République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 14 décembre 1995 à 17h
53e législature - 3e année - 2e session - 54e séance
PL 7118-A
La commission législative s'est réunie à trois reprises pour traiter ce sujet, les 5 mai, 16 juin et 6 octobre 1995, sous la présidence éclairée de M. Michel Halpérin.
Elle a auditionné, le 16 juin, les professeurs C.-A. Morand, G. Malinverni et J.-D. Delley, maître d'enseignement et de recherche, de l'université de Genève.
Introduction
Les auteurs de ce projet de loi, dans le louable dessein de faire un peu le ménage dans le dédale de notre législation cantonale, désiraient que les lois, du moins pour les plus importantes d'entre elles, soient vérifiées régulièrement, et évaluées. Il s'agissait, notamment, de lois sur les finances, l'économie, l'emploi, la santé, la situation sociale de la population et l'environnement.
Le souci des auteurs du projet était, entre autres, de redéfinir les tâches respectives du législatif et de l'exécutif, comme ils le soulignaient dans l'exposé des motifs, et de s'assurer que chacun de ces pouvoirs remplissait les buts fixés de la meilleure manière possible. Ils désiraient que l'on veillât à ce que les problèmes réglés par des lois édictées par le Grand Conseil le soient de la façon la plus rationnelle possible par l'administration. Ils recherchaient l'adéquation la plus parfaite qui soit entre une loi, ses sujets et ceux qui la leur appliquaient, en tenant compte des changements de mentalités, de moeurs, de techniques, de conjoncture, etc., le but final étant de se débarrasser de toute législation dépassée, inadaptée ou carrément préjudiciable.
Notons que le projet de loi 7118 doit impérativement être mis en parallèle avec le projet de loi 7175 sur la législation expérimentale, dont il est complémentaire, qui est traité également par la commission législative et fait l'objet d'un rapport séparé.
Travaux de la commission
1. Audition
La commission a désiré entendre les professeurs C.-A. Morand et G. Malinverni, ainsi que M. J.-D. Delley, maître d'enseignement et de recherche, de l'université de Genève, qui se sont précisément spécialisés dans cette question de l'évaluation législative.
Ils ont relevé les points suivants:
a) L'évaluation législative est un procédé qui se répand depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il devrait être une aide au pilotage d'un pays pour son parlement ou son gouvernement.
b) Les principaux types de lois visés par ce procédé sont des lois tendant à infléchir les réalités sociales et les lois qui concernent un domaine dans lequel la technologie et les opinions sur les droits fondamentaux de l'être humain fluctuent (par exemple les lois sur l'avortement).
c) Essayer d'imaginer ce que donera l'application d'une loi (évaluation prospective) est une tâche que la législation fédérale impose déjà à tout législateur, fédéral ou cantonal.
d) L'article 1 du projet de loi 7118 ne fait nulle allusion aux actes législatifs du gouvernement, qui sont pourtant nombreux. Seraient-ils, dans l'esprit des auteurs, écartés de l'évaluation ?
e) Le Congrès américain a à son service un office de l'évaluation comprenant 70 collaborateurs juristes ou scientifiques. Ces gens sont chargés d'évaluer les lois qu'on leur soumet. Le fruit de leurs réflexions peut faire, ensuite, l'expérience l'a prouvé, l'objet d'âpres discussions politiques, de marchandages ou apporter des arguments contradictoires, qui n'accélèrent pas forcément les choses et n'apportent donc pas le bénéfice escompté. Jusqu'à présent, on n'a noté que de maigres résultats. En France, l'Etat dispose d'une institution analogue, le comité interministériel d'évaluation.
f) Les personnes auditionnées se sont demandé qui procéderait à l'évaluation législative. Cela pourrait être une commission ad hoc, nommée par le parlement, ou un organe extérieur choisi et contrôlé par le Grand Conseil.
g) Selon le professeur Morand, l'évaluation des lois existantes ne devrait incomber qu'au seul parlement.
h) Les lois de rang constitutionnel pourraient, selon le même professeur, être aussi évaluées.
i) Des députés de milice ne semblent pas assez « armés », aux yeux des juristes auditionnés, pour effectuer le travail d'évaluation. Il faudrait confier cette tâche à une équipe scientifique.
2. Discussions de la commission
Précisons tout d'abord qu'il existe deux sortes d'évaluation législative:
- l'évaluation prospective, qui consiste à imaginer et prévoir tous les effets que pourrait déployer une loi en cours d'élaboration (c'est un procédé préconisé par la législation fédérale et qui relève, on en conviendra, du simple bon sens, et de la bonne gestion législative);
- l'évaluation rétrospective, qui consiste à évaluer les conséquences d'une loi une fois qu'elle est entrée en vigueur et a, dans un certain laps de temps, produit ses effets.
L'évaluation prospective devrait se faire, logiquement, avant le vote final de la loi.
Quant à l'évaluation rétrospective, on peut se demander si la commission d'évaluation des politiques publiques récemment mise sur pied ne pourrait y suffire, ou si elle devrait incomber au seul parlement. Le projet de loi 7118, lui, concerne essentiellement, mais pas uniquement, l'évaluation rétrospec-tive.
La commission législative, dans sa discussion, a relevé les points suivants:
Comme M. Jourdain faisait de la prose sans le savoir, tout bon législateur a toujours fait, par nécessité et par sagesse, de l'évaluation législative prospective (examen de l'état de fait, étude puis édiction de lois pour l'améliorer ou le corriger), cela remonte jusqu'aux Dix Comman-dements ou au « code » d'Hammourabi (Babylone, 1760 av. J.-C.).
D'autre part, on constate qu'il y a indéniablement un frein psychologique à l'élimination de lois, même anciennes, même obsolètes.
Il est vrai, par ailleurs, que des évaluations rétrospectives pourraient, dans certains cas, être utiles, mais qui les ferait ? Des experts indépendants, des fonctionnaires, des députés ? La tâche semble titanesque et n'apporterait peut-être pas les résultats escomptés. En général, quand un article de loi ne donne plus satisfaction, on le remplace par un autre, selon la procédure habituelle au Grand Conseil. Cela semble plus démocratique et plus sage que de confier ce travail à des experts extérieurs, avec la dérive technocratique dangereuse qui pourrait en découler.
Du reste, une commission d'évaluation des politiques publiques vient d'être mise sur pied, et ses membres, extérieurs au parlement, ont été choi-sis tout récemment. Il est encore trop tôt, de l'aveu même de son président, M. J.-D. Delley, pour connaître exactement ses tâches puisque la commission doit encore évaluer sa propre compétence. Cependant, plusieurs commissaires estiment que l'évaluation législative rétrospective lui incombe tout naturellement. Dans ce cas, l'organe prévu à l'article 6 du projet de loi 7118 serait inutile.
Mais surtout, les commissaires constatent avec regret que le Grand Conseil, pouvoir législatif qui devrait être tout puissant, est faible face à une administration bien organisée et qui dispose de moyens techniques, juridiques et scientifiques énormes. Un parlement de milice comme le nôtre en est réduit à s'appuyer sur des services qui, somme toute, ne lui doivent pas obéissance, et ne sont ni nommés ni rétribués par lui.
Si, au surplus, il délègue la vérification de l'application des lois qu'il édicte à un organe comme celui qui est prévu à l'article 6 du projet de loi 7118, il s'affaiblit encore, perd une de ses prérogatives et instaure une sorte de 4e pouvoir. Des institutions de ce type existent aux USA et en France et n'ont pas fait la preuve de leur utilité, au contraire, en partie pour cette raison. De plus, ce sont des organisations qui coûtent fort cher.
Songer à confier l'évaluation législative rétrospective à une commission de députés mal préparés à cette tâche relève de l'utopie, comme le soulignait le professeur Morand.
Si, en définitive, la commission d'évaluation des politiques publiques décide de se pencher statutairement aussi sur l'évaluation législative, il faudra que le Grand Conseil veille à conserver la totalité de son pouvoir législatif, déjà menacé de toutes parts.
Il faut ajouter que le projet de loi 7118 fait double emploi avec le projet de loi 7175 sur la législation expérimentale, que la commission législative vous a recommandé d'accepter. Si on peut donc revoir une loi déclarée expérimentale, et, de ce fait, automatiquement l'évaluer au moment de la révision, il n'est pas nécessaire de faire deux fois le même travail.
La commission législative, au vu de ces arguments, a donc, par 4 voix (L, R. S) contre 1 (L) refusé l'entrée en matière sur le projet de loi 7118 et vous recommande, Mesdames et Messieurs les députés, de faire de même.
Mais elle souhaite vivement que le Grand Conseil se penche très sérieusement sur son propre fonctionnement et sur l'amenuisement progressif, insidieux, mais certain, de son pouvoir.
ANNEXE
Secrétariat du Grand Conseil
Proposition de MM. Pierre-François Unger, Bernard Lescaze, Michel Balestra, Laurent Rebeaud, René Longet et Bénédict Fontanet
Dépôt: 23 juin 1994
PL 7118
PROJET DE LOI
sur l'évaluation législative
(A 2 9)
LE GRAND CONSEIL
Décrète ce qui suit:
Article 1
Principe
1 Les effets des lois votées par le Grand Conseil doivent être évalués régulièrement.
2 Sont exemptées de cette obligation les lois dont les effets sont négligeables.
Art. 2
Nature de l'évaluation
1 L'évaluation consiste en une analyse approfondie conduite de manière scientifique des effets prévisibles ou des effets produits par une loi.
2 Lorsque les effets sont de peu d'importance, l'analyse peut être sommaire.
Art. 3
Objet de l'évaluation
Doivent particulièrement être pris en considération les effets de ces lois:
a) sur les finances du canton et des communes;
b) sur l'économie;
c) sur l'emploi;
d) sur la vie et la santé de la population;
e) sur les conditions sociales de la population;
f) sur l'environnement.
Art. 4
Evaluation prospective
Les projets de lois qui sont soumis à évaluation en vertu de l'article 1 doivent comprendre dans l'exposé des motifs une définition claire des buts poursuivis ainsi qu'une analyse des effets présumés que ces actes peuvent produire.
Art. 5
Evaluation rétrospective
1 Les lois qui doivent être évaluées en vertu de l'article 1 doivent faire l'objet, au plus tard 5 ans après leur édiction, d'un rapport analysant les effets produits.
2 Les rapports sont établis à la demande du Grand Conseil et peuvent être portés à la connaissance du public.
Art. 6
Organe d'évaluation
1 Le Grand Conseil élit un organe d'évaluation légis-lative pour procéder aux évaluations rétrospectives prévues à l'article 5, composé de 15 personnes.
2 Cet organe doit être constitué par des experts indépendants et choisis pour leur compétence dans le ou les domaines soumis à l'évaluation.
3 Les experts sont libres pour déterminer le type de données à récolter, la démarche méthodologique et les critères d'appréciation en fonction de l'évaluation qui leur est demandée.
4 Une évaluation coût-efficacité doit en tout cas être effectuée.
Art. 7
Commission du Grand Conseil
Une commission permanente prépare les prises de position du Grand Conseil sur les rapports d'évaluation établis par l'organe d'évaluation législative.
Premier débat
Mme Sylvia Leuenberger (Ve). Il est évident que ce projet de loi est parti d'une analyse intellectuelle intéressante, mais il rejoint dans les faits la loi des finances concernant la commission externe d'évaluation des politiques publiques.
A ce titre, il est déjà redondant. Evaluer une loi n'est pas seulement un travail théorique et d'experts. C'est son application, par les usagers, qui permettra d'en détecter les défauts. C'est la pratique qui mettra en évidence les modifications nécessaires à apporter, et c'est justement ce que fait ce parlement en permanence.
