République et canton de Genève

Grand Conseil

M 1322
14. Proposition de motion de Mmes et M. Elisabeth Reusse-Decrey, Alexandra Gobet, Albert Rodrik et Christine Sayegh concernant la politique en matière de sécurité publique, le développement des agences de sécurité privées, les conditions de travail qui y sont pratiquées et les mandats publics qui leur sont octroyés. ( )M1322

Le GRAND CONSEIL de la République et canton de Genèveconsidérant :

l'article 126 alinéa 1 de la Constitution genevoise qui prévoit que « Le Conseil d'Etat dispose de la force armée pour le maintien de l'ordre public et de la sûreté de l'Etat. Il ne peut employer à cet effet que des corps organisés par la loi.» ;

l'augmentation des tâches de surveillance et de sécurité confiées à des agences de sécurité privées, autrefois du ressort de la police cantonale ou municipale, notamment la surveillance de lieux publics et la dissuasion armée sur la voie publique ;

l'inquiétude légitime provoquée par la présence sur la voie publique d'agents armés dont la profession n'a pas été sanctionnée par une formation reconnue et qui ne disposent d'aucune légitimité, avec le risque d'une sécurité à plusieurs vitesses dépendante des moyens financiers de chaque commune ;

les mauvaises conditions de travail dans certaines agences de sécurité privées, et une convention collective qui ne couvre que deux entreprises de la branche, et dont sont par conséquent exclus près des deux tiers des employés, et si l'on tient compte des auxiliaires, près des nonante pour-cent des travailleurs de la branche ;

l'augmentation des contrats sur appel, la dénonciation par les syndicats de violations de la loi sur le travail par certaines agences, le manque de contrôle des conditions de travail, et les risques de mise en danger de la sécurité publique qui peuvent en découler ;

la motion 1296 concernant la répartition des tâches de la police ;

invite le Conseil d'Etat

à présenter les mesures qu'il entend mettre en oeuvre afin de garantir le respect de la Constitution genevoise et à prendre position sur la délégation de fait de certaines tâches de sécurité et de surveillance à des agents de sécurité non assermentés, en particulier dans les communes ;

à n'octroyer des mandats que de manière subsidiaire à des agences de sécurité privées, et exclusivement à des agences qui ont signé une convention collective de travail couvrant l'ensemble du personnel y compris les auxiliaires, et à inviter les collectivités publiques à faire de même ;

à renforcer le contrôle des conditions de travail et le respect des lois en vigueur et à sanctionner lourdement les agences qui contreviennent aux prescriptions légales, et à leur retirer dans ce cas les éventuels mandats publics qui leur auraient été attribués, voire à supprimer leur autorisation d'exercer ;

à réunir les partenaires sociaux afin de préparer une réglementation de la profession, si possible par une convention collective de travail étendue, et à mettre sur pied une formation reconnue pour la profession d'agent de sécurité privé, dans l'attente d'une réglementation fédérale.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Le développement des agences de sécurité privées à Genève suscite des inquiétudes légitimes. L'augmentation d'individus armés, non assermentés et dont la profession n'a pas été sanctionnée par une formation reconnue, est très préoccupante. Au surplus, leur nombre ne cesse d'augmenter. Entre 1995 et 1998, le nombre d'agences est passé de 88 à 110 et le nombre d'agents de sécurité de 1'368 à 1'717, soit une augmentation supérieure à 25 %

Rapport de gestion de l'Etat de Genève, 1995-1998.

Annuaire statistique du canton de Genève, 1995-1998

Le constat est inquiétant. Tout d'abord, la police cantonale délègue de fait des tâches de surveillance et de sécurité publique à des agents privés non assermentés et qui ne disposent pas d'une formation reconnue. Si la législation prévoit clairement que seuls les corps organisés par la loi peuvent maintenir l'ordre public et assurer la sûreté de l'Etat, la pratique est plus nuancée.

