République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 8 novembre 1996 à 17h
53e législature - 3e année - 12e session - 44e séance
RD 265
La présidente. Ce n'est un secret pour personne : depuis février dernier, nous savons que notre sautier, M. Pierre Stoller, a décidé de prendre sa retraite anticipée à la fin de cette année. Il quittera donc effectivement le Grand Conseil le 15 novembre prochain, et - si je suis bien renseignée - inaugurera son premier jour de retraite en déménageant pour la dix-septième fois.
Monsieur le sautier, cher Pierre, c'est un grand plaisir de pouvoir rendre hommage à quelqu'un de son vivant, quelqu'un en pleine santé, plein de projets, heureux de donner une nouvelle orientation à sa vie.
Ton départ, cher Pierre, est un événement que la presse commente depuis quelque temps déjà. La fonction de sautier est intimement liée à l'histoire des autorités politiques, depuis le XVe siècle déjà. C'est ainsi que nous avons tous pu lire dans la presse maintes informations et explications tant sur ta fonction que sur son histoire. S'il est vrai que nous ne connaissons que le personnage officiel, tu as succombé au charme de Pascale Biéri qui a su, dans sa rubrique «De quoi je me mêle ?», t'inviter à révéler quelques traits de ton caractère et quelques détails de ta vie privée !
On ne connaît, en fait, du sautier que les activités officielles très cérémoniales où sa seule présence est essentielle, mais où il ne s'exprime pas. Nous ferons aujourd'hui une exception, et, pour la première fois en séance plénière, Pierre Stoller sera invité à utiliser le micro qui est devant lui pour nous livrer quelques-unes de ses réflexions.
Dans le cadre des activités de gestion du Grand Conseil, le sautier a notamment la tâche d'assister le président et les membres du Bureau. C'est là que nous découvrons l'homme qui est derrière la fonction, et c'est dans ces circonstances que j'ai eu l'occasion, durant cette année de vice-présidence qui vient de se terminer, de découvrir un tout petit pan, j'en conviens, de la face cachée de notre sautier.
Sous un aspect très strict, c'est un homme d'humour, à l'esprit vif et perspicace. C'est un amoureux de la langue française, qu'il maîtrise de manière impressionnante : aucun mot ne lui résiste, aucune règle de grammaire ne lui échappe; ce qui lui permet de révéler aussi un côté un peu joueur de sa personnalité; en tous les cas joueur avec les mots... Ces mots de la langue française avec lesquels il jongle quelquefois avec une certaine impertinence qui n'est, à mon avis, qu'apparente; jonglerie plus habile qu'intéressée !
Cette habileté à manier le verbe s'est révélée très tôt chez Pierre Stoller, qui a accumulé diplômes et prix d'excellence au cours de ses études. Dans un style agréable, il a décrit les grands moments de sa fonction, et nous apprenons que le premier sautier se prénommait «Nunus» et qu'il avait en charge au Ier siècle de notre ère la garde des jardins de Néron à Rome. Si ce texte vous intéresse, il est annexé au Mémorial des séances du Grand Conseil de 1986.
Tu as rempli ta fonction avec une grande compétence, cher Pierre; accompli avec soin et efficacité toutes les tâches qui t'incombaient; tu as été une aide précieuse pour tous les députés; ta disponibilité pour chacun d'entre nous a permis le bon fonctionnement du service du Grand Conseil.
Au nom de tous les députés, je t'adresse mes félicitations et remerciements en te souhaitant beaucoup de plaisir et de satisfaction dans tes nouvelles occupations.
Pierre Stoller assiste aux séances du Grand Conseil depuis le 1er octobre 1957, tout d'abord en qualité de mémorialiste adjoint, puis de mémorialiste et, depuis dix-huit ans, en qualité de sautier. Il a vu, entendu un nombre considérable de députés, de conseillers d'Etat, et nous sommes certainement tous curieux, aujourd'hui, d'entendre son discours.
Toutefois, avant de lui céder la parole, j'informe d'ores et déjà Mme et MM. les conseillers d'Etat, Mmes et MM. les députés, ainsi que toutes les personnes présentes à la tribune qu'une réception en l'honneur de Pierre Stoller sera donnée dans la cour de l'Hôtel-de-Ville, à l'issue de la séance plénière, vers 19 h-19 h 30.
Monsieur le sautier, vous avez la parole. (Applaudissements.)
M. Pierre Stoller, sautier. Madame la présidente, Mesdames et Messieurs les députés, vous prenez une certaine responsabilité en donnant la parole à quelqu'un qui, dans ce Grand Conseil, s'est tu pendant quarante ans ! (Rires.)
Ne craignez-vous pas que je me livre tout à coup à une de ces logorrhées dont vous avez l'habitude à l'occasion de certains débats impressionnants ? Il est vrai aussi que mes déclarations, notamment devant la presse, ont pour effet de soulever des vagues, peut-être néfastes ! Aujourd'hui, soyez tranquilles, je n'ai que des choses gentilles à vous dire; mes paroles seront melliflues et toutes empreintes de bénévolence.
