République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 13 juin 1997 à 17h
53e législature - 4e année - 7e session - 30e séance
M 1123
LE GRAND CONSEIL,
considérant:
- qu'une claire priorité doit être donnée à la lutte contre le chômage et l'exclusion;
- que la diminution substantielle de la durée du travail est la mesure la plus efficace pour lutter contre le chômage;
- que la mise en oeuvre du partage du travail bute sur la diminution du salaire, la nécessité de compenser cette baisse de revenus pour les bas salaires et la difficulté de financer une telle compensation;
- que l'Etat employeur doit donner l'exemple;
invite le Conseil d'Etat
1. à lui présenter un projet de loi permettant de soutenir les entreprises qui pratiquent une diminution substantielle de la durée du travail dans le cadre d'un accord entre partenaires sociaux. L'intervention du canton a pour but de favoriser la compensation de baisses de revenus pour les bas salaires.
2. à entrer en négociation avec les syndicats et les associations représentatives des salariés du service public en vue d'une réduction de la durée du travail de 10% et la création simultanée de 2000 emplois à l'Etat, dans les établissements publics autonomes et dans les établissements publics médicaux, selon les modalités figurant dans l'exposé des motifs du présent projet de motion.
EXPOSÉ DES MOTIFS
La dimension structurelle de la crise n'échappe plus à personne. Sans contester le bien-fondé des mesures récemment adoptées par le Grand Conseil pour favoriser le maintien ou la création d'entreprises, nous sommes obligés de constater qu'elles sont parfaitement insuffisantes au regard de la gravité du chômage.
Le traitement social du chômage est certes exemplaire à Genève. Mais pour combien de temps? Si le nombre des sans-emploi devait encore augmenter ces prochaines années ou simplement se stabiliser à un niveau élevé, on peut craindre que l'Etat, étouffé par le poids de la dette, ne puisse plus maintenir intégralement ses prestations actuelles. Dans ce cas, en effet, un jour vient inévitablement où la dette pèse trop lourd dans le budget, restreignant d'autant les prestations de l'Etat dans le domaine social en particulier.
A Genève, l'exclusion ne concerne encore heureusement qu'une petite partie de la population (c'est déjà trop), mais elle pèse comme une menace sur une frange non négligeable de la société. Le principal danger réside aujourd'hui dans la déchirure sociale. Pour y parer, les écologistes européens proposent depuis longtemps une politique qu'ils ont résumée par le slogan: «Travailler moins pour travailler toutes et tous et vivre autrement».
Il ne fait aucun doute aujourd'hui que seul le partage du travail peut avoir un effet massif sur le chômage. Le Conseil d'Etat l'a d'ailleurs lui-même admis lorsqu'il a présenté son bilan de demi-législature. Hélas, on en est, comme souvent, resté aux déclarations d'intention. Relevons en particulier que les négociations prévues entre le Conseil d'Etat et le Cartel sur la réduction de la durée du travail dans le service public n'ont jamais été entamées. Notons également que l'Etat peut, à l'heure actuelle, accorder des abattements fiscaux à des entreprises s'installant dans le canton. En revanche, il ne pourrait prendre la même mesure en faveur d'entreprises, déjà installées, qui réduiraient la durée du travail dans le but de sauver ou de créer des postes de travail.
Le partage du travail est la mesure la plus efficace contre le chômage
Le partage du travail est la mesure la plus efficace contre le chômage, mais il n'est pas facile à mettre en oeuvre. Pour que la réduction du temps de travail ait un impact sur le taux de chômage, elle doit être importante: 10% au minimum, 20% dans l'idéal. Au-dessous, les gains de productivités et les heures supplémentaires absorbent tout.