Les communes de Cologny et de Troinex, par exemple, ont engagé des agents de sécurité privés chargés de patrouiller sur la voie publique. Cette dérive est dangereuse. Outre le risque de développer une sécurité à plusieurs vitesses, où seules les communes aux moyens financiers suffisants pourront se payer leur police, on laisse la porte ouverte à la présence d'agents dont l'autorité n'est pas reconnue par la loi et qui patrouillent dans les rues avec des armes, rendant floues les limites de leurs prérogatives.

Ce phénomène est d'autant plus préoccupant que les conditions de travail de certaines agences de sécurité privées ont été dénoncées par les syndicats, en raison de la dégradation de la qualité du travail des agents qui peut en découler et des conséquences que cela peut avoir sur la sécurité publique.

Le Syndicat interprofessionnel des travailleuses et travailleurs (SIT) a ainsi récemment dénoncé les violations répétées de la loi sur le travail par des agences de sécurité, en particulier la violation des dispositions relatives au temps de pause, aux jours de congé, au repos nécessaire obligatoire entre la fin et la reprise du service, au paiement ou à la compensation en temps libre des heures supplémentaires effectuées et des jours fériés travaillés.

La situation est d'autant plus choquante qu'il s'agit de violations de la base minimale et relativement permissive que représente la loi sur le travail, puisque l'écrasante majorité des agences n'a pas conclu de convention collective de travail (CCT). En fait, seuls Securitas et Protectas ont souscrit à des CCT à l'exclusion cependant des auxiliaires, nombreux dans la branche. A cela, il faut ajouter que les contrats sur appel se multiplient. En effet, de nombreux auxiliaires sont payés à l'heure et n'ont aucune garantie salariale à la fin du mois ni de couverture en cas de maladie.

Ces pratiques sont indignes, et elles engendrent une vive inquiétude. En effet, la détérioration des conditions de travail des agents de sécurité, qui sont pour la plupart armés, pose des questions sérieuses sur la sécurité publique. Cette crainte est d'autant plus fondée qu'il n'y a actuellement pas de filière de formation reconnue qui mène à cette profession. Par rapport aux représentants de la force publique, les agents de sécurité privés n'offrent donc pas les mêmes garanties en termes de compétence et de qualité de travail, et ils sont pourtant armés de la même manière.

L'attitude actuelle de l'administration laisse songeur. Tout d'abord, le contrôle des conditions de travail est insuffisant. Ensuite, on peut se demander pourquoi l'Office cantonal de l'emploi considère les contrats sur appel comme convenables, les charges (délai de congé, couverture maladie) qui devraient être assumées par les employeurs étant ainsi reportées sur la collectivité. Enfin, l'Etat et certaines communes sous-traitent des tâches publiques à des agences privées, et prennent souvent comme critère principal l'économie réalisée, sans prêter d'attention particulière aux conditions de travail et à l'impact qu'elles pourraient avoir sur la sécurité publique.

Le Conseil d'Etat se doit donc de réagir. Tout d'abord en présentant les mesures qu'il entend mettre en oeuvre afin de garantir le respect de la Constitution genevoise et en prenant position sur la délégation de fait de certaines tâches de sécurité et de surveillance à des agents de sécurité non assermentés, en particulier dans les communes. Une motion récente concernant la répartition des tâches de la police (M 1296) a notamment ouvert une piste intéressante de réflexion.

Ensuite, les mandats octroyés par les collectivités publiques à des agences de sécurité doivent être subsidiaires et exceptionnels. Dans certaines communes, des agents patrouillent déjà dans les rues, rendant la frontière entre la puissance publique et la surveillance privée de plus en plus floue. Si des mandats sont octroyés, seules les entreprises ayant signé une convention collective de travail (CCT) couvrant l'ensemble du personnel, y compris les auxiliaires, doivent être prises en considération.

