République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 12 juin 1998 à 17h
54e législature - 1re année - 9e session - 28e séance
M 1219
EXPOSÉ DES MOTIFS
Depuis 7 longues années, la branche du bâtiment est en crise. Le nombre élevé de licenciements et les spoliations résultant des ponctions opérées par certains responsables d'entreprises sur les sommes considérables des assurances sociales, frappent en premier lieu les travailleurs qui ont fait les frais au premier chef de la crise. Certains décideurs, banquiers ou autorités, ont cru bon de mettre sous perfusion des entreprises en recourant à des expédients temporaires et illusoires. Ainsi cette branche de l'économie est aujourd'hui dans un état de délabrement extraordinaire. A tel point que personne ne peut dire quand et à quel niveau le marché va se stabiliser.
Il s'agit pour les autorités de mettre un frein à un phénomène destructeur qui s'exprime de la manière suivante ; plus certaines entreprises sont en difficulté, plus elles cassent les prix et plus elles mettent en danger toutes les entreprises qui sont saines et notamment celles qui pourraient potentiellement stopper ce cercle vicieux.
Les grands travaux de construction que notre Grand Conseil étudie aujourd'hui (traversée de Vésenaz, rénovation de certains ponts, etc.) vont peut-être être adjugés à des entreprises qui se soustraient aux règlements établis grâce à ces fameuses reconnaissances de dettes, subterfuge mis en place pour détourner les exigences légales relatives à la nécessité pour les entreprises d'être à jour avec leurs cotisations sociales. Dans ces conditions, il nous paraît peu probable que ces grands travaux réclamés à corps et à cri par certains soient à même de stabiliser le marché.
De même, nous ne sommes pas certains que les arriérés d'impôts dus par des entreprises au bord de la faillite ou en sursis concordataires soient réellement payés. Si tel n'était pas le cas on serait devant une inégalité de traitement inacceptable et un abus manifeste des autorités.
Pour toutes ces raisons, nous prions le Conseil d'Etat de bien vouloir étudier, de toute urgence, les modalités réglementaires qui permettent de rétablir les règles du jeu identiques pour tous, petits et gros entrepreneurs/constructeurs, et ce avant toutes nouvelles adjudications.
Forts de ces explications, nous espérons que l'ensemble des députés de notre Grand Conseil réservera un bon accueil à la présente motion.
Débat
M. Rémy Pagani (AdG). Cette proposition de motion mériterait d'amples développements, mais vu l'heure tardive je m'efforcerai de me limiter à l'essentiel.
La faillite Ambrosetti est le point de départ de cette motion. Cette entreprise a laissé sur le carreau, si j'ose cette expression, pour 9 millions de primes d'assurance-accident et de cotisations au deuxième pilier. La facture est d'autant plus lourde pour les travailleurs que l'Etat a adjugé un certain nombre de travaux à l'entreprise Ambrosetti en sachant que celle-ci était depuis des années dans une position des plus incertaines, voire au bord de la faillite.
En approfondissant la problématique, je me suis rendu compte qu'un certain nombre d'entreprises faillies - je pense à celle de Jean-Pierre Magnin - avaient obtenu légalement des autorisations de la part de l'Etat. Plus grave, le département de M. Moutinot a délivré une autorisation à l'entreprise de ferblanterie Girardet et successeurs. Elle travaille actuellement sur le chantier de Saint-Antoine, bien qu'elle ait déposé son bilan et fait faillite le 30 janvier 1998. L'office des faillites a déclaré cette faillite frauduleuse, le procureur général a classé le dossier et, tout à coup, cette entreprise est ressortie du bois et s'est inscrite au registre du commerce sous «Sanitaire Evolution». Alors que le règlement de la loi sur les marchés publics ne tient pas compte des entreprises qui ont moins de trois ans d'existence, Sanitaire Evolution a obtenu les autorisations nécessaires et les adjudications du département des travaux publics.
