République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 12 juin 1998 à 17h
54e législature - 1re année - 9e session - 28e séance
R 368
Le GRAND CONSEIL de la République et canton de Genèveconsidérant :
- que Patricio Ortiz, militant opposé à la dictature chilienne, évadé d'une prison de haute sécurité du Chili, a demandé l'asile politique en Suisse, a été arrêté et incarcéré suite à la demande d'extradition des autorités chiliennes et est détenu dans des conditions très dures dans une prison zurichoise ;
- que la démocratie n'est pas rétablie au Chili et que les lois de la dictature y ont toujours cours ;
- que le cas de Patricio Ortiz y relève de la justice militaire ;
- que le général Augusto Pinochet, auteur du coup d'Etat militaire de septembre 1973 qui a renversé le gouvernement démocratiquement élu du président Salvador Allende, est devenu sénateur à vie au Chili ;
- que cette nomination va à l'encontre des principes de la démocratie ;
- que les autorités fédérales ont déclaré le général Pinochet persona non grata;
- que, selon le Rapport annuel 1997 d'Amnesty International, les procédés d'incarcération des prisonniers politiques au Chili ne permettent aujourd'hui aucunement de penser que Patricio Ortiz ne serait ni torturé, ni tué ;
- que des informations parues dans la presse de la semaine du 4 mai 1998 révèlent l'existence au Chili, au lieu-dit "; Colonia Dignitad ", d'un camp de concentration en activité où, depuis l'avènement de la dictature militaire, des prisonniers politiques sont toujours incarcérés ;
invite le Conseil d'Etat
à demander au Conseil fédéral, autorité de tutelle de l'Office du Procureur de la Confédération,
- d'ordonner sans délais la libération de Patricio Ortiz,
- de lui octroyer le statut de réfugié politique,
- de refuser en conséquence son extradition.
EXPOSÉ DES MOTIFS
Patricio Ortiz, prisonnier politique chilien évadé et requérant d'asile en Suisse, est actuellement incarcéré à Zurich et dans l'attente d'une extradition réclamée par les autorités du Chili.
Sa demande d'asile est déposée auprès de la Confédération depuis le 17 juillet 1997. Il a été arrêté par le Département fédéral de justice et police le 4 septembre 1997, suite à une requête d'extradition déposée par les autorités du Chili, relayée par Interpol.
Patricio Ortiz est âgé de huit ans lorsqu'éclate en 1973 le coup d'Etat militaire du général Pinochet, à l'issue duquel son père est emprisonné en raison de ses activités politiques. Dans les années 1980, Patricio Ortiz s'engage aux côtés des opposants à la dictature. En 1980, une Constitution émanant du régime totalitaire est imposée. Celle-ci est toujours en vigueur aujourd'hui.
Depuis ces années, Patricio Ortiz a rejoint la clandestinité pour lutter activement contre la dictature. Il est arrêté le 28 février 1991 pour des motifs politiques par les services de sécurité chiliens, torturé et condamné à une peine de 10 ans par un tribunal militaire. Le déroulement du procès est tenu secret.
Il s'évade une première fois le 10 octobre 1992, en compagnie de six autres prisonniers politiques. Patricio Ortiz et quatre prisonniers sont à nouveau arrêtés, trois d'entre eux - dont son frère - sont abattus.
Le 30 décembre 1996, Patricio Ortiz s'échappe une seconde fois de la prison de haute sécurité de Santiago. Il réussit à gagner la Suisse où, conformément à la procédure, il dépose une demande d'asile.
Selon le Rapport annuel 1997 d'Amnesty International à propos du Chili, "; la peine de mort est toujours en vigueur ". Il est mentionné à la page 115, qu'"; en janvier, le rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture, qui s'était rendu au Chili en 1995, a publié un rapport dans lequel il réitérait les recommandations formulées en 1994 par le Comité des Nations Unies contre la torture (cf. Rapport annuel 1995) ". Ce rapporteur spécial de l'ONU "; exhortait le gouvernement chilien à modifier les dispositions relatives à la détention au secret, afin de rendre la législation conforme à l'ensemble des principes des Nations Unies pour la protection de toutes les personnes soumises à une forme quelconque de détention ou d'emprisonnement ". Plus loin dans ce rapport, il est indiqué qu'"; à la fin de l'année, cinq prisonniers politiques risquaient toujours d'être condamnés à mort par le tribunal militaire chargé de leur procès (cf. Rapport annuel 1996) ".