De même, le contrôle du respect des conditions de travail et des prescriptions légales doit être renforcé, car la volonté politique et les moyens actuellement mis à disposition sont insuffisants. De plus, nous demandons au Conseil d'Etat de sanctionner lourdement les agences de sécurité privées qui contreviennent aux prescriptions légales, et de leur retirer dans ce cas les mandats publics qui leur auraient été attribués.

Enfin, nous attendons du Conseil d'Etat qu'il fasse preuve de volontarisme en réunissant les partenaires sociaux afin de préparer une réglementation de la profession, si possible par une convention collective de travail étendue. Il est également indispensable de mettre rapidement sur pied une formation reconnue pour la profession d'agent de sécurité privé. Les autorités fédérales ont annoncé vouloir concrétiser un tel projet, mais dans cette attente, Genève devrait rapidement élaborer une formation minimale.

Compte tenu de ce qui précède, nous vous invitons, Mesdames et Messieurs les députés, à renvoyer cette motion à la commission judiciaire avec le projet de loi d'application de la loi fédérale sur les armes, les accessoires d'armes et les munitions.

Débat

Mme Alexandra Gobet (S). Mercredi encore, à la journée du droit du travail, le professeur Aubert évoquait devant l'auditoire une décision du Tribunal fédéral de 1999 qui stigmatisait les procédés d'une agence de sécurité qui, sous prétexte de travail sur appel, avait cru pouvoir jeter comme un vieux kleenex usagé un employé qui depuis des mois avait donné tout son temps, toute sa force de travail à sa mission sur appel...

Si j'évoque cette circonstance c'est que de tels procédés, outre qu'ils sont inadmissibles à l'égard de n'importe quel travailleur, deviennent dangereux lorsqu'il s'agit de personnes qui portent des armes dans l'exercice de leur travail. Alors qu'on a de plus grandes exigences vis-à-vis de la police - ce qui est tout à fait légitime - on ne peut plus s'accommoder de cette situation. Quel est l'impact potentiel de cette pseudo-sécurité à deux vitesses ? Quelles sont les conditions de travail des employés de ce secteur ? Ce sont quelques-unes des questions que nous souhaitons traiter en commission.  

M. Pierre-Pascal Visseur (R). Nous avons présenté récemment une motion pour une meilleure répartition des tâches de la police qui a été approuvée par la majorité de ce conseil. La police cantonale doit faire son travail : elle ne demande que cela, d'ailleurs ! Nous devons donc lui en donner les moyens, et mieux contrôler les agences de sécurité fait partie de ce travail.

Il suffit de se rappeler les années 80, durant lesquelles ces agences ont pris un essor spectaculaire, faisant apparaître sur la voie publique des sortes de cow-boys paramilitaires dont les armes à l'époque étaient encore visibles. Aujourd'hui, des efforts ont déjà été faits par plusieurs agences de sécurité, et pas seulement celles qui sont citées par les auteurs de cette motion. Les armes ne sont plus visibles et la plupart des agents sont correctement formés.

Nous doutons, par contre, de l'efficacité d'exiger que les agents soient domiciliés sur territoire suisse, à l'heure où l'on s'approche de la libre circulation des personnes, voire d'exiger des contrats fixes. Il s'agit là de relations de travail entre employeurs et employés, et il faudrait éviter de multiplier les règlements et les lois pour telle et telle profession. Certes, le travail sur appel est peu social, mais il permet à l'employeur une souplesse de gestion et donne souvent à l'employé des possibilités de travailler qu'il n'aurait pas sans cette forme d'engagement.

Quant à demander à l'Etat de n'octroyer des mandats qu'aux entreprises qui ont signé une convention collective de travail, là aussi il s'agit plutôt d'une ingérence dans les rapports normaux existant entre employeurs et employés, sachant par ailleurs que ce n'est pas ce genre de conditions qui améliorera la qualité des agents, mais bien des critères de formation et de motivation.