Ce cas - je pourrais en citer d'autres - illustre de nombreux dysfonctionnements, ce d'autant plus que la masse en faillite a été détournée pour être remise dans la nouvelle société Sanitaire Evolution.
Certains ne manqueront pas de reprocher à cette motion de mettre les emplois en cause. Il n'en est rien. Je vous rappelle que globalement le marché de la construction reste le même. Il s'agit simplement d'épurer - je pèse mes mots ! - pour que les entreprises qui s'astreignent à une saine gestion puissent subsister et ne soient pas entraînées par les autres dans les bas-fonds de l'économie actuelle du bâtiment.
Les lois et les règlements sont relativement précis. Je m'étonne donc que l'Etat se prête à ce jeu, d'autant plus que la CNA, qui doit valider le paiement des cotisations sociales, accepte, sur la base de reconnaissances de dettes, de délivrer des certificats qui, à mon avis, sont limites sur le plan juridique.
Il en est de même pour le deuxième pilier. Alors que le patronat ponctionne la part des travailleurs, il fait établir pour la sienne des reconnaissances de dettes par les caisses du deuxième pilier. De ce fait, il bénéficie d'un certain nombre d'adjudications de l'Etat.
Même si quelques-uns de mes collègues syndicalistes s'en satisfont, j'estime que cette situation ne peut plus durer.
Je souhaite que la commission des travaux étudie rapidement ce problème, rétablisse la procédure objective et réelle qui figure dans le règlement actuel. Si certains abus ne pouvaient pas être combattus par le biais de la réglementation actuelle, qu'elle propose un nouveau règlement, voire une nouvelle loi.
M. Jean-Pierre Gardiol (L). Je voudrais apporter quelques précisions au sujet de cette motion.
Après en avoir pris connaissance, je me suis demandé si les motionnaires n'avaient pas participé, avec les partenaires sociaux de la construction et le DAEL, aux innombrables séances qui se succèdent depuis des mois, dans le but précis de fixer solidement les règles de soumission et d'adjudication, à la suite de l'adhésion du canton de Genève à l'Accord intercantonal sur les marchés publics.
Suivant de près ces travaux tripartites, je ne peux que partager le souci des motionnaires que les maîtres d'ouvrages publics ne confient aucun travail, quel qu'il soit, à des entreprises qui n'ont pas acquitté toutes les cotisations légales, sociales et conventionnelles, y compris les impôts à la source et les primes CNA.
Effectivement, nous avons découvert la pratique toute particulière et scandaleuse de la CNA dans la délivrance de ses attestations pour ce qui est des cotisations dues par les entreprises.
J'ai particulièrement apprécié l'exposé des motifs qui recouvre quasiment parfaitement la politique suivie par les associations professionnelles patronales et leurs partenaires syndicaux, afin d'écarter sans pitié du marché les canards boiteux qui, croyant pouvoir surnager en cassant les prix, finissent pas précipiter les entreprises saines et les emplois dans une situation catastrophique, avec des incidences économiques et sociales désastreuses pouvant mettre la paix sociale en danger.
Je voudrais d'emblée rassurer les motionnaires en leur rappelant qu'à Genève les pouvoirs publics et les partenaires sociaux ont, depuis fort longtemps, exercé un contrôle sévère sur les conditions d'accession des entreprises aux marchés publics, notamment en obligeant les soumissionnaires de prouver qu'ils sont en ordre avec le paiement de leurs cotisations légales et conventionnelles.
Très régulièrement, nous rappelons les cas que vous avez cités au département des travaux publics, mais parfois nous ne sommes malheureusement pas écoutés.
Je puis assurer que les entreprises et les membres affiliés aux caisses de compensation du bâtiment se soumettent depuis longtemps à une auto-discipline de fer. Les entreprises non membres sont contrôlées par l'office cantonal de l'inspection et des relations du travail qui exerce cette fonction avec une très grande sévérité.
