République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 12 septembre 1996 à 17h
53e législature - 3e année - 10e session - 32e séance
M 1064
LE GRAND CONSEIL,
considérant:
- l'importance pour la démocratie que le pouvoir judiciaire soit formé de magistrats compétents, indépendants et représentatifs de la population;
- les difficultés que rencontrent toutes les démocraties à trouver un système de désignation des juges qui évite à la fois les écueils du corporatisme et les influences extérieures;
- certains dysfonctionnements du système genevois actuel, en particulier l'absence de transparence des décisions du conseil supérieur de la magistrature,
invite le Conseil d'Etat
- à soumettre un projet de loi concernant l'élection des magistrats du pouvoir judiciaire permettant de garantir l'indépendance, la compétence et la représentativité des juges;
- à étudier notamment un système :
- dans lequel la composition du conseil supérieur de la magistrature soit modifiée, en ce sens que ledit conseil serait composé de juges et de laïcs représentatifs;
- dans lequel les décisions du conseil supérieur de la magistrature bénéficieraient d'une certaine publicité, en préservant l'anonymat des justiciables, par exemple, au moyen d'une publication dans la Feuille d'Avis Officielle ou d'un rapport au Grand Conseil;
- dans lequel le peuple serait en principe, sous réserve de dérogations, l'instance de désignation des magistrats.
EXPOSÉ DES MOTIFS
L'une des premières exigences contenues dans le pacte de 1291 est de n'accepter «aucun juge étranger à nos vallées». Un peuple libre ne saurait en effet accepter d'autres juges que celles et ceux qu'il a lui-même choisis. A ce stade de l'Histoire, nos ancêtres refusaient que des juges leur soient imposés par les puissants du moment.
Le développement de l'idée de démocratie et des libertés individuelles entraînera Montesquieu à formuler la théorie de la séparation des pouvoirs et érigera le pouvoir judiciaire comme troisième pouvoir face au pouvoir exécutif et au pouvoir législatif.
La spécificité de ces trois pouvoir entraîne cependant pour conséquence que leur mode de désignation n'est pas forcément à prévoir de manière identique, quand bien même chacun des trois pouvoirs doit tirer sa légitimité du peuple souverain. Le pouvoir législatif, parce qu'il doit être représentatif, n'exige pas des députés qu'ils aient des compétences particulières alors que la spécificité des charges des juges impose qu'ils aient des connaissances juridiques spécifiques, sous réserve de l'institution du jury populaire ou des tribunaux d'échevinage.
A Genève, les candidats à un poste de juge doivent notamment être titulaires d'un brevet d'avocat, n'avoir pas subi de condamnation criminelle ou correctionnelle pour des faits portant atteinte à la probité ou à l'honneur et ne pas avoir fait l'objet d'un acte de défaut de biens délivré dans des conditions portant atteinte à la probité ou à l'honneur (art. 60 de la loi d'organisation judiciaire).
Dans la pratique, l'exigence d'une certaine expérience professionnelle après l'obtention du brevet d'avocat est apparue depuis quelques années et il y aurait probablement lieu d'affiner cette exigence.
Le système genevois actuel prévoit que les juges sont, tous les six ans, élus par le peuple, l'élection étant tacite si le nombre de candidats est égal au nombre de postes à pourvoir. En cas de vacance en cours de législature, les juges sont désignés par le Grand Conseil. En pratique, cette désignation se fait sur la base de négociations au sein de la commission judiciaire interpartis qui, d'une part vérifie que les critères légaux sont bien remplis et, d'autre part procède à une répartition tenant compte du rapport de force entre les partis.
Les dernières élections judiciaires concernant les juges d'instruction ont mis en évidence quelques défauts du système genevois sur lequel il convient dès lors de réfléchir à froid. On a dit, par exemple, que le peuple n'y comprenait rien et qu'il n'était pas séant que les candidats à la magistrature s'affrontent dans une campagne électorale. On a également dénoncé la mainmise des partis sur la désignation des juges et le rôle de distribution des sièges remplis par la commission judiciaire interpartis. On a enfin critiqué la faiblesse du conseil supérieur de la magistrature et le caractère secret des décisions qu'il prend. Ces critiques, plus ou moins fondées, méritent en tous cas un examen attentif et c'est le but de la présente motion.