Or aujourd'hui, force est de constater que rien n'a été entrepris au Chili dans ce domaine, pour répondre aux principes internationaux, dont le respect est réclamé depuis plusieurs années par l'ONU. Pire, le 26 avril 1998, un fonctionnaire du Ministère de l'intérieur du Chili, a annoncé publiquement l'existence d'un camp de concentration appelé "; Colonia Dignidad " toujours en activité, où sont encore incarcérés des prisonniers politiques, depuis plus de 24 ans, date du coup d'Etat. Face à cette information, les autorités civiles chiliennes, dans un premier temps ont fait part de leur impuissance à ouvrir une enquête, en raison des relations privilégiées existant entre les propriétaires de "; Colonia Dignidad " et les Forces armées. Néanmoins, au vu des réactions suscitées par cette annonce, ces mêmes autorités civiles se sont ravisées et ont promis, en date du 4 mai 1998, l'ouverture d'une enquête. A cette même date, une demande d'enquête internationale a été déposée devant la Commission des Droits de l'homme de l'ONU.
Patricio Ortiz est détenu depuis bientôt dix mois dans le canton de Zurich dans des conditions particulièrement éprouvantes : 23 heures d'isolement, 20 minutes de promenade par jour. Il est incompréhensible qu'un pays démocratique, dont la population a démontré largement sa solidarité avec le peuple chilien au moment du coup d'Etat de Pinochet et pendant la dictature, qui a accueilli des réfugiés, les a intégrés et s'en est trouvé enrichie, ne donne pas suite à la demande de libération et d'asile politique de Patricio Ortiz et au contraire incarcère celui-ci dans des conditions inacceptables.
Compte tenu de ce qui précède et considérant que la situation des Droits de l'homme existant actuellement au Chili ne présente aucune garantie quant à l'intégrité physique des prisonniers politiques, nous vous invitons à faire bon accueil à cette résolution et à l'envoyer directement au Conseil fédéral.
Débat
Mme Dolores Loly Bolay (AdG). Patricio Ortiz est un ancien prisonnier politique chilien. Il a été un résistant acharné dans son pays et s'est battu activement en faveur des droits de l'homme. Il est accusé sans preuve d'avoir participé à une tentative d'assassinat du dictateur Augusto Pinochet.
Emprisonné au Chili, il est parvenu à s'enfuir de son lieu de détention en décembre dernier, puis il a quitté clandestinement son pays. Arrivé en Suisse où sa famille réside, Patricio Ortiz a demandé l'asile politique le 10 juillet 1997. Or, le 4 septembre de la même année, la police zurichoise l'a arrêté, suite à la demande d'extradition déposée par le gouvernement chilien.
Il faut relever que la confidentialité, garantie par la procédure en matière d'asile, n'a pas été respectée dans le cas d'espèce.
Après le renversement de Salvador Allende, le Chili a longtemps été un Etat peu recommandable. Bien que depuis les années nonante le Chili revendique le nom de démocratie, les grands secteurs du pouvoir, notamment l'armée et la justice, sont toujours à la botte du général Pinochet, déclaré en Suisse persona non grata. Le fait est rarissime !
Pinochet, responsable de milliers de morts et de disparus dans son pays, vient de se faire nommer sénateur à vie. Il bénéficie de l'immunité parlementaire et ne sera donc probablement pas jugé pour ses crimes, même si la justice espagnole vient d'ouvrir une enquête pénale visant à condamner l'ancienne junte militaire pour crimes contre l'humanité.
Dès la fin de l'année dernière, les Nations Unies s'inquiétaient du comportement des tribunaux chiliens à l'égard d'un fonctionnaire international enlevé et assassiné par l'armée.
Par ailleurs, l'Organisation de défense populaire dénonce la poursuite, au Chili, des pressions et des tortures pour motifs politiques. Actuellement, quatre-vingt-sept prisonniers politiques sont enfermés dans une prison de haute sécurité. Un tribunal militaire a confirmé, cette année, la peine de mort pour cinq d'entre eux.
Ce n'est là qu'un exemple alimentant le soupçon qui pèse, depuis longtemps déjà, sur l'indépendance de la justice chilienne. Les juges de la Cour suprême sont encore très liés aux anciennes autorités militaires. Il est vrai aussi que le gouvernement actuel ne fait pas toujours le poids face aux pressions des forces armées.
D'autre part, la Commission des droits de l'homme a récemment condamné le Chili pour dénégation de justice. Selon le rapport d'Amnesty International, la peine de mort est toujours en vigueur dans ce pays.
Patricio Ortiz a lutté toute sa vie contre la dictature. Son père a été emprisonné et torturé. A son arrivée en Suisse, et bien qu'il ait présenté une demande d'asile officielle, Patricio Ortiz a été mis en prison et traité comme le pire des criminels : vingt-trois heures d'isolement et vingt minutes de promenade par jour. Il est inacceptable et révoltant que de telles pratiques aient cours dans notre pays !
Il y a quelques semaines, un agent du Mossad se faisait arrêter à Berne, alors qu'il essayait de piéger une centrale téléphonique. Il a pu quitter notre pays sans problème.
A Genève, un directeur d'une grande multinationale française s'est vu délivrer un permis C. Bien que recherché par toutes les polices de France et de Navarre, il résidait tranquillement aux Pâquis !
Patricio Ortiz n'a pas bénéficié de ce traitement de faveur. Si son renvoi était confirmé, Patricio Ortiz serait en danger. En aucun cas, son droit à la sécurité ne serait assuré, en vertu de tous les accords internationaux.
Tout porte à croire que sa vie serait menacée s'il devait retourner dans son pays.
A l'heure de la commémoration des cent cinquante ans de l'Etat fédéral, nous nous devons de dénoncer avec force ces pratiques indignes de la Suisse.
Pour toutes ces raisons, nous vous demandons, Mesdames et Messieurs les députés, votre soutien à cette résolution. Je vous remercie.
Mme Laurence Fehlmann Rielle (S). Mon intervention sera brève, le texte de la résolution étant largement argumenté. De plus, mes propos rejoindraient ceux de ma préopinante.
Il me semble néanmoins important de souligner certains points auxquels le groupe socialiste est particulièrement sensible :
- La situation des droits de l'homme, au Chili, est toujours très préoccupante et les principes, guidant une société démocratique, n'y sont pas appliqués. Preuve en est la récente nomination de sénateur à vie du général Pinochet.
- L'existence d'un camp de concentration où des prisonniers sont toujours détenus.
- La peine de mort est toujours en vigueur au Chili. La torture y est pratiquée.
Dans ces conditions, nous avons toutes les raisons de craindre le pire pour Patricio Ortiz au cas où il serait extradé.
Nous estimons inacceptable qu'un pays aux traditions démocratiques tel que la Suisse maintienne en détention une personne dont le principal tort est de s'être opposé à une dictature.
C'est pourquoi nous soutenons les trois invites adressées au Conseil fédéral qui sont d'ordonner la libération immédiate de Patricio Ortiz, de refuser son extradition et de lui accorder le statut de réfugié politique.
Mme Erica Deuber-Pauli (AdG). D'emblée, je signale le dépôt d'un amendement pour que cette proposition de résolution soit une invite du Grand Conseil au Conseil fédéral et non au Conseil d'Etat.
Je vous expliquerai la raison de ce projet de résolution, dont nous savons qu'il requiert la libération d'un prisonnier et l'octroi à son profit du droit d'asile, tous deux du ressort de la Confédération.
Nous vous proposons d'intervenir dans cette affaire pour deux raisons. La première est que le sort de Patricio Ortiz affecte et mobilise la communauté d'origine chilienne intégrée dans notre pays, notamment à Genève, depuis le coup d'Etat du général Pinochet, communauté qui nous enrichit de ses multiples apports. La deuxième raison est la profonde injustice du sort de Patricio Ortiz, directement lié aux conséquences encore sensibles de ce coup d'Etat.
Je ne reviens pas sur ce qui a été dit des conditions très précaires de cette période dite de transition vers la démocratie, au Chili. La Constitution adoptée en 1980 est directement issue des lois de la dictature et celles-ci ont encore cours.
Le général Pinochet - sous la férule duquel a été réalisée l'hyperlibéralisation de l'économie chilienne et la mise hors d'état, pour la population, de s'y opposer à force de répressions politiques, d'arrestations, de tortures, d'assassinats généralisés - jouit, comme on vient de le dire, d'impunité et sa nomination de sénateur à vie, l'an passé, a choqué le monde entier.
Le problème de l'impunité des crimes commis par cette dictature empoisonne aujourd'hui le climat politique.
Patricio Ortiz a été arrêté en arrivant en Suisse, parce qu'une demande d'extradition avait été formulée. L'enchaînement des faits est remarquable.
Patricio Ortiz n'est pas un criminel au sens de la loi suisse. Il a été condamné à vingt ans d'emprisonnement pour activités politiques subversives et clandestines par un tribunal militaire. Auparavant, il avait été inculpé du meurtre d'un policier commis lors de son arrestation. Néanmoins, il avait été acquitté par un tribunal civil. C'est alors que la justice militaire l'a réclamé pour le juger, la juridiction militaire et la juridiction civile devant, selon les lois chiliennes en vigueur, être saisies toutes deux des crimes dits politiques.