L'entrée en vigueur de l'AIMP a fourni les bases légales nécessaires pour accroître ce contrôle et l'élargir à d'autres cotisations et obligations ne relevant pas directement des caisses de compensation du bâtiment.
Il s'agit principalement des primes d'assurance-accident versées à la CNA et du paiement des impôts à la source à l'administration fiscale.
Effectivement, ces dernières années, nous avons vu des travaux adjugés à des entreprises qui devaient des centaines de milliers de francs à l'impôt à la source, ce qui est absolument anormal.
Je suis à même de préciser que les modalités pratiques visant à harmoniser les conditions de ce contrôle sont sur le point d'aboutir avec l'administration fiscale et la direction de la CNA.
Je profite de cette occasion pour remercier Mme Micheline Calmy-Rey et M. Laurent Moutinot de leur compréhension et surtout de leur soutien concret pour garantir que les travaux des collectivités publiques ne soient adjugés qu'à des entreprises assumant totalement leurs obligations.
S'agissant des cotisations à la prévoyance professionnelle, les caisses de compensation du bâtiment n'ont jamais délivré d'attestations sur la base d'une reconnaissance de dettes signée par l'entrepreneur, comme cela apparaît dans les considérants de la motion.
En conclusion, je dirais que nous étudierons de près cette motion en commission, mais qu'une large part du travail a déjà été effectuée ces derniers mois.
Mme Alexandra Gobet (S). La loi sur les marchés publics ne recouvre pas l'ensemble des transactions.
Il est des clauses et des usages auxquels nous sommes attachés au plan cantonal. Nous désirons les voir respectés par les adjudicataires venant d'autres cantons et d'autres pays.
Sur le plan genevois, le parti socialiste a initié un contrôle accru du respect des assurances sociales. Il a également initié la poursuite de tels contrôles après l'adjudication des travaux et jusqu'à la clôture des chantiers, contrôles également opérés chaque fois que des avances sur les prestations sont sollicitées par les entreprises.
Nous sommes attachés aux conventions collectives en vigueur non seulement au niveau des cotisations sociales, mais également pour ce qui est du respect des normes salariales, des horaires de travail, du principe d'égalité entre les travailleurs, des rémunérations en cas d'incapacité de gain.
Une fois les travaux de la commission terminés, nous demanderons au Conseil d'Etat d'envisager jusqu'à la fin des chantiers adjugés l'extension de ce qui est demandé par les motionnaires.
M. Walter Spinucci (R). Je soutiens cette motion qui a le mérite de rappeler non seulement au Conseil d'Etat mais à toutes les autorités adjudicatrices qu'il faut absolument exiger le respect des articles 28 et 35 du règlement sur la passation des marchés publics dans le domaine de la construction.
Cette motion rappelle aussi qu'il est indispensable de cesser de porter à bout de bras des entreprises qui, manifestement, ne sont plus viables.
M. Laurent Moutinot, conseiller d'Etat. La motion de l'Alliance de gauche, qui a le soutien de M. Gardiol et l'appui des deux orateurs qui se sont exprimés, marque un tournant important.
Jusqu'à ce jour, il me semblait que l'on aidait surtout à la survie des entreprises en difficulté, ce qui impliquait forcément certains accommodements.
Aujourd'hui, vous vous accordez tous à dire, en ce qui concerne la construction, qu'il n'est plus question de ces faveurs, l'intérêt bien compris des entreprises et des travailleurs voulant que les premières assument la totalité de leurs charges.
Je prends acte de ce changement important et je rejoins les propos des orateurs. Il faut que les adjudications des travaux de l'Etat soient faites dans le strict respect des règles, notamment sur la base du paiement des cotisations et des charges sociales.
Mon département est, bien sûr, tributaire des attestations délivrées par les uns et les autres, mais je n'ai pas la naïveté de croire à l'exactitude de toutes ces attestations.
