République et canton de Genève

Grand Conseil

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6. Rapport de la commission des pétitions chargée d'étudier la pétition : Demande de faire justice. ( -)P1302
Rapport de Mme Anita Cuénod (AG), commission des pétitions

La commission a examiné avec attention la pétition intitulée « Demande de faire justice » de M. M'hamed Yassine lors de ses séances des 15 et 22 mai 2000, sous la présidence de Mme Louiza Mottaz. Nous avons écouté le pétitionnaire accompagné de M. Dario Lopreno, directeur du service des réfugiés de l'Entraide Protestante (EPER), puis la juriste de l'Office cantonal de la population (OCP), Mme Annie Cupillard Ladame. Le texte de la pétition est reproduit ci-après :

Pétition(1302)

Demande de faire justice

Mesdames etMessieurs les députés,

Je me permets de vous écrire après quatre ans de silence pour vous dévoiler une injustice à mon égard.

Je suis résident depuis 11 ans en Suisse, je me suis marié en 1994, j'ai une licence en droit, et depuis 1997, ma femme faisait la navette entre la Suisse et son pays d'origine (Portugal).

L'Autorité cantonale m'a refusé l'autorisation de séjour estimant qu'il y a suffisamment d'indices que c'est un mariage de complaisance.

J'étais officier à l'Armée Nationale Algérienne, et j'étais cadre supérieur d'une entreprise.

L'Autorité cantonale me demande de quitter la Suisse, alors que ma vie est en danger depuis mon départ en 1989.

Revenant au fait; l'Autorité cantonale m'a demandé pourquoi le bail de l'appartement est uniquement sur mon nom, la régie avait répondu qu'elle était étonnée de cette interpellation.

On me demande encore pourquoi mon épouse effectue des déplacements fréquents au Portugal ; le médecin traitant a répondu à cette question : que mon épouse, suite à sa maladie, nécessite des retours au pays pour sa santé.

Je me demande pourquoi l'Autorité cantonale s'acharne contre moi, alors que depuis 11 ans, j'ai une bonne moralité, et j'ai un casier judiciaire vierge, et je demande à toutes ses instances de faire justice.

Dans l'attente d'une réponse de votre part, je vous prie d'agréer, Messieurs, l'expression de mes sentiments respectueux.

Audition du pétitionnaire, M M'hamed Yassine, accompagné par M. Dario Lopreno, directeur du service des réfugiés de l'Entraide Protestante (EPER)

M. Yassine est arrivé à Genève en 1989. Son départ de son pays, l'Algérie, a été motivé par la crainte d'éventuelles représailles à son encontre. En effet, il était officier de gendarmerie lorsqu'il a refusé de servir, mobilisé pour aller réprimer (munitions et armes à l'appui), une manifestation en octobre 1988 qui s'est en fait terminée dans la violence. Résidant à Genève depuis onze ans, M. Yassine y a poursuivi des études universitaires durant quelques années et s'est marié avec une personne d'origine portugaise, détentrice d'un permis C. Il a par ailleurs toujours subvenu à ses besoins par ses propres moyens, c'est-à-dire un emploi.

Déserteur de l'Armée Nationale Algérienne, le pétitionnaire se trouve aujourd'hui dans une situation très délicate. La relation avec son épouse s'étant dégradée, celle-ci a tout d'abord effectué de fréquents déplacements vers son pays d'origine, pour finir par s'y établir en 1997. Leur mariage étant dissout dans les faits sinon dans les formes, elle a donc perdu son permis d'établissement, son conjoint de même. Le renvoi de M. Yassine au Portugal ne résoudrait en rien sa situation, étant donné qu'une procédure de divorce serait probablement engagée et qu'il devrait donc aussi quitter ce pays où il n'a en fait jamais résidé.

Arrivé au terme d'une longue procédure de recours, son mandant ayant été débouté par l'Office fédéral des étrangers, M. Yassine est donc contraint de quitter le territoire suisse. A noter pourtant qu'il n'a jamais effectué de demande d'asile, mais pensait pouvoir rester vivre en Suisse sans avoir à justifier les motifs de sa fuite. Or, si l'on se réfère aux rapports d'Amnesty International sur la situation algérienne, en tant que déserteur, le pétitionnaire risque entre dix et vingt ans de prison. D'autre part, tous les rapports signalent que parmi les disparus figurent de nombreux officiers de l'armée.