D'autre part, les conclusions d'une commission d'évaluation n'auraient pas force légale, et le débat politique conséquent ne garantirait en aucun cas qu'elle soit suivie, d'où dédoublement du travail législatif.
Enfin, l'article 1, alinéa 1, de ce projet stipulant que «les effets des lois votées par le Grand Conseil doivent - et non peuvent - être évaluées régulièrement» donnent un caractère contraignant dont les conséquences seraient vite trop lourdes.
Mme Wavre dit très justement dans son rapport que ce projet de loi fait double emploi avec le suivant, le 7175, concernant la législation expérimentale.
Pour toutes ces raisons, notre groupe refusera ce projet de loi.
M. Bernard Lescaze (R). En tant que l'un des coauteurs de ce projet, je regrette bien évidemment que la commission législative oppose un refus d'entrer en matière, car j'imagine que ce Grand Conseil va se rallier à cette position.
Je tiens quand même à dire que l'évaluation prospective, telle qu'elle a été envisagée par la commission n'est pas toujours comme elle la définit. Souvent les gens s'imaginent qu'il faut évaluer les attentes et les espérances. Or, les auteurs du projet de loi auraient voulu qu'on évalue beaucoup plus sobrement les résultats probants, les faits. Parfois, on est surpris de ce qu'un projet de loi ne rencontre pas tout à fait les résultats attendus.
Je vais vous en donner un seul et simple exemple. Pendant la Révolution française on a transformé le mode d'exécution capitale en faisant un simple article : «Tout condamné à mort aura la tête tranchée». Au moment où cet article a été adopté, chacun a considéré que c'était un immense progrès, puisqu'on supprimait la pendaison, la roue et autres supplices. Et vous savez ce qu'il en est advenu... Tout de suite après, la guillotine a été inventée, ce qui n'était pas le progrès que l'on attendait de cette loi !
D'autre part, je m'étonne, avec humour, que l'un des motifs du refus d'entrer en matière soit la faiblesse de nos moyens ! C'est bien la première fois que ce Grand Conseil refuse d'entrer en matière sur un projet de loi en prenant appui sur sa propre faiblesse. Je le regrette. Ce n'est pas un argument que j'aurais aimé trouvé dans le rapport. Mais je ne doute pas évidemment pas de la fidélité de la rapporteuse aux travaux de la commission.
C'est pourquoi, à titre personnel, Mesdames et Messieurs les députés, je m'opposerai à ce refus d'entrer en matière.
M. Pierre-François Unger (PDC). Vous vous doutez très certainement que je regrette, au même titre que mon préopinant, le refus d'entrer en matière sur ce projet quand bien même j'admets rétrospectivement - c'est une démarche que certains députés peuvent faire - qu'il eût été perfectible et quand bien même il fait en partie double emploi avec la commission d'évaluation des politiques publiques, encore que celle-ci soit pratiquement uniquement ciblée sur des problèmes d'ordre financier et que l'atteinte des objectifs au moyen d'une loi peut parfois s'intéresser à d'autres choses qu'aux finances.
Je relèverai simplement que la clarté des objectifs, par une évaluation prospective, aurait le mérite de nous aider à prendre des décisions, non pas simplement en notre âme et conscience mais sur la base d'un certain nombre de faits. Le rapport de Mme Wavre, au demeurant parfaitement fidèle aux travaux de la commission, évoque une crainte de la «dérive technocratique». C'est précisément nous, auteurs de ce projet, parce que nous avons l'impression d'assister à une «dérive impressionniste» dans notre manière de faire des lois, qui préférions pouvoir nous baser sur des arguments de nature un peu plus scientifique.
Néanmoins, j'admets que la commission d'évaluation des politiques publiques doit faire ses preuves et que nous reviendrons peut-être, d'ici quelques années, à de meilleurs sentiments.
Mise aux voix, la prise en considération de ce projet est rejetée.
Ce projet est rejeté en premier débat.