Or, beaucoup d'entreprises (notamment, la plupart des PME) n'ont pas les moyens de réduire significativement la durée du travail sans réduire proportionnellement les salaires. Les collectivités publiques sont, nous le savons trop bien, dans la même situation. L'Etat pourrait certes augmenter la ponction fiscale en imposant davantage les gros revenus et la fortune. Nous restons favorables à de telles mesures à l'heure où les revenus du capital s'accroissent au détriment de ceux du travail. Nous constatons toutefois que toutes les propositions allant dans ce sens se heurtent à un refus pour des raisons idéologiques et à cause du risque d'évasion fiscale. Il se pose également une question d'équité entre les salariés du secteur public et du secteur privé. On ne voit pas bien, en effet, comment dans la situation actuelle les salariés du privé pourraient arracher la semaine de 32 ou de 36 heures sans une baisse, au moins partielle de salaire. Quant à financer l'entier de la compensation de la baisse de revenus dans l'ensemble de l'économie par une augmentation de la fiscalité directe, il ne faut simplement pas y penser. Le rapport de force étant ce qu'il est, nous avons le choix entre:
- nous accrocher à des idéaux irréalisables - une diminution massive du temps de travail sans diminution de salaire -, acceptant en fin de compte que la situation sociale continue à se dégrader et le chômage à croître;
- formuler des propositions qui tiennent compte de la situation économique et du rapport de force politique pour constituer une alternative solidaire réaliste, à opposer aux différentes variantes néolibérales, qu'elles émanent d'un gouvernement mono ou multicolore.
S'il est impossible d'espérer faire aboutir aujourd'hui des revendications comme les 32 heures pour tous sans réduction du salaire, il n'est pas plus réaliste de demander à tous les salariés de réduire leurs revenus d'un cinquième. Pour nombre d'entre eux une telle baisse de revenu est insupportable. D'autre part, cette baisse aurait probablement des conséquences macroéconomiques négatives. Dans un sens ou un autre, il faut se garder de demander l'impossible, parce que, pendant que l'on glose, la déchirure sociale s'accentue. En fait, toutes les expériences actuelles du partage du travail en Europe se fondent sur des compensations partielles de la baisse du revenu du salarié, par l'entreprise et, dans certains cas, par les pouvoirs publics.
Le partage du travail exige un compromis social
Pour sortir de ce dilemme, les propositions présentées au Parlement européen et défendues notamment par Michel Rocard sont certainement intéressantes. Elles consistent à favoriser le partage du travail en modulant les charges sociales en fonction de la durée du travail. On allège les charges sociales pour les heures inférieures à la durée du travail que l'on souhaite encourager. On les alourdit pour les heures travaillées en sus. Avec un bémol, tout de même, si ces mesures s'avèrent incitatives, on est obligé de trouver un complément de financement pour les assurances sociales, par exemple par une taxe sur l'énergie, comme le proposent les Verts suisses.
Compte tenu des particularités du système politique helvétique, il est peu probable qu'une telle solution soit praticable en Suisse avant de longues années. C'est pourquoi il convient, dans la mesure des possibilités budgétaires du canton, de trouver des solutions à l'échelle locale.
Dans ce contexte, le partage du travail exige un compromis social, dûment négocié, branche par branche, voire entreprise par entreprise. Dans certains cas, lorsque les salaires de la branche sont modestes, les partenaires sociaux ne peuvent trouver un accord que si l'Etat intervient pour financer une compensation modulée en faveur des bas et des moyens salaires. Il serait évidemment logique que ce soit la caisse d'assurance-chômage qui intervienne en premier lieu.
Il ne paraît pas inutile toutefois que le canton puisse donner un coup de pouce lorsqu'un accord permettant de créer ou de sauvegarder des emplois est proche d'aboutir. D'une manière ou d'une autre, tout emploi sauvegardé ou créé a un impact positif sur les enveloppes budgétaires de l'aide aux chômeurs en fin de droit ou du RMCAS.
Nous demandons donc au gouvernement de présenter un projet de loi donnant la possibilité à l'Etat de soutenir financièrement les entreprises réduisant d'au moins 10% la durée du travail, sur la base d'un accord négocié avec leur personnel. Dans une première étape, la somme mise à disposition, 20 millions de francs par exemple, devrait être suffisante pour encourager des expériences pilotes à une large échelle. L'aide peut passer par des abattements fiscaux ou une subvention de durée déterminée. Elle a pour but de limiter la baisse des revenus pour les bas et moyens salaires et de rendre ainsi l'accord acceptable.
Dans notre esprit, un tel projet de loi devrait être accompagné d'une source de financement, fondée sur des impôts ou des taxes visant les grands bénéficiaires de la situation actuelle, soit les actionnaires et les cadres supérieurs dont la rémunération tend à prendre l'ascenseur. Nous laissons toutefois le Conseil d'Etat juge de l'opportunité politique d'une telle solution, car à trop charger le bateau, on risque le naufrage. Compte tenu de l'urgence de la situation, il nous paraît difficile de faire dépendre directement l'application de mesures en faveur du partage du travail, de décisions de nature fiscale. Cela tout particulièrement dans un canton où la fiscalité a effectivement un caractère redistributif marqué.
Pour une diminution de 10% de la durée du travail dans le service public
L'Etat employeur peut et doit donner l'exemple et c'est pourquoi nous proposons une diminution de 10% de la durée du travail dans le service public. Cette diminution peut prendre la forme d'une diminution hebdomadaire de la durée du travail (36 heures), d'un allongement des vacances, de semestres ou d'années sabbatiques, selon la nature du poste et les souhaits des salariés du service public.
Nous ne proposons pas un diktat du Conseil d'Etat, qu'il soit monocolore ou non, mais bien la définition d'une prise de position de l'employeur en vue de l'ouverture de négociations avec les syndicats et les associations représentatives des salariés du service public.
Etant donné la suppression massive de postes à laquelle il a déjà été procédé, le partage du travail dans la fonction publique ne doit pas avoir pour objet de faire des économies, mais de créer des emplois. Entre 1991 et 1996 en effet, 2779 postes ont été supprimés, soit 9% des postes existant en 1991 (postes complets selon budgets pour le personnel de l'Etat, des établissements publics autonomes et des établissements publics médicaux).
L'approche proposée est la suivante: les salariés du service public acceptent une réduction de la durée de travail de 10% selon le principe de la réduction proportionnelle des salaires; l'Etat s'engage en échange à rétablir les mécanismes salariaux et à créer au moins 2000 postes à l'Etat, dans les établissements publics médicaux et les établissements publics autonomes. Une compensation dégressive de la perte du revenu mensuel est prévue pour les bas et moyens salaires, définis en fonction du salaire médian à Genève (5000 F en 1994). En d'autres termes, ceux dont le salaire brut total est inférieur au salaire médian genevois recevraient une compensation intégrale. Au-dessus de ce niveau, la compensation diminuerait graduellement jusqu'à devenir nulle. Cette dégressivité est nécessaire pour maintenir une certaine cohérence dans la grille des salaires de l'Etat.
Dans notre esprit, les postes à temps partiel ne doivent pas être affectés par la diminution d'horaire. A savoir, par exemple, qu'une personne travaillant aujourd'hui à mi-temps continuerait à travailler 20 heures par semaine.
Les compensations proposées sont supportables sur le plan budgétaire. Les travailleurs du service public genevois jouissent pour la plupart d'un haut degré de formation, qui s'accompagne d'une rémunération correspondante. Dans la fonction publique, les salaires bruts inférieurs au salaire médian genevois ne représentent qu'une petite minorité. D'autre part, le système des annuités et la prime de fidélité font qu'une réduction de 10% du salaire dégage à court et même à moyen terme une économie nettement supérieure à la somme exigée par l'embauche de nouveaux salariés. Cette «cagnotte» peut être sensiblement augmentée, si l'on a soin de n'engager que des hommes et des femmes du terrain, à l'exclusion des cadres et des «petits chefs», dont la prolifération a été critiquée à juste titre par les syndicats.
L'impact global d'une telle mesure devrait, il est vrai, être soigneusement évalué en prenant compte de l'impact sur les recettes fiscales, les répercussions sur les budgets d'assistance et le traitement social du chômage. Il faudrait également mesurer les effets induits positifs sur l'ensemble de l'économie de la création de 2 000 emplois.
La diminution du temps de travail doit s'accompagner du rétablissement des mécanismes salariaux
Disons-le clairement: les Verts excluent toute possibilité de demander aux salariés de la fonction publique la diminution du temps de travail et du salaire sans que soit garantie l'application future des mécanismes salariaux. On sait en effet que le salaire réel dans la fonction publique a baissé de plus de 8% depuis le début de la crise. Nous ne nions pas que la grille des salaires de la fonction publique a été négociée alors que le marché du travail et le rapport de force social étaient très favorables aux salariés du service public. C'est ce qui explique qu'un important sacrifice ait pu être consenti sans conséquences sociales insupportables. Mais cette détérioration ne peut pas se poursuivre indéfiniment. La reprise de l'indexation, des annuités et de la progression de la prime de fidélité se justifie donc parfaitement dans le cadre d'une réduction de la durée du travail de 10%.
Nous vous remercions, Mesdames et Messieurs les députés, de faire bon accueil à ce projet de motion.
Débat
M. David Hiler (Ve). J'interviendrai cette fois uniquement sur le volet concernant le secteur public. Nous souhaitons que l'Etat-employeur cherche avec les associations représentatives de la fonction publique des solutions pour introduire le partage du travail dans la fonction publique et l'ensemble du secteur public.
Mais, à l'évidence, les difficultés, ici, apparaissent de façon plus concrète et plus claire. Aujourd'hui, l'employeur n'a certainement pas les moyens de décréter la semaine de trente-six heures en prenant la différence à sa charge, c'est-à-dire en maintenant les salaires au même niveau. Nous le savons; nous connaissons le déficit de l'Etat de Genève; une telle mesure n'est pas envisageable. Nous souhaitons seulement parvenir à protéger un certain nombre de gens dans le cadre du passage de quarante à trente-six heures de travail.
Nous avons ciblé les personnes gagnant moins de 5 000 F. Ce chiffre ne relève pas du hasard : 5 000 F est un salaire médian à Genève. Environ 50% des gens gagnent 5 000 F ou moins et vice versa, à plein temps. C'est pourquoi nous avons choisi ce chiffre. Nous vous suggérons donc une prise de position de négociation du Conseil d'Etat : celle que le parlement recommanderait au Conseil d'Etat.
Cette négociation comporte un autre aspect : savoir comment il faudra moduler les salaires de plus de 5 000 F. Nous le disons sans état d'âme : les personnes qui ont un salaire de 8 000 F diminué de 10% pourraient supporter ce sacrifice. C'est un peu plus délicat quand on se rapproche du seuil des 5 000 F. Cela implique une discussion intéressante, importante, et représente l'enjeu de négociation.
Mais - et j'insiste sur ce point - nous ne ferons pas avaler à la fonction publique une diminution du temps de travail, dont une large part, au niveau du coût, serait assumée par les fonctionnaires, si elle n'a pas pour but de créer des emplois. C'est pour cela que cette motion dit clairement et nettement que le but de l'opération est d'en créer un certain nombre; nous avons dit deux mille, et nous sommes à peu près certains que notre proposition est réalisable.
Mais elle comporte un bémol dont il faudra discuter. Jusqu'à présent, le salaire réel de la fonction publique a été baissé de 10%, et il paraît alors difficile de demander à la fois une diminution du salaire réel par des non-compensations de l'indexation, tout en demandant pour une majorité des salaires de la fonction publique une diminution de 10% correspondant à une diminution de 10% du temps de travail.
Nous pensons que cette proposition doit être soigneusement étudiée en commission. L'essentiel de cette motion devrait être discuté en commission des finances, puisqu'elle concerne la fonction publique; l'autre volet pouvant parfaitement être débattu dans le cadre de l'étude du projet socialiste à la commission de l'économie. Je vous suggère donc de renvoyer ce projet à la commission des finances, et vous remercie du bon accueil que vous lui ferez.
M. Pierre Kunz (R). Les radicaux se sentent tout à fait prêts à débattre de l'importante question du partage du travail. Ils acceptent donc la motion 1123 avec intérêt.
Une voix. Hypocrite !
M. Pierre Kunz. Mais ils entendent d'emblée écarter les illusions. La diminution du temps de travail ne constitue pas intrinsèquement une mesure efficace pour la création d'emplois, si elle ne s'accompagne pas, pour l'employeur, de gains même minimes de productivité. Ces gains ne sauraient être obtenus sans réduction parallèle des rémunérations. C'est vrai pour les entreprises privées, c'est vrai aussi pour les entreprises publiques.
Par ailleurs, les radicaux entendent dire clairement que s'ils s'associent à l'idée d'une réduction de 10% de la durée du travail et des revenus, dans les services publics, ils ne partagent pas le projet de création d'un nombre d'emplois fixés à deux mille, d'une manière parfaitement arbitraire, par les motionnaires.