Audition de Mme Annie Cupillard Ladame, juriste de l'Office cantonal de la population (OCP)

Faisant un bref rappel du parcours du pétitionnaire, Mme Cupillard Ladame précise ce qui suit : M. Yassine a bénéficié d'une autorisation de séjour pour études entre 1991 et 1994, mais n'a pas terminé son cursus universitaire. Il s'est marié en décembre 1994 et a obtenu une autorisation de séjour afin de pouvoir vivre auprès de son épouse. En date du 29 mai 1997, l'OCP a conclu que Mme Yassine ne vivait plus en Suisse et qu'elle était retournée dans son pays. En conséquence, il a été prononcé la caducité de son autorisation d'établissement ; le renouvellement de l'autorisation de séjour a donc été refusé à M. Yassine. Ces deux décisions ont été confirmées par la Commission cantonale de recours en matière de police des étrangers le 15 décembre 1998. Cette double décision a fait l'objet d'un recours de droit administratif auprès du Tribunal fédéral (TF). Ce dernier a confirmé la décision de caducité d'une part et déclaré irrecevable le recours de M. Yassine, ce dernier n'ayant aucun droit au séjour lui donnant la possibilité de recourir auprès de cette instance. Aussi, en date du 29 mai 1997, toutes les voies de recours avaient été épuisées dans cette affaire, raison pour laquelle l'OCP a signifié à M. Yassine qu'il devait quitter la Suisse, assorti d'un délai de départ. Le premier juillet 1999, enchaîne la juriste, M. Yassine, par l'intermédiaire de son conseil, a fait état pour la première fois à l'OFE de son impossibilité de retourner en Algérie. Mme Cupillard Ladame précise encore que l'OFE a répondu au pétitionnaire le 9 juillet 1999 que sa demande allait être examinée avec l'OCP relativement à la poursuite de son séjour dans notre canton. Or, et sans attendre la réaction de ce dernier, la juriste révèle que l'OFE a prononcé, en date du 9 août de la même année, une mesure d'extension, immédiatement suivie d'une décision d'interdiction d'entrer en Suisse, en date du 10 août. Ces éléments permettent d'avancer que d'OFE a bien examiné la possibilité de renvoi, explicite Mme Cupillard Ladame, ajoutant que cette décision a finalement été confirmée le 29 septembre 1999. On peut en déduire, qu'après examen des circonstances, l'OFE a constaté que rien ne s'opposait au renvoi de M. Yassine dans son pays, souligne-t-elle. On faisait remarquer, au surplus, qu'il pouvait, s'il le souhaitait, aller au Portugal, étant donné qu'il était légitimement marié à une Portugaise. Dans ce contexte, Mme Cupillard Ladame souligne que M. Yassine n'était en fait pas obligé de retourner en Algérie.

La juriste poursuit en précisant que le DFJP a été saisi d'un recours le 26 octobre 1999, suite à la décision de l'OFE et qu'il a refusé de restituer l'effet suspensif au recours contre la décision de renvoi. La juriste indique enfin que le recours du pétitionnaire a été définitivement rejeté le 14 mars 2000. Le conseil de M. Yassine a alors demandé de surseoir au renvoi en date du 24 mars dernier et ils ont été convoqués par l'OCP le 5 mai 2000.

Mme Cupillard Ladame fait savoir que la Ligue des droits de l'homme est intervenue dans cette affaire. Le 12 mai, un représentant de la Ligue s'est présenté à l'OCP accompagné de M. Yassine pour relater la situation difficile dans laquelle se trouvait le pétitionnaire et les risques qu'il encourait s'il était renvoyé dans son pays.

Pour la juriste qui répond à la question d'un des commissaires, le statut d'officier de M. Yassine n'est pas prouvé, sinon par une lettre manuscrite de la main d'un commandant, et qu'il devait fournir un livret militaire. L'élément déterminant, selon la juriste, étant d'avoir obtenu d'une part un passeport pour sortir d'Algérie, et d'autre part un extrait de casier judiciaire, vierge en l'occurrence, en 1995. Par ailleurs, il semble évident que le fait d'avoir attendu que tombent les décisions du Tribunal fédéral et de la Commission cantonale de recours pour signaler sa désertion a conduit les autorités à douter de la véracité des faits allégués.

Discussion et vote

Très vite au fil du débat, l'ensemble des députés se rend compte de la difficulté de traiter un dossier pour lequel des éléments factuels manquent et donc qu'un travail en amont serait indispensable. Cette commission n'ayant ni pour tâche ni pour mandat de conduire elle-même ce type d'investigation, il lui reste en fait la possibilité de donner un signe fort ou non au Conseil d'Etat. La majorité de la commission part du principe que le pétitionnaire, s'il est bel et bien déserteur, encourt des risques majeurs, alors que des doutes se font entendre par quelques députés de la minorité, fondés en particulier sur le manque d'éléments tangibles et sur d'éventuelles contradictions, en particulier sur le fait que le pétitionnaire ait pu quitter l'Algérie avec son passeport, alors qu'il dit avoir déserté.

La question de fond est bien de savoir si M. Yassine sera inquiété ou même poursuivi lors de son retour en Algérie, ce que les rapports d'Amnesty International et de l'Organisation suisse d'aide aux réfugiés (OSAR) tendent à confirmer. Le Conseil d'Etat doit, avant de se prononcer sur l'exécution du renvoi du pétitionnaire, faire une demande à l'Office fédéral des réfugiés (ODR), le cas échéant au Haut Commissariat aux Réfugiés (HCR) quant à la situation actuelle et aux risques encourus ou non par sa situation de déserteur.

Si l'ensemble des députés a l'impression de ne pas avoir une vision d'ensemble de tous les éléments, il en ressort que le flou administratif n'est pas en reste et que toutes les démarches appropriées n'ont probablement pas été effectuées avec la rigueur qui se doit.

Le renvoi de cette pétition au Conseil d'Etat, motivé par la crainte du risque potentiel encouru par M. Yassine, est approuvé par 6 OUI (1 AdG, 3 S, 2 Ve) et 4 NON (2 R, 2 L) avec 2 abstentions (2 DC). La majorité de la commission vous demande, Mesdames et Messieurs les député-e-s, de suivre son préavis.

Débat

Mme Anita Cuénod (AdG), rapporteuse. Très brièvement sur cet objet. Résidant en Suisse depuis onze ans, le pétitionnaire, M. M'Hamed Yassine, ancien officier de l'armée algérienne, est arrivé à Genève en 1989. Il y a entrepris des études, s'est marié, puis séparé. Son épouse ayant quitté la Suisse depuis deux ans, il ne bénéficie donc plus de son permis B. Cet homme, Mesdames et Messieurs, a peur. Il a peur d'être expulsé en Algérie et d'être inquiété, car il se considère comme déserteur. La majorité de la commission a estimé que la procédure d'expulsion effectuée par l'office fédéral des étrangers n'a peut-être pas tenu compte des circonstances particulières vécues par M. Yassine. Elle demande donc, en renvoyant cette pétition au Conseil d'Etat, que celui-ci examine avec attention le cas de cet homme. 

M. Jean-François Courvoisier (S). A travers cette pétition, il ne s'agit pas simplement de remplacer des stops par un giratoire ou de rajouter deux heures d'anglais à la place du français. Il s'agit de la vie d'un homme. Il a certainement menti à la commission des pétitions en prétendant que sa femme partait au Portugal pour des raisons de santé, alors qu'elle voulait simplement se débarrasser de lui. Mais qui ne mentirait pas pour sauver sa vie ? On sait très bien que sa femme demandera le divorce s'il est renvoyé au Portugal. Il sera alors expulsé vers l'Algérie. J'aimerais donc que le Conseil d'Etat prenne toutes les garanties, afin qu'il puisse retourner en Algérie sans prendre de risque pour son existence. 

M. Gérard Ramseyer. Nous allons évidemment tout faire pour que cette affaire soit éclaircie. Je m'y suis d'ailleurs déjà engagé, c'était sauf erreur il y a deux mois, au milieu de la nuit et sur l'insistance de M. le député Grobet. Il s'en souvient sans doute. Nous avons téléphoné à la police pour que rien d'irréparable ne soit commis le lendemain même. Vous voyez que nous avons tenu parole, puisque l'on reparle maintenant de M. M'Hamed Yassine !

M. Christian Grobet. Je n'en doutais pas !

M. Gérard Ramseyer, conseiller d'Etat. Ce monsieur est sous obligation de départ. Nous avons refusé de renouveler son autorisation de séjour au motif qu'il ne remplissait plus les conditions de vie commune avec son épouse, rentrée au Portugal. Cette dernière ne pouvait quant à elle plus se prévaloir d'un titre de séjour en Suisse. La commission cantonale de recours en matière de police des étrangers et le Tribunal fédéral ont confirmé cette décision qui est devenue exécutoire. Pour s'opposer à son départ après les trois échecs de ses trois recours, M. Yassine argue tardivement du fait qu'il serait déserteur de l'armée algérienne. M. Grobet m'avait indiqué qu'il était, comme moi, lieutenant-colonel. (L'orateur est interpellé.) M. Grobet a précisé qu'il était, comme moi, officier ! Merci, Monsieur Grobet ! Or, il se trouve que M. Yassine n'a fourni aucun document crédible à l'appui de son allégation. On doit constater qu'il a obtenu sans aucun problème un passeport pour quitter l'Algérie, ce qui tend à rendre assez peu crédible la thèse de la désertion. S'il avait été déserteur, il n'aurait pas pu quitter sans problème l'Algérie.

Nous avons donc pris la décision suivante, qui montre une nouvelle fois l'attention que nous portons au cas que cet honorable parlement nous soumet. Nous avons accordé un délai au 30 juin à l'EPER, qui soutient l'intéressé, pour effectuer une démarche probatoire auprès d'Amnesty International. Il faut encore relever que M. Yassine, s'il doit quitter la Suisse, n'est pas obligé de retourner en Algérie, où il se prétend en danger. Il peut parfaitement retourner au Portugal, puisqu'il a épousé une Portugaise. Ce sont du moins les renseignements que me donne l'office cantonal de la population. Ceci étant, vous pouvez naturellement transmettre cette pétition comme vous le souhaitez et comme vous en avez conclu en commission. Mais j'insiste sur le fait que le cas ne paraît en tous les cas pas aussi clair que l'on voudrait bien nous le présenter. 

Mme Anita Cuénod (AdG), rapporteuse. Il n'est pas clair, parce que la commission des pétitions n'a pas pu se transformer en commission de grâce et mener une enquête. La situation de M. Yassine n'est pas claire pour plusieurs raisons. La première est qu'il est venu en Suisse, qu'il y a étudié, qu'il s'y est marié et qu'il n'y a revendiqué ni l'asile, ni quoi que ce soit d'autre. Il n'a donc pas eu besoin d'expliquer sa fuite. Deuxième chose, M. Yassine a toujours été indépendant. A partir du moment où, se séparant de sa femme, il s'est vu retirer son permis de séjour, lui et son épouse ont fait recours au Tribunal fédéral. Je dois vous reprendre à ce sujet, Monsieur Ramseyer. Comme elle avait quitté le territoire, le Tribunal fédéral a estimé que son épouse n'avait plus droit à son permis C. M. Yassine n'a quant à lui même pas eu le droit de déposer un recours au Tribunal fédéral. Il a tout simplement été débouté, n'ayant pas d'autorisation de séjour valable. C'est la réalité.

La dernière chose que je voulais dire, ou l'avant-dernière, c'est que s'il est renvoyé au Portugal, les quelques éléments très clairs dont nous disposons montrent qu'il sera obligé de divorcer, étant séparé de son épouse. Sa situation sera alors probablement la même qu'ici et il devra aussi partir.

Enfin, comme M. Yassine n'a pas déposé de demande d'asile, son cas n'a pas été examiné avec la même attention. C'est pour cela que nous demandons au Conseil d'Etat quelque chose de très précis. Avant de vous prononcer sur l'exécution du renvoi, nous vous demandons de prendre contact avec l'office fédéral des réfugiés, l'ODR, et/ou le Haut Commissariat aux réfugiés afin de connaître la situation actuelle et les risques particuliers courus par M. Yassine comme déserteur. 

Mises aux voix, les conclusions de la commission des pétitions (renvoi de la pétition au Conseil d'Etat) sont adoptées.