Le peuple souverain
Pouvoir à part entière, à côté du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire doit tirer sa légitimité du peuple souverain. L'élection populaire doit par conséquent rester le dernier recours même si, dans la pratique, de telles élections sont rares. Les élections tacites, lorsque le nombre de sièges à repourvoir est égal au nombre de candidats, pourront certainement rester la règle à l'avenir et il n'est probablement pas nécessaire non plus de modifier le système actuel qui attribue au Grand Conseil, en cas de vacances en cours de législature, la désignation des magistrats à remplacer.
Supprimer toute élection populaire des magistrats n'est en revanche pas admissible, car on supprimerait de la sorte l'un des droits essentiels du peuple souverain. La difficulté d'une campagne publique du juge X contre le juge Y, peut par ailleurs être atténuée moyennant une meilleure information des électeurs et électrices sur les qualités respectives des candidates et candidats. Le choix d'arguments outranciers dans une campagne électorale n'est par ailleurs pas un gage de succès et il faut là encore faire confiance au discernement de l'électorat.
La commission judiciaire interpartis
Certains ne voient dans la commission judiciaire interpartis qu'un lieu de marchandage entre les partis destiné à se répartir les places au soleil. Cet aspect du problème n'est pas contestable, mais il est piquant de remarquer que les problèmes ont surgi à Genève précisément au moment où la commission judiciaire interpartis a dépassé le rôle de simple organe de distribution pour tenter, but éminemment louable, d'examiner de manière plus approfondie la qualité des magistrats soumis à élection. D'un autre côté, on doit relever une certaine absence de transparence dans les travaux de la commission judiciaire interpartis.
Faut-il, comme d'aucuns l'ont préconisé, institutionnaliser la commission judiciaire interpartis par une loi formelle, précisant les critères de son fonctionnement ? Nous ne le pensons pas, car d'une part une certaine souplesse en la matière doit pouvoir intervenir et que, d'autre part, c'est en définitive le peuple souverain qui tranche et qu'il n'est dès lors pas légitime de limiter son choix par une sélection préalable trop rigoureuse.
Faut-il confier au conseil supérieur de la magistrature un rôle de présélection des candidats ? Nous ne le pensons pas davantage, dès lors qu'il convient de conserver à cet organe son rôle de surveillance disciplinaire des magistrats, sans mélange d'autres tâches qui pourrait nuire à son bon fonctionnement.
En définitive, nous sommes d'avis que le fonctionnement de la commission judiciaire interpartis est un système qui a fait ses preuves et qui mérite d'être conservé dans son état actuel. Toutefois, la commission judiciaire interpartis s'appuie, dans bon nombre de ses décisions, sur des décisions prises par le conseil supérieur de la magistrature qui sont pour l'essentiel en théorie purement secrètes. Il convient dès lors, pour améliorer la transparence du système, que les décisions du conseil de surveillance de la magistrature soient rendues publiques, ce qui rendra d'autant plus transparentes les prises de positions de la commission judiciaire interpartis.
Le conseil supérieur de la magistrature
La composition de l'organe de surveillance des juges doit éviter deux écueils : une composition uniquement ou essentiellement de magistrats a pour effet de renforcer le corporatisme et elle n'est pas souhaitable; à l'autre extrême, une composition de nature strictement politique, comme autrefois en France par exemple, porte atteinte à l'indépendance de la justice. Une solution médiane, d'un conseil composé de juges professionnels et de représentants d'autres milieux est la solution la plus adéquate. Il conviendra également de veiller à ce que la durée des mandats soit telle qu'elle permette une continuité des décisions du conseil supérieur de la magistrature, étant rappelé à l'heure actuelle que les présidents de juridiction, à l'exception des juges d'instruction, changent tous les deux ans, ce qui n'est pas de nature à permettre une politique cohérente.
Nous proposons par conséquent comme première mesure concernant le conseil supérieur de la magistrature de modifier sa composition, de manière à ce qu'il soit formé pour partie de juges professionnels et pour partie de représentants d'autres milieux. En deuxième lieu, nous proposons que les décisions du conseil supérieur de la magistrature soient publiées, bien entendu en préservant l'anonymat des justiciables. Cette publication pourrait intervenir par le biais d'un rapport du conseil de surveillance de la magistrature au Grand Conseil à intervalles réguliers ou par la publication de ses décisions dans la Feuille d'Avis Officielle.
En résumé, nous proposons d'améliorer le mode de désignation des magistrats pour l'essentiel par deux mesures : une composition mixte du conseil supérieur de la magistrature et la publicité de ses décisions.
Nous réaffirmons par ailleurs le rôle de la commission judiciaire interpartis, tant il est vrai qu'en tant qu'acteurs essentiels de la vie démocratique, parce qu'ils sont représentatifs des différents courants de l'opinion publique, les partis ont un rôle à jouer dans le mode de désignation des magistrats. Nous réaffirmons enfin qu'en dernier recours le pouvoir judiciaire doit tirer sa légitimité d'élections populaires.
Au bénéfice des explications qui précèdent, nous vous prions, Mesdames et Messieurs les députés, de bien vouloir réserver bon accueil à la présente motion.
Débat
M. Laurent Moutinot (S). Par les hasards de l'ordre du jour, ce point revient aujourd'hui alors que les autres actes législatifs qui lui étaient proches ont déjà été traités précédemment !
L'objet de cette motion est de réfléchir au fonctionnement du pouvoir judiciaire, aux organes de contrôle du pouvoir judiciaire et au mode de désignation des magistrats. Nous n'avons pas déposé de projet de loi mais une motion, car ces sujets sont suffisamment délicats pour que nous ne puissions pas trouver une solution d'entrée de cause. Il convient en effet d'y associer notamment les magistrats et les principaux utilisateurs du Palais de justice pour que ce troisième pouvoir qu'est le pouvoir judiciaire bénéficie des instruments adaptés à l'heure. Le procureur général dans son discours du 31 mai 1996 nous avait invités à préparer la justice du troisième millénaire. C'est - de manière très modeste - le but de ce projet de motion.
Au niveau des principes, nous tenons beaucoup à ce que fondamentalement la désignation des représentants du pouvoir judiciaire demeure en main du peuple souverain, même si bien évidemment les postes vacants peuvent être renouvelés par notre Grand Conseil. Nous tenons également - et c'est le deuxième principe développé par cette motion - à la transparence. Le pouvoir judiciaire est certainement le moins connu; on dit quelquefois qu'il travaille dans une tour d'ivoire et il convient qu'il en sorte de temps en temps pour rendre des comptes au peuple souverain. Cela signifie par exemple que les décisions prises par le Conseil supérieur de la magistrature doivent pouvoir faire l'objet d'une information adéquate, bien entendu en préservant, cas échéant, l'anonymat des justiciables, mais de manière que nous sachions, lorsque nous entendons dire que tel ou tel problème se pose au Palais de justice ou que tel ou tel magistrat travaille mal, de quoi il s'agit de manière claire et objective et pour ne pas avoir à juger sur la base de on-dit.
Nous avons par conséquent, dans le souci d'avoir des organes efficaces qui permettent une justice de qualité, proposé deux pistes de travail : l'une consistant à modifier la composition du Conseil de surveillance du Conseil supérieur de la magistrature et l'autre concernant la publicité des décisions de ce Conseil. Vous savez qu'en France le Conseil supérieur de la magistrature est exclusivement constitué d'hommes et de femmes politiques et que cet excès de pouvoir politique conduit maintenant à une réforme afin d'y inclure des magistrats.
A Genève, nous sommes dans l'excès inverse. Notre Conseil supérieur est exclusivement constitué de magistrats, et il est bon d'y faire entrer des représentants de la société civile et du monde politique, afin d'éviter que les juges ne soient jugés par leurs pairs. Puisque ces deux évolutions vont en sens inverse mais sont finalement convergentes, on doit pouvoir trouver une solution qui évite les écueils d'un Conseil supérieur formé seulement de juges ou d'un Conseil supérieur formé seulement de magistrats.
Les travaux seront certainement longs. J'espère cependant qu'ils ne s'enliseront pas, car la justice genevoise mérite d'être modernisée.
Mise aux voix, cette proposition de motion est renvoyée à la commission législative.