République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 21 octobre 1994 à 17h
53e législature - 1re année - 10e session - 38e séance
M 948
LE GRAND CONSEIL,
considérant :
- que des courtiers en matériel de guerre opèrent régulièrement depuis Genève;
- que leur activité n'est pas réglementée, si les armes concernées ne transitent pas par le territoire suisse;
- qu'il apparaît nécessaire de combler ce vide juridique, sans attendre la révision totale, en cours d'étude, de la loi fédérale sur le matériel de guerre du 30 juin 1972,
invite le Conseil d'Etat
- à remettre aux députées et députés une copie de la prise de position adressée par le canton au Conseil fédéral à propos de la révision projetée de la loi fédérale sur le matériel de guerre du 30 juin 1972;
- à déposer aux Chambres fédérales une initiative cantonale visant:
a) à soumettre rapidement à autorisation le courtage, exercé régulièrement depuis la Suisse, d'armes de guerre, même lorsque les armes concernées ne transitent pas par notre pays, ceci indépendamment de la nouvelle loi à l'étude;
b) dans la mesure du possible à autoriser les cantons qui le désirent et qui sont particulièrement touchés par ce phénomène, à pouvoir réglementer sur leur territoire le courtage en matériel de guerre, ceci dans l'attente de la révision projetée.
EXPOSÉ DES MOTIFS
1. Il est notoire qu'un certain nombre de personnes et de sociétés établies à Genève servent d'intermédiaires à des transactions d'armes. Quelques cas ont occupé nos autorités ces dernières années.
Lorsque les armes transitent par le territoire suisse, les courtiers établis à Genève tombent sous le coup de la loi fédérale sur le matériel de guerre, du 30 juin 1992. Son article 4 soumet en effet à une autorisation de la Confédération non seulement la fabrication, l'acquisition et la commercialisation d'armes, mais également le fait «de servir d'intermédiaire pour l'acquisition ou le commerce de matériel de guerre».
En revanche, lorsque les armes ne transitent pas par le sol helvétique, la loi sur le matériel de guerre, dans sa version actuelle, n'est pas applicable. Le courtage demeure alors libre (G. Malinverni, Commentaire de l'article 41 de la Constitution fédérale in Commentaires de la Constitution fédérale de la Confédération suisse, p. 9, No 29).
2. Les auteurs de la présente motion pensent que le courtage de matériel de guerre devrait être soumis à une autorisation et à un contrôle de nos autorités, même lorsque les armes concernées sont fabriquées à l'étranger et vendues dans un pays tiers, sans transiter par notre sol.
En effet, il semble vain de vouloir restreindre la participation suisse à la fourniture de matériel militaire à des belligérants, si on admet parallèlement que des citoyens suisses ou des personnes et sociétés installées en Suisse jouent les intermédiaires dans la vente de fusils et de canons de l'étranger à l'étranger.
Un contrôle et, dans certaines hypothèses, une interdiction des opérations de courtage menées depuis notre territoire constitueraient l'apport de notre pays à la pacification de pays comme l'ex-Yougoslavie ou le Rwanda. Tout le monde sait que les guerres atroces qui y font rage n'ont été rendues possibles que par la fourniture, plus ou moins officielle, d'armes en provenance des pays dits civilisés. Personne n'ignore non plus que ce sont des courtiers qui favorisent la vente de ces armes en mettant en contact les acheteurs et les vendeurs.
3. La première invite de la présente motion a pour but de demander au Conseil d'Etat s'il partage la préoccupation des motionnaires décrite ci-dessus et s'ils l'ont fait savoir au Conseil fédéral en répondant à la récente consultation relative au projet de révision totale de la loi fédérale sur le matériel de guerre. En particulier, les auteurs de la motion souhaitent connaître le point de vue du Conseil d'Etat à propos des articles 14 et 15 du projet de loi qui soumettent à autorisation le cas «de toute personne qui, sur territoire suisse, veut procurer à titre d'intermédiaire du matériel de guerre à un destinataire à l'étranger».