Les objectifs de rationalisation du fonctionnement de l'Etat ne sauraient s'accommoder d'une telle décision, d'un tel a priori. Devront être créés les emplois qui s'avéreront, suite à cette modification des horaires de travail, nécessaires au fonctionnement efficace des services publics. Car les emplois fictifs, il faut le souligner, ne peuvent pas satisfaire ceux qui les occupent.
De surcroît, si on se donne la peine d'analyser les conséquences économiques de ces emplois fictifs, eh bien, on s'aperçoit qu'ils détruisent les vrais emplois, ceux qui contribuent à l'élévation ou au maintien du niveau de vie de la collectivité, à l'amélioration de son cadre d'existence.
S'agissant des aides incitatives que l'Etat pourrait imaginer, afin de favoriser le partage du travail dans le secteur privé, les radicaux préconisent une approche individualisée, tenant compte bien évidemment des conditions d'exploitation propres à chaque entreprise, mais aussi une approche respectueuse des aspirations personnelles des employées et des employés. Les radicaux ne sont donc pas favorables, pour le secteur privé, à des décisions de caractère linéaire et corporatiste. Pour rester efficaces, ces aides devraient, d'une manière générale, être dirigées selon nous en priorité vers les travailleurs, et non vers les entreprises. Il nous paraît dès lors que le procédé des ristournes d'impôts aux personnes physiques, appelé aussi «impôts négatifs», devrait être étudié avec soin, car ce procédé qui concerne les bas revenus favorise non seulement le partage du travail mais aussi le retour en emploi des chômeurs.
Avant de conclure, je tiens à dire que les radicaux contestent vigoureusement les affirmations - je ne mets pas M. Hiler en cause - de ceux qui prétendent que le travail est limité; qu'il n'est désormais plus disponible en quantité suffisante. C'est faux ! C'est tout faux ! C'est archifaux ! Le travail est disponible en quantité illimitée. Ce qui manque, c'est une meilleure flexibilité du marché du travail; et ce qui fait obstacle c'est l'insuffisance de moyens financiers destinés à rémunérer les emplois aux conditions exigées.
Tout cela montre d'ailleurs bien que le problème du partage du travail est avant tout, indépendamment des problèmes pratiques et organisationnels, un problème de partage des revenus.
Mesdames et Messieurs, un mot encore pour dire que les radicaux ont apprécié la manière réaliste et mesurée avec laquelle les Verts ont rédigé leur motion.
M. David Hiler. Ça devient compromettant pour nous !
M. Pierre Kunz. J'en suis désolé !
Cette mesure et ce réalisme contrastent avec les textes que l'opposition soumet souvent en matière d'emploi et de partage du travail à ce Grand Conseil. L'esprit d'ouverture qui sous-tend la motion 1123 mérite d'être salué, car il y a là matière à optimisme quant à la réalisation de l'objectif poursuivi. (Rires et remarques.)
Mme Micheline Calmy-Rey (S). Permettez-moi de débuter mon intervention en regrettant le peu d'intérêt manifesté par ce Grand Conseil, en particulier sur les bancs d'en face...
Une voix. Ils n'y connaissent rien !
Mme Micheline Calmy-Rey. Je ne pense pas qu'ils n'y connaissent rien, mais ce sujet pourtant fondamental n'a pas suscité de réflexion de leur part.
Une voix. Mais si !
Mme Micheline Calmy-Rey. A vous entendre, on n'en a pas l'impression !
Pourtant, je le répète, ce sujet est fondamental. En effet, autour du travail se joue, Mesdames et Messieurs, la question sociale de cette fin de siècle, c'est-à-dire la réorganisation de l'articulation des rapports entre le marché, l'Etat et la société civile.
J'aimerais faire trois constats, avec lesquels M. Kunz ne sera certainement pas d'accord, mais comme il a parlé avant moi, il ne pourra pas me contredire - l'avantage est pour moi... (Rires.)
- Le travail manque ou, plutôt, il n'y a pas suffisamment d'emplois. Concurrence accrue, progrès technologiques : on produit de mieux en mieux, de plus en plus, avec de moins en moins de gens. A Genève, ce sont près de trente mille places de travail qui ont été perdues depuis le début de la crise. Dans les services publics aussi, les effectifs ont été diminués.
- La dissociation de la croissance et de l'emploi. On nous avait appris - et on continue de nous dire - que le retour prochain de la croissance va progressivement absorber le chômage. Aujourd'hui, nous devons l'admettre, la croissance génère moins d'emplois. Une étude universitaire a récemment démontré que même en cas de forte croissance un chômage d'environ 4% subsisterait encore. Le chômage comporte une part structurelle qui ne doit rien à la crise et que les méthodes habituelles, c'est-à-dire les possibilités de déversement des emplois d'un secteur sur l'autre et la relance par la consommation, ne résorberont pas.
- Les limites des possibilités de réinsertion. Toutes les politiques de lutte contre le chômage ont reposé sur une certitude : en étant mieux préparé, on peut se réinsérer. Or, au mieux, les politiques de réinsertion constituent aujourd'hui un jeu de chaises musicales qui repose sur le principe suivant : «J'ai trouvé un travail, c'est le tien !». En conséquence, il faut admettre que cette crise n'est pas ponctuelle et que l'interrogation centrale devient alors celle des rapports entre le revenu et le travail et, corrélativement, celle des rapports entre inégalités et justice sociale.
Nous sommes, Mesdames et Messieurs, victimes d'une grave panne de notre système de redistribution des richesses. Le travail salarié a servi de critère à la redistribution des richesses en quasi-exclusivité jusqu'à aujourd'hui; dès lors que le travail salarié vient à manquer, le plein-temps à plein salaire devient aussi un privilège, et de plus en plus de gens ont besoin de l'aide de l'Etat simplement pour pouvoir vivre.
Dans une telle situation, les vieilles rengaines n'ont plus cours, telles que celles assénées par M. Kunz; elles sont hors de propos. Réduire l'Etat n'est pas du tout une solution, c'est même une mesure contre-productive.
Il faut mettre en place des stratégies offensives, dans lesquelles l'Etat a toute sa place comme acteur; stratégies fondées sur des idées neuves. Le partage du travail en est une. Les facteurs clés du succès d'un tel modèle sont réunis dans le projet de loi socialiste et dans la motion déposée par les Verts. Ces facteurs clés sont les suivants :
1) Des décisions prises démocratiquement, à la suite de négociations avec les acteurs concernés et avec l'intervention de l'Etat.
2) Une réduction du temps de travail relativement importante. Les socialistes sont plutôt favorables à une diminution de 20% du temps de travail, alors que les Verts envisagent 10%. Une réduction du temps de travail doit conduire, au moins pour moitié, à de nouvelles embauches.
3) Pas d'augmentation du coût unitaire pour les entreprises. C'est possible si les économies réalisées par les caisses de chômage sont affectées exclusivement au financement des réductions du temps de travail. C'est également possible au moyen d'un financement par les salariés, compensé pour les bas et moyens revenus comme le proposent les Verts. Ces deux mesures ne sont d'ailleurs pas incompatibles; elles peuvent être utilisées en complémentarité.
La motion et le projet de loi prévoient pour l'Etat un rôle expérimental : c'est une bonne proposition, car les services publics connaissent une pression considérable et tous les besoins ne sont pas satisfaits aujourd'hui. De plus, la politique de baisse des effectifs qui a été menée a conduit à des dysfonctionnements dans certains services. Des réengagements seront très certainement nécessaires et utiles.
Le modèle proposé au travers du projet de loi déposé par les socialistes, qui est plus concret, et au travers de la motion, qui pose des principes plus larges, a des avantages évidents : il permet de négocier la flexibilité sans précarité et d'alléger le chômage. Nous sommes bien entendu favorables au renvoi de la proposition de motion en commission.
M. Armand Lombard (L). Puisque mon collègue Kunz ne peut pas répondre à Mme Calmy-Rey, je me permettrai de le faire moi-même, mais probablement avec des propos différents, même s'ils ne sont pas si éloignés. Du reste, la position des uns et des autres n'est pas si éloignée que cela.
Chacun s'accuse de ressortir les vieilles rengaines. Mais, Madame Calmy-Rey, vos propos en contiennent aussi, de même que ceux de M. Kunz, même si c'est dans une moindre mesure.
Je veux m'en tenir à la forme, car tout le monde est d'accord sur le fondement. C'est la façon d'aborder le problème qui diverge, ainsi que la façon de le résoudre. Chacun prend des pincettes en abordant cette discussion difficile et reste sur ses gardes. J'espère que le travail en commission permettra de progresser dans ce dossier.
Tout le monde reste sur la défensive. Je me permets, pour le prouver, de reprendre rapidement les trois critères évoqués par Mme Calmy-Rey que l'on peut voir d'une manière ou d'une autre.
Le travail manque : oui, car il y a des milliers de chômeurs; non, car il reste beaucoup de travail à effectuer sur la terre. Que ce soit en Chine - ce qui est plus facile - ou ailleurs, nous avons beaucoup de travail à faire pour améliorer les conditions de vie. Les réserves de travail sont énormes de par le monde, mais elles se trouvent dans des secteurs inexplorés et non dans les domaines traditionnels. Il faut chercher le travail là où il est; il faut le créer, voire le débusquer en exploitant de nouvelles pistes. Donc le travail manque, mais il ne manque pas vraiment si on va le chercher.
Croissance et emploi : ça peut aller ensemble comme le contraire. Ce qui est important c'est la qualité de cette croissance. Pour une grande chaîne de montage de l'industrie lourde, s'il y a plus de croissance, il n'y aura pas plus d'emplois. Mais une croissance plus qualitative peut permettre une augmentation des emplois. Cette affirmation est vraie et fausse à la fois, tout dépend si on en fait une question de fond ou de forme. La croissance ne peut pas être aussi forte que par le passé, mais elle peut engendrer des augmentations de travail dans de nouvelles conditions. Mme Calmy-Rey a affirmé que même par forte croissance le chômage ne descendrait pas au-dessous de 4%. A mon avis, c'est faux : il descendra bien en dessous, en raison, déjà évoquée, des fantastiques réserves de travail. Seulement, elles demandent des trésors d'innovations et de dynamisme. Ce n'est certainement pas sur les bancs de ce Grand Conseil, vu l'envergure de nos débats, que nous pourrions augmenter de 4% quelque croissance que ce soit.
La limite de réinsertion : nous disposons de formations formidables et des efforts inouïs sont fournis par l'université pour rechercher de nouvelles solutions de réinsertion, de nouveaux moyens pédagogiques, psycho-pédagogiques et pour créer des structures de formation d'adultes. Ces pistes sont intéressantes, mais il faut les étudier et les concrétiser pour permettre la réinsertion des chômeurs. On dit assez qu'il ne sera pas possible d'exercer le même métier toute sa vie. Si c'est vrai - l'hypothèse est assez gratuite - il faut accentuer le domaine de la formation pour permettre aux chômeurs de se réinsérer. Il faut encore faire de gros efforts dans ce domaine, mais nous en recueillerons les fruits.
C'est pour toutes ces raisons que je me réjouis du renvoi en commission de ce projet et de tout projet sur ce sujet. Le rôle expérimental social de l'Etat : lorsque j'étais petit, mon père s'en félicitait. Je n'en ai pas l'expérience. La fonction publique est tellement en retrait qu'elle n'ose pas faire les essais qui sont absolument nécessaires. Je souhaite que cela soit également une piste de développement.
M. René Ecuyer (AdG). L'Alliance de gauche est favorable au renvoi en commission de cette motion.
A notre avis, la lutte contre le chômage passe immanquablement par une diminution importante de la durée de travail. Ce n'est pas une diminution de deux ou trois heures par semaine qui réglera le problème. En effet, avec deux ou trois heures en moins vous trouverez le moyen, Messieurs les patrons, de faire travailler le personnel toujours plus vite. Il faut une diminution drastique de l'horaire de travail, et c'est pratiquement possible sans diminution de salaire.
Je m'explique. Les gains de productivité de ces vingt dernières années ont profité à qui ? Pas aux travailleurs, en tout cas ! Les entreprises ont mis des milliers de personnes au chômage, elles ont baissé les salaires et proposé des emplois précaires.
Dans ce canton, la proportion des millionnaires a augmenté autant que la proportion des chômeurs. C'est dire qu'il y a de l'argent pour lutter contre le chômage. L'autre jour, j'ai entendu M. Kunz dénigrer les mesures du traitement social du chômage. Eh bien ! aujourd'hui, le partage du travail est une mesure de lutte contre le chômage, avec laquelle nous sommes parfaitement d'accord d'entrer en discussion.
L'Etat dans cette affaire peut montrer l'exemple, et il doit le faire.
M. Jean-Philippe Maitre, président du Conseil d'Etat. Il faut distinguer un certain nombre de cas de figure assez différents. C'est ce qui rend ce problème excessivement complexe.
Dans le secteur privé, existent trois types d'entreprises :
- Celles dont hélas on ne parle pas : celles qui ont un volume de travail qui correspond au nombre d'heures que peuvent absorber et produire leurs employés et dont les fluctuations d'effectifs sont modestes. Certaines d'entre elles sont en croissance.
- Celles dont on parle : les entreprises dont la situation est assez difficile. Ce sont les entreprises pour lesquelles il y a objectivement un manque de travail. Dans ce cas, on peut parler de partage du temps de travail, mais, en réalité, on devrait parler du partage du «manque» de travail ! Ce sont les modèles qui ont été expérimentés. Volkswagen est un exemple de préservation du nombre d'emplois par le partage du travail de façon à équilibrer et à répartir le manque de travail.
- Celles, enfin, qui ont un surplus de travail et qui, en raison d'un relatif manque de flexibilité - je rejoins M. Kunz sur ce point - de notre marché de l'emploi, accumulent des heures supplémentaires. C'est un réel problème de voir ces entreprises accumuler des heures supplémentaires, alors que ce surplus de travail pourrait créer des emplois nouveaux.
Pour ce qui est de l'Etat, les paramètres à gérer sont également très complexes car contradictoires. Il faut réaliser des économies : c'est évident. Une partie prépondérante du budget de l'Etat est constituée par la masse salariale. Il faut donc forcément réaliser des économies aussi sur cette masse salariale. Et il n'est pas très facile de créer des emplois par un partage du temps de travail tout en réduisant la masse salariale. C'est un peu la quadrature du cercle. La marge de manoeuvre existe, mais elle est très étroite. Il faut simplement en être conscient.
Dans la fonction publique se pose un autre problème, à certains égards un peu analogue à celui du secteur privé : on regorge d'heures supplémentaires que l'on ne parvient pas à répartir en emplois nouveaux. C'est un problème lié au statut de la fonction publique. Il est extrêmement difficile de créer des emplois dans la fonction publique, par une réduction du temps de travail, connaissant la rigidité du statut de ces emplois. Nous devrions mener une réflexion liant les mécanismes de réduction d'horaires de travail, le partage du temps de travail et l'assouplissement du statut de la fonction publique.
J'en viens à une conclusion d'ordre pratique. M. Hiler a suggéré que la motion 1123 soit renvoyée à la commission des finances. La deuxième invite de la motion est tout à fait pertinente dans le cadre du travail de la commission des finances et même, probablement déjà, dans le cadre du budget 1998, car un certain nombre de réflexions pourraient être utiles à cet égard. Nous pourrions procéder ainsi, si vous êtes d'accord, et renvoyer la motion 1123 à la commission des finances, laquelle pourrait traiter rapidement la deuxième invite, à charge pour elle de renvoyer le tout à la commission de l'économie qui aurait pour mission de faire la synthèse. Cela me semble être une approche correcte. En effet, s'ils sont utiles pour le budget 1998, nous aurions bien tort de nous passer des enseignements que nous pourrions tirer de la discussion en commission des finances sur la deuxième invite de la motion du groupe des Verts.
C'est la raison pour laquelle un passage devant la commission des finances me semble absolument justifié.
M. David Hiler (Ve). Nous nous rallions à cette proposition. Il nous paraît surtout important que le débat sur la fonction publique ait lieu en commission des finances, et que le rapport général comprenant les deux invites soit traité en commission de l'économie. La procédure telle qu'elle vient de nous être proposée par M. Maitre nous paraît parfaitement correcte.
Mise aux voix, cette proposition de motion est renvoyée à la commission des finances.