République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du lundi 8 décembre 1997 à 17h
54e législature - 1re année - 2e session - 58e séance
E 878
Le président. Je prie l'assistance de bien vouloir se lever.
Monsieur Claude Haegi, vous êtes appelé à prêter serment de vos fonctions de député au Grand Conseil. Je vais vous donner lecture de la formule du serment. Pendant cette lecture, vous tiendrez la main droite levée, et lorsque cette lecture sera terminée, vous répondrez soit «Je le jure» soit «Je le promets».
Veuillez lever la main droite :
«Je jure ou je promets solennellement, de prendre pour seuls guides dans l'exercice de mes fonctions les intérêts de la République selon les lumières de ma conscience, de rester strictement attaché aux prescriptions de la constitution et de ne jamais perdre de vue que mes attributions ne sont qu'une délégation de la suprême autorité du peuple;
d'observer tous les devoirs qu'impose notre union à la Confédération suisse et de maintenir l'honneur, l'indépendance et la prospérité de la patrie;
de garder le secret dans tous les cas où il me sera enjoint par le Grand Conseil.»
Veuillez baisser la main et rester debout.
(M. Claude Haegi prête serment.)
Le président. Le Grand Conseil prend acte de votre serment. Vous pouvez vous asseoir.
Nous abordons maintenant le point 4 de notre ordre du jour.
4. Discours du président du Grand Conseil.
Le président. Mesdames et Messieurs les députés,
Mesdames et Messieurs les conseillers d'Etat,
Mesdames et Messieurs les députés aux Chambres fédérales,
Mesdames et Messieurs les représentants des autorités communales,
Mesdames et Messieurs les représentants des autorités judiciaires,
Mesdames et Messieurs les représentants des corps diplomatique et consulaire,
Mesdames et Messieurs les représentants des corps constitués,
Mesdames et Messieurs,
La présente cérémonie inspire un certain nombre de réflexions dont le caractère est, je l'espère, suffisamment opportun, voire universel pour les hausser à la mesure de la solennité du lieu.
Le bilan politique des élections de cet automne peut se résumer en un signal qui montre clairement que le souverain, lassé par les stériles confrontations idéologiques, entend substituer la consultation aux affrontements entre une communauté d'intérêts majoritaire et une minorité systématiquement contestataire.
Celle-ci, usant d'innombrables atermoiements et autres instruments constitutionnels d'entrave, fit constamment obstacle à la politique de la majorité.
Ferdinand Bac - écrivain français décédé à mi-chemin du siècle qui s'achève - exprime bien le défaut de cette pratique lorsqu'il écrit, je cite : «L'opposition est un état privilégié : on peut y bombarder le pouvoir sans rien savoir, sans rien faire et sans rien risquer. Quant l'incendie se déclare, on s'installe au balcon d'en face.» - extrait de «La flûte et le tambour».
Le résultat de ce conflictuel procédé s'avère plutôt décevant. Et c'est probablement pourquoi le peuple vient de décider de changer la formule : à la confrontation de tendances, il substitue l'obligation de se concerter.
Car il est vrai que, dans ce pays, il n'existe pas de pouvoir à prendre, tant il est réparti et diffus. Et si quelqu'un, ou un groupe de personnes, s'en saisit - ou tente de s'en investir - il est aussitôt sanctionné par les urnes.
Gouverner ici, dans cette constitution, se résume à administrer de façon consensuelle - soit en demeurant à l'écoute de l'autre et plus généralement des citoyens - plutôt qu'à diriger de manière impérialiste.
Aujourd'hui, un homme politique qui fait preuve d'autoritarisme est immanquablement réprouvé par le peuple. Cela démontre, si besoin est, que la manière d'exercer le pouvoir dans notre pays demeure essentiellement consultative et collégiale.
C'est la première leçon qu'il convient de tirer des récentes élections. Leçon de modestie, leçon de maturité, leçon de solidarité.
Tandis que le monde s'apprête à célébrer à Genève le cinquantenaire de la Déclaration universelle des droits de l'homme, on peut s'interroger sur le sens et la portée de cette charte, élaborée dans le climat de prostration qui suivit le conflit le plus étendu et le plus meurtrier que l'humanité ait jamais connu.
Actuellement, le train de réformes des Nations Unies lancé par le secrétaire général M. Kofi Annan et avalisé par l'Assemblée générale comporte le développement des activités en cette matière. Et Genève en devient le principal forum.
On peut se réjouir de cette nouvelle impulsion donnée à la défense ou à la sauvegarde des droits de l'homme; mais ne devrait-elle pas nous conduire à instituer avec autant de vigueur leur pendant, à savoir les devoirs universels auxquels chaque être humain est astreint ? Tant il est vrai qu'il n'existe pas de droit sans obligation.
Or, en une semblable occurrence, lorsqu'à l'instar de quiconque, un gouvernement prête serment, il s'oblige, avant de s'arroger des droits.
Un groupe de réflexion s'est récemment penché sur cette délicate question des devoirs que l'on voudrait universels. Se référant à l'éthique de quatre principales confessions respectivement bouddhique, musulmane, judaïque et chrétienne, ces personnes ont retenu sept préceptes fondamentaux que j'évoquerai brièvement ici, saisissant l'occasion de la présente circonstance.
La première injonction rend chacun responsable de ses actes et de ses propos. Elle pose ainsi le principe suprême du comportement individuel : attitude autonome qui relève de l'être à la fois solitaire et solidaire. Cette indépendance impliquée, relativisée, constitue l'essence même de la condition humaine.