Pour obtenir un changement dans la pratique de certaines institutions, il convient d'agir de concert et les problèmes soulevés par cette motion sont mis à l'ordre du jour de l'ancienne commission L 6 2 - actuellement L 6 0,5 - entre les partenaires sociaux et l'Etat.
Monsieur Pagani, vous avez parlé d'une entreprise active à Saint-Antoine et dénoncé certains faits. Ne les connaissant pas, je vais les vérifier et y reviendrai à la prochaine occasion.
Après avoir été mis en faillite, l'entrepreneur Magnin a effectivement obtenu une autorisation de construire, c'est-à-dire un acte administratif que n'importe qui, et quel que soit son statut, peut obtenir. Il ne s'agit donc pas d'une adjudication de travaux par l'Etat à une entreprise en faillite.
J'admets que la délivrance d'une autorisation de construire à une personne en faillite peut soulever des questions, mais la loi ne l'interdit pas.
Nous pouvons imaginer que la masse en faillite intervienne dans une telle procédure, ce qui me paraîtrait plus juste. Nous sommes en train d'examiner la question.
Ce cas mis à part, cette motion pose clairement le problème des exigences strictes que l'Etat doit avoir à l'égard de lui-même et des entreprises lorsqu'il est question d'argent, de travaux et d'engagements. Nous y veillerons.
Mise aux voix, cette motion est adoptée.
Elle est ainsi conçue :
Motion(1219)
concernant l'adjudication de travaux par l'Etat aux seules entreprises totalement en règle avec leurs cotisations sociales et leurs impôts.
Le GRAND CONSEIL de la République et canton de Genèveconsidérant :
- les règlements cantonaux régissant les conditions d'adjudication des travaux des collectivités publiques soit :
• F 2 10. 03 (obtention de la main-d'oeuvre étrangère)
• J 1 55. 04 (obtention de commandes des services publics)
• L 6 05. 01 (adjudication de travaux publics) ;
- que la faillite de l'entreprise Ambrosetti a mis en évidence, entre autre, un trou d'environ 9 millions concernant les primes d'assurances sociales (assurance accident et 2e pilier) ;
- que le promoteur et constructeur J.-P. Magnin a obtenu le 1er avril 1998 une autorisation de transformation d'immeuble (Feuille d'Avis Officielle) alors qu'il a été mis en faillite ;
- que des fondations LPP prétendent faussement sur la base d'une reconnaissance de dettes signées par l'entrepreneur, que ledit entrepreneur ou promoteur est en ordre avec le versement des prestations sociales qui lui incombent ;
- que le dumping pratiqué en matière de prix par certaines entreprises du bâtiment au bord de la faillite affaiblit l'ensemble de la branche et notamment celles qui se révèlent porteuses des plus grandes potentialités ;
- que le non-paiement des assurances sociales par le moyen d'une reconnaissance de dette, non seulement contrevient à la loi mais permet une concurrence déloyale et constitue une inégalité de traitement vis-à-vis des entreprises qui respectent leurs salariés ;
- qu'il n'est pas prouvé que l'autorité perceptrice d'impôts n'a pas délivré ou ne délivre pas des attestations dans les mêmes conditions ;
- que de toute évidence, les règlements actuels concernant l'adjudication de travaux publics ne garantissent plus le respect des obligations patronales en matière d'assurances sociales ;
- qu'il est choquant que les autorités favorisent les entreprises qui violent la réglementation au détriment de celles qui la respectent et qui par cette pratique illégale de l'Etat, ne sont plus en mesure de résister à la sous-enchère ;
invite le Conseil d'Etat
à étudier et proposer à notre Grand Conseil les modifications légales qui permettent que les entreprises, qui payent réellement leurs cotisations sociales et qui ne sont pas en situation de cessation de paiement ou en sursis concordataire ou à la veille de déposer leur bilan ne soient pas pénalisées.
La séance est levée à 23 h 25.