Patricio Ortiz s'est évadé une première fois avec six compagnons. Il a été immédiatement repris et son frère est mort au cours de l'arrestation. Ayant réussi sa deuxième évasion, il s'est rendu chez sa soeur domiciliée depuis longtemps à Zurich. Celle-ci a fait immédiatement une déclaration explicative à l'Office fédéral des étrangers. Six jours plus tard, cette déclaration a été transmise aux autorités militaires chiliennes qui présentèrent alors une demande d'extradition. Tout cela dénote une excellente coopération entre notre office fédéral et la police chilienne !
Les deux procédures de demande d'asile et d'extradition s'entrecroisent aux dépens des droits du requérant. Sa détention, qui dure depuis dix mois, est assortie d'une mise au secret - vingt-trois heures d'enfermement et vingt minutes de promenade par jour. Ces faits sont attestés par ceux qui côtoient Patricio Ortiz, notamment par sa soeur Stella avec qui je me suis longuement entretenue.
Ces conditions choquent énormément les avocats de Patricio Ortiz et les organisations qui le défendent. Elles choquent énormément notre conscience. Elles sont appliquées chez nous à un requérant d'asile dont le seul crime est de s'être opposé aux lois de la dictature. C'est une honte !
Nous sommes nombreux, dans cette salle, à avoir signé ce projet de résolution et nous remercions ce Grand Conseil de le renvoyer au Conseil fédéral.
Cette résolution demande donc la libération immédiate de Patricio Ortiz, l'octroi à son profit du droit d'asile et le refus de son extradition.
M. Roger Beer (R). Si Pierre Marti et moi avons cosigné cette proposition de résolution, c'est bien pour montrer qu'en dépit de nos divisions sur les objectifs budgétaires ou politiques fondamentaux de notre canton nous sommes évidemment sensibles à ce qui se passe dans d'autres pays. Nous estimons, nous aussi, que le Grand Conseil doit donner un signe à la Confédération en faveur de la libération d'une personnalité qui se trouve dans une situation extrêmement difficile sans que cela soit de sa faute.
Nous ne pouvons qu'être d'accord avec l'amendement proposant d'adresser les invites au Conseil fédéral plutôt qu'à notre Conseil d'Etat. Il s'agit en fait de corriger une erreur de rédaction.
Le président. Je mets aux voix la proposition d'amendement des auteurs de cette résolution. Elle consiste à remplacer l'invite au Conseil d'Etat par :
«invite le Conseil fédéral, autorité de tutelle de l'Office du procureur...»
Mis aux voix, cet amendement est adopté.
Mise aux voix, cette résolution ainsi amendée est adoptée et renvoyée au Conseil fédéral.
Elle est ainsi conçue :
Résolution(368)
demandant la libération de Patricio Ortiz et l'octroi, à son profit,du droit d'asile
Le GRAND CONSEIL de la République et canton de Genèveconsidérant :
- que Patricio Ortiz, militant opposé à la dictature chilienne, évadé d'une prison de haute sécurité du Chili, a demandé l'asile politique en Suisse, a été arrêté et incarcéré suite à la demande d'extradition des autorités chiliennes et est détenu dans des conditions très dures dans une prison zurichoise ;
- que la démocratie n'est pas rétablie au Chili et que les lois de la dictature y ont toujours cours ;
- que le cas de Patricio Ortiz y relève de la justice militaire ;
- que le général Augusto Pinochet, auteur du coup d'Etat militaire de septembre 1973 qui a renversé le gouvernement démocratiquement élu du président Salvador Allende, est devenu sénateur à vie au Chili ;
- que cette nomination va à l'encontre des principes de la démocratie ;
- que les autorités fédérales ont déclaré le général Pinochet persona non grata;
- que selon le Rapport annuel 1997 d'Amnesty International, les procédés d'incarcération des prisonniers politiques au Chili ne permettent aujourd'hui aucunement de penser que Patricio Ortiz ne serait ni torturé, ni tué ;
- que des informations parues dans la presse de la semaine du 4 mai 1998 révèlent l'existence au Chili, au lieu-dit "; Colonia Dignitad ", d'un camp de concentration en activité où, depuis l'avènement de la dictature militaire, des prisonniers politiques sont toujours incarcérés ;
invite le Conseil fédéral, autorité de tutelle de l'Office du Procureur de la Confédération,
- à ordonner sans délais la libération de Patricio Ortiz,
- à lui octroyer le statut de réfugié politique,
- à refuser en conséquence son extradition.