non à la globalisation n'est pas le problème. Vous représentez ici les diverses tendances politiques de Genève. Mais le problème ne réside pas dans les tendances politiques, le problème c'est de rétablir les équilibres et puis ensuite on peut penser faire de la politique. Aujourd'hui, avec la politique globale, les équilibres sont tous cassés, ce qui fausse vos propres débats, car vous êtes obligés, dans vos débats, d'essayer de vous y adapter. Alors, vous avez tous ensemble intérêt à maîtriser cette globalisation, qui est le problème global de la société, en tant que représentants du peuple genevois.
Et c'est pour cela que nous avons besoin de représentants politiques qui soient capables de définir le problème tel qu'il est et non pas de représentants qui soient pour ou contre le marché, pour ou contre la globalisation. Ce qui est important, c'est leur capacité d'administration politique. Et on ne peut pas avoir de société dans laquelle la politique s'affaiblirait puis disparaîtrait. Ce n'est simplement pas possible !
J'en arrive à ma conclusion : quelle est l'issue ? Lorsque j'ai organisé le Sommet social de Copenhague, je posais une question simple un peu partout dans le monde, dans différentes cultures et différentes sociétés : quels sont les principaux problèmes sociaux ? La réponse a été partout : la pauvreté et l'exclusion sociale. C'est l'élément central du Sommet social de Copenhague : aucune société au monde ne pouvait dire qu'elle ne connaissait pas de problèmes sociaux. Les problèmes sociaux sont partout ! Les pays peuvent avoir plus ou moins de moyens pour les résoudre; le problème peut se poser à un certain niveau de développement ou à un autre, mais tous connaissent des problèmes.
C'est donc la première fois que ce problème a été défini comme étant tout à fait global. Et l'origine, bien sûr, du fait que ce problème était global, c'était le niveau d'incertitude et d'insécurité dans lequel se trouvent les gens pour différentes raisons. Le problème a donc été défini de cette façon, et j'ai demandé alors quelle était la solution. La réponse systématique a partout été : le travail, que ce soit le self-employment (l'emploi indépendant), la micro-entreprise ou la grande compagnie avec un grand syndicat qui défend les intérêts des salariés ! Les options de travail étaient tout à fait différentes, mais la réponse, dans le fond, signifiait que le besoin fondamental des personnes est d'assurer leur dignité, et que cela passe par le travail. Même avec une bonne éducation, une bonne santé, sans travail l'homme ressent un problème de dignité. Le travail est un facteur de définition de tout ça.
Dans mon travail, j'ai continué à développer cette idée : aujourd'hui l'aspiration centrale de la majorité des gens dans le monde, c'est d'avoir un travail décent - pas n'importe quel travail, même si on sait que cela existe : il suffit de voir «Rosetta» ! Je recommande d'ailleurs d'aller voir le film à ceux qui ne l'ont pas vu. Vous verrez ce qui peut arriver à une jeune fille qui vit dans le monde des exclus dans une société riche ! Un autre film anglais est fantastique également : il s'agit d'une personne au chômage, qui n'ose pas l'avouer à sa femme, laquelle est en train d'organiser ses vacances à Majorque... Il sort de la maison le matin comme s'il se rendait au travail, mais il se promène en ville toute la journée. Quand il rentre à la maison, sa femme lui raconte les détails concernant les vacances, l'hôtel, etc.
Pourquoi vous dis-je tout cela ? Parce qu'il me semble que c'est un problème qui est au coeur de la société d'aujourd'hui. J'interroge l'économie globale de la façon suivante : pourquoi est-il tellement difficile de générer des conditions pour que les gens aient un travail décent dans le monde ? Doit-on conclure que le travail décent est réservé à quelques-uns et pas aux autres ? Sommes-nous obligés de dire : «Vous êtes nés du mauvais côté de la ville ! Vous êtes nés du mauvais côté du pays ! Vous êtes nés du mauvais côté du monde ! Oubliez de penser à votre dignité à travers le travail !» ? En tant que Directeur général de l'OIT, j'attends la réponse de cette économie globale.
Je suis très content de participer à l'analyse de tous les bienfaits, et il y en a. Il est évident qu'il y a des avancées et des choses positives qui sont dues à cette économie globale. Mais, tant que nous ne trouverons pas la réponse analogique de cette économie au problème du travail décent, il n'y a aucune possibilité que cette forme de globalisation ait une base de légitimité sociale.
C'est pour cela - et ce sera ma conclusion - qu'il me semble indispensable d'accepter que cette forme de globalisation, telle qu'elle fonctionne aujourd'hui, augmente les instabilités, pour que nous nous demandions quels sont les types de changements que nous voulons introduire. Et plus tôt nous commencerons les discussions sur le changement, au lieu de le défendre ou de l'attaquer, plus vite nous trouverons des solutions qui seront bonnes pour tous.
Je dirai simplement que, finalement, un débat de cette nature implique un débat de valeurs, un débat éthique sur le genre de société que nous voulons et où nous voulons que cette économie nous conduise. Nous ne pouvons pas oublier que dans le coeur des choses l'économie est un outil et un instrument au service de l'être humain et pas le contraire ! Et si j'évoque ces éléments de valeur et d'éthique, c'est parce qu'ils ont été perdus... Quand j'entends parler de défense de la globalisation, je n'entends pas parler de l'être humain... Il a disparu !
Et parfois la critique qui est fondée sur ce qui se passe avec les gens devient très technique et je dirai même technocratique... Retournons aux sources, à l'élément central : cette économie globale, cette globalisation, peut fonctionner si nous sommes capables de la remettre en selle à partir de certaines valeurs ! Ce type d'analyse est à mon avis un élément central de la politique du futur. Je suis très content parce que vous êtes justement les acteurs de la politique. Merci de votre invitation. (Vifs applaudissements de toute l'assemblée.)
Le président. Mesdames et Messieurs les députés, je remercie encore M. François Houtart et M. Juan Somavia Je remercie notre première vice-présidente d'avoir sollicité la présence de nos hôtes de ce soir et d'avoir organisé cette rencontre. Je vous invite au verre de la reconnaissance et de l'amitié dans la cour de l'Hôtel de Ville.
Je vous informe également que nous reprendrons nos travaux à 21 h.
La séance est levée à 19 h 20.