Il y a quarante ans - c'était hier - j'entrais pour la première fois dans la salle du Grand Conseil, et je voyais, j'entendais les députés - je les admirais aussi - débattre de projets de lois. Ce soir, c'est la même chose; seulement quarante ans séparent mon arrivée de mon départ : quarante ans !
Et pourtant, grâce à vous, je n'ai pas vu passer le temps ! De séance en séance, de session en session, les jours ont fui et, aujourd'hui, dans ce Grand Conseil que l'on compare parfois à un cirque, «M. Loyal» fait son dernier tour de piste !
J'étais certainement prédestiné au Grand Conseil, puisque je suis né un jour de séance du parlement, alors que le Grand Conseil débattait du budget de l'année qu'il avait précédemment renvoyé au Conseil d'Etat.
Pendant ces quarante ans, j'ai siégé pendant quatre mille deux cents heures, ce qui représente, à une moyenne de cent soixante mots à la minute, quarante millions de mots. J'ai entendu quarante millions de mots : ne vous étonnez pas, dès lors, si je m'intéresse au vocabulaire ! D'ailleurs, en vous entendant, j'ai revu avec plaisir toutes ces figures de rhétorique que j'avais étudiées autrefois au collège : la catachrèse, l'anacoluthe, la synecdoque - ces mots merveilleux - et puis aussi l'eschrologie, l'hystérologie, et, par-dessus tout, la contrepèterie, qui est la formule que je préfère.
Hier, dans son discours final, M. l'ancien président a fait allusion à un petit texte que j'avais publié à l'occasion du féminin des mots qui n'en ont pas. Il m'est venu depuis - j'en ai d'ailleurs parlé au Bureau - un autre exemple frappant : un personnage très important, très influent, notamment chef de clinique ou d'université, est appelé un mandarin. Diriez-vous d'une femme dans la même situation que c'est une mandarine ? (Rires.) D'ailleurs, l'année de ma naissance, une chanteuse : Lyne Clevers - qui a sombré dans l'oubli - chantait une chanson intitulée «Les mandarines»; elle disait : «Prenez mes mandarines...». Mais il ne s'agissait pas des agrumes; il ne s'agissait pas d'une femme à l'importance considérable : il s'agissait, Mesdames, d'une partie charmante de votre anatomie... tout simplement ! (Rires.)
Le départ du sautier, mon Dieu, ce n'est pas un requiem : c'est le fatum des Romains, l'anankê des Grecs : c'est le destin. Et cette minute ne doit attrister personne, en tout cas pas votre serviteur.
J'ai retrouvé un petit texte intéressant que l'empereur Auguste a écrit - il s'agit d'une lettre - au Sénat. Il se targuait de vouloir prendre sa retraite qu'il n'a jamais prise, puisqu'il est mort en fonction. Voilà ce qu'il écrivait : «Le désir de ce moment si espéré m'a conduit, puisque sa réalisation tarde encore, à en goûter le plaisir anticipé en en prononçant le nom : la retraite !».
Vous m'avez adressé, Madame la présidente, toute une série de remerciements. J'en suis touché, mais je voudrais les reporter sur mon équipe, sur le service du Grand Conseil : le chef de service, son adjoint, les secrétaires, les huissiers, les mémorialistes, les rédacteurs de procès-verbaux; toute cette équipe qui s'est efforcée au cours des années de vous donner satisfaction et qui m'a soutenu. Sans eux, je n'aurais jamais rien pu faire.
Je souhaite à mon successeur - ne me demandez pas de trouver un féminin comme «successeuse»; pour peu que le Mémorial saute une syllabe cela donnerait quelque chose d'obscène, et j'en serais navré ! (Rires et brouhaha.) - les mêmes plaisirs que j'ai connus... (Rires.) ...dans ma fonction. Je suis persuadé que vous avez trouvé la personne qui vous donnera toute satisfaction; elle est très dévouée : j'ai pu le remarquer dans le peu de temps que j'ai travaillé avec elle. Tous mes voeux l'accompagnent.
Quant à vous, Mesdames et Messieurs les députés, vous continuerez à travailler, bien sûr, sans moi. Je surveillerai vos travaux de loin, et cela me permet de penser à ce vers de Lucrèce, que vous connaissez sans doute : «Suave mari magno turbantibus aequora ventis e terra magnum alterius spectare laborem !»; c'est-à-dire : «Qu'il est agréable, quand on est sur la terre ferme, de voir les efforts des autres sur la mer, qui luttent contre les vents déchaînés !». C'est ce qui vous attend !
Il y a une justice sur cette terre : on disait toujours : «Les députés passent - j'en ai vu passer cinq cent vingt; trente-trois conseillers d'Etat, cinq chanceliers, quarante-deux présidents du Grand Conseil - le sautier reste.» Ce soir, c'est l'inverse : les députés restent - en tout cas jusqu'aux prochaines élections... (Rires.) - et le sautier s'en va.
Le sautier s'en va, mais il vous souhaite de tout coeur : «Bon voyage pour la suite de votre carrière parlementaire !». (L'assemblée debout applaudit.)
Une voix. Bravo !
La présidente. Avant de lever notre verre à la santé du sautier, nous allons poursuivre nos travaux et reprendre notre ordre du jour au point 20.