Le second précepte s'inspire de l'obligation ordonnée par chacune des confessions mentionnées, qui contraint à ne pas tuer, autrement dit à respecter la dignité et l'intégrité d'autrui. Cette règle paraît évidente ! Et pourtant, elle est transgressée quotidiennement et à des milliers de reprises. Il est donc à la fois vain mais non moins nécessaire de ne cesser de la rappeler.
Troisième incitation : le respect de la propriété matérielle et intellectuelle. L'histoire montre, encore tout récemment, que les sociétés qui ont tenté de supprimer la propriété en tant que principe constitutionnel, ont échoué dans cette entreprise.
Lorsque Le Corbusier était à Moscou, dans le courant des années 20, pour y concevoir le projet jamais réalisé du Soviet Suprême, il fut confronté aux velléités communautaires visant à supprimer le droit de propriété. En bon terrien, Jurassien de surcroît, il s'est alors écrié : «L'homme sera toujours propriétaire au moins de son manteau !». Ce concept attaché à la possession est inscrit dans notre constitution.
Au titre de la quatrième exhortation, l'obligation biblique de ne pas commettre de faux témoignage incite à s'en tenir au principe de la bonne foi, qui représente l'un des fondements du droit. Or, cette injonction elle aussi, à chaque instant, est bafouée.
En fait, la vérité existe. Il n'y a que le mensonge qu'on invente. Là encore, le devoir est implicite du droit. Pour prétendre au vrai, il faut s'obliger à le mettre en lumière et à s'y tenir.
La cinquième injonction évoquée porte sur la solidarité. Autrui concerne chacun de nous et nul ne peut s'y dérober. On peut à ce sujet se référer à maints auteurs. Parmi eux, Paul Valéry qui a écrit que «l'homme seul est toujours en mauvaise compagnie.» Ainsi, à l'en croire, sommes-nous condamnés à vivre en société, et à partager.
La première phase de ce processus éminemment social, auquel chacun devrait se conformer, implique l'effort de tolérance. A Genève, cité de quatre cent mille âmes, plus de cent trente confessions, côte à côte, pratiquent leur foi en bonne harmonie et dans le respect mutuel. Bel exemple de cette tolérance qui conditionne l'étape suivante : celle de ladite solidarité. Cette vertu au nom de laquelle Lamartine s'écriait : «Je suis de la couleur de ceux qu'on persécute.» N'est-elle pas elle aussi, à chaque instant, maintes fois violée ?
Dans cet ordre d'idées, le sixième précepte en cause oblige à la reconnaissance des convictions d'autrui. Or, ce respect mutuel, qui implique d'être à l'écoute de l'autre, ou cette ouverture d'esprit, est précisément de rigueur dans un parlement dont les forces sont en équilibre et au sein d'un gouvernement très éclectique, tels ceux qui, cet automne, sont issus des urnes.
La septième incitation, enfin, oblige à observer les règles de sauvegarde de notre environnement. Elle est suffisamment explicite en soi pour qu'il ne soit pas utile de s'y attarder ici.
Tous ces préceptes sont autant de règles de conduite qui paraissent évidentes tant elles sont ou furent rabâchées, et qui, pourtant, jour après jour, sont transgressées. Et c'est précisément parce qu'elles sont constamment enfreintes qu'il s'avère opportun de les rappeler à l'occasion d'une cérémonie comme celle que nous célébrons ce soir.
Mesdames et Messieurs les conseillers d'Etat, vous allez prêter serment devant le souverain - ou les personnes qu'il a déléguées pour le représenter. Elles sont l'image ou le reflet du peuple, tandis que vous figurez l'Etat.
Or, si «L'Etat c'est tout le monde et tout le monde ne s'inquiète de personne», vous échouerez dans votre mission. Vous devrez donc aussi vous comporter autrement qu'en tant que détenteurs du pouvoir de l'Etat. Il vous appartiendra de vous montrer humains, de vous comporter en véritables humanistes, afin de vous conformer à l'image de ce que Goethe considère comme le meilleur gouvernement qui est, dit-il, «celui qui nous enseigne à nous gouverner nous-mêmes.» Il s'agit là d'une exhortation à l'autonomie de chacun.
Cette invitation à l'indépendance - par opposition au statut de dépendance dans lequel nous nous complaisons - cette injonction à s'assumer soi-même, introduit notre société entière dans l'âge adulte. Car nous sommes encore trop affectés par l'infantile statut de subordination qui incite à incriminer autrui de tous les maux dont nous souffrons.
Or, c'est bel et bien contre cette mauvaise habitude qu'est dirigée la didactique définition que Goethe nous offre du gouvernement : celui qui conduit chacun à se gouverner lui-même.
Je cède, en guise de conclusion, cet ultime précepte à votre réflexion. Car il s'inscrit à la perfection, par l'esprit et à la lettre, dans le principe même de notre démocratie directe. Cette polyarchie grâce à laquelle chaque citoyen est appelé à participer à la chose publique. Ce système politique dont Churchill disait avec humour «qu'il est le plus mauvais à l'exception de tous les autres.»
Et c'est bien à cause de l'intérêt que suscite cette forme de souveraineté - ou de l'attrait qu'elle exerce - que d'Afrique, de Russie, d'Asie ou d'Amérique du Sud, maintes délégations d'Etats viennent, de mois en mois, dans notre pays et jusque dans notre cité quérir la substance de notre constitution.
Que celle-ci vive ! En dépit des réformes - en cours - qu'elle doit nécessairement subir. Qu'elle déploie ses principes dans le monde, et que le peuple s'y épanouisse ! Autant de souhaits que résument ou traduisent ces trois verbes latins : «Vivat, crescat, floreat !».
(A l'orgue : «Tierce en taille», François Couperin.)