Ce qui nous dérange également, c'est l'amalgame existant entre les agents de sécurité non armés, ce qui correspond à la majorité de ces travailleurs, et ceux qui disposent d'une arme. Nous ne voyons pas à ce stade en quoi la présence d'agents en uniforme non armés peut gêner l'image de la sécurité publique. C'est le contraire, si l'on en croit les habitants des communes qui ont fait le choix délibéré de déléguer leur pouvoir de police municipale à des agences privées, s'agissant également de communes dites pauvres, comme la commune d'Onex.

Nous persistons à croire qu'une présence et une surveillance des lieux publics ou privés, sans intervention directe, sont des tâches qui peuvent parfaitement être assumées par des agents bien formés et correctement supervisés. C'est bien là le principal intérêt de cette motion qui insiste sur la surveillance et sur la formation des agents, raison pour laquelle nous soutenons son renvoi en commission judiciaire. 

Mme Dolorès Loly Bolay (AdG). Cette motion soulève des questions importantes.

Nous avons eu le loisir de débattre ici d'une partie d'entre elles, comme M. Visseur vient de le dire, lorsque nous avons parlé des tâches de police. Le transfert des tâches de police - tâches qui ne peuvent plus êtres assumées par les gendarmes - sont maintenant assumées par une police parallèle, avec les conséquences qu'on peut imaginer. Les quartiers riches pourront se payer cette police, les quartiers pauvres ne le pourront pas. Cette police parallèle se développe d'une manière surprenante : ses agents ne reçoivent pas de véritable formation et n'ont aucune légitimité. Ils sont souvent armés, et non assermentés, avec les risques de dérapage évidents que l'on peut imaginer...

L'autre problème soulevé par cette motion concerne les conditions de travail et de salaires pratiquées par ces sociétés de sécurité. Je vous en donne deux exemples :

Dans une grande société de la place, les salaires fixes varient entre 4 000 F et 4 200 F par mois pour quarante-trois à quarante-cinq heures par semaine. Les auxiliaires sont payés à raison de 19,70 F, c'est dire moins qu'une femme de ménage. Il s'agit souvent de travail sur appel. La formation de base donnée dans cette société se compose de deux fois deux heures sur un voire deux jours... C'est dire l'insuffisance de cette formation et les dérapages qui peuvent en résulter.

Je serai donc brève. Nous considérons qu'il est nécessaire et urgent de réglementer cette profession, afin d'éviter les dérapages. C'est pour cette raison que nous voterons le renvoi de cette motion à la commission judiciaire.

M. Laurent Moutinot. Mesdames et Messieurs les députés, vous avez envoyé au Conseil d'Etat, successivement le 19 juin 1997 la motion 1121 sur les polices privées, qui posait un certain nombre de questions, puis le 2 décembre 1999, c'est-à-dire très récemment, la motion 1296 sur le même sujet, et nous traitons aujourd'hui de la motion 1322... Le Conseil d'Etat répondra sur les trois motions ensemble, puisqu'elles posent à peu près les mêmes questions, mais quelquefois avec des nuances, et la réponse sera l'occasion de faire le point sur l'ensemble de ces problèmes de sécurité tels qu'assurée par les polices privées.

Si la réponse a tardé s'agissant de la motion 1121, c'est que le Conseil d'Etat souhaitait que le concordat sur les entreprises de sécurité soit sous toit avant de répondre, ce qui est le cas aujourd'hui.

Parallèlement à cela, il y a maintenant un brevet fédéral d'agents de sécurité privée, sur lequel nous pourrons vous renseigner et qui pourra vous rassurer en ce qui concerne la formation.

Voilà, Mesdames et Messieurs les députés, je ne vais pas m'étendre sur des sujets dont je ne suis pas spécialiste. Je vous promets simplement que la réponse à ces trois motions devrait pouvoir vous être fournie rapidement. 

Mise aux voix, cette proposition de motion est renvoyée à la commission judiciaire.