La seconde partie de la présente motion vise à inviter le Conseil d'Etat à déposer une initiative cantonale aux Chambres fédérales, demandant que:
a) le courtage de matériel de guerre soit rapidement soumis à autorisation, sans attendre l'issue de la révision totale, qui tarde à venir, de la loi sur le matériel de guerre;
b) les cantons se voient octroyer une compétence pour légiférer dans ce sens. Une telle loi n'aurait aucun contenu «révolutionnaire», mais pourrait simplement contenir les éléments suivants:
- le commerce en courtages d'armes est soumis à autorisation;
- l'autorisation d'exercer le commerce et le courtage d'armes est délivrée aux seules personnes physiques;
- les conditions à l'octroi de l'autorisation sont une réputation irréprochable et une formation professionnelle suffisante;
- les conditions à l'autorisation sont l'inscription au registre des transactions, le respect de la loi fédérale sur les exportations d'armes et la publication de la liste des personnes autorisées.
Certes une solution fédéraliste n'est, à long terme, pas souhaitable. Elle permettrait à des individus de déplacer leur domicile pour échapper à une réglementation soumettant à autorisation le courtage d'armes ne transitant pas par le sol suisse. De manière toute provisoire toutefois, on pourrait admettre qu'une solution cantonale permettrait aux cantons les plus touchés par ce type d'affaires de réagir rapidement, de parer au plus pressé. Nul n'ignore à ce titre que Genève est, avec Zurich et le Tessin, l'un des cantons les plus concernés par ce type d'affaires, comme il l'est par les affaires de blanchiment d'argent sale. Ces deux types d'activités vont d'ailleurs parfois de pair. Il est en effet notoire que le produit de l'argent de la drogue sert régulièrement à l'acquisition d'armes.
Au vu de ces explications, nous vous invitons, Mesdames et Messieurs les députés, à accueillir favorablement cette proposition de motion.
Débat
M. Luc Gilly (AdG). Je commencerai en donnant un exemple de ce qui se passe réellement à Genève au niveau des trafics d'armes et des organisations de certaines sociétés.
Les trafiquants d'armes sont protégés par la loi à Genève, mais également en Suisse par la loi fédérale, si la «marchandise» ne transite pas sur le sol genevois ou helvétique. Il y a quelques années, un trafiquant, M. Starckmann, opérait à Genève sous le couvert d'une maison de production cinématographique. Ce personnage, recherché par la police française, a été expulsé de chez nous non pour le motif de ses activités liées au trafic d'armes, mais pour des raisons administratives... son permis de séjour n'était plus valide à Genève !
Depuis le démantèlement du pacte de Varsovie et le départ des troupes américaines de notre continent, un marché fantastique vient de s'ouvrir : «armes cherchent guerriers désespérément !». Ainsi donc, malgré les mésaventures arrivées au patron, l'entreprise Starckmann poursuit sa superproduction sous le label de la maison ERKIS S.A. à Genève. Cette entreprise se développe; elle possède maintenant une représentation en Floride et à Moscou. Parmi les meilleurs clients de ERKIS S.A. : la Bosnie et la Libye, pays soumis à embargo. Font également partie de la clientèle : le Zaïre, le Tchad, la Jordanie, la Syrie, etc. Des armes vont certainement renforcer le chemin de la démocratie dans ce dernier pays ! Lors de sa rencontre avec le dictateur syrien, Hàfiz al Asad, à Genève, le conseiller fédéral Flavio Cotti avait assuré que la situation des droits de l'homme s'améliorait en Syrie !
Le matériel marchandé par ces individus est très divers. Il va du missile Stinger à la machine à implanter des puces «ion implanter». Quant aux mines anti-personnel proposées par ERKIS S.A., cette maison d'assassins à Genève les a fortement exportées du côté de l'Autriche qui les distribue dans d'autres pays. Or, nous savons que Genève abritait, cet été encore, les conférences internationales organisées sous l'égide de l'ONU pour interdire les exportations et l'usage de ces mines. Ainsi donc, ces sinistres sires qui roulent en Rolls Royce - nous en avons les preuves - peuvent poursuivre à Genève leur trafic mortel sans être inquiétés par un procureur, qui a évidemment d'autres choses en tête !
La nouvelle législation sur l'exportation du matériel de guerre ne devrait pas menacer les trafiquants d'armes opérant depuis notre territoire. En effet, selon le «rapport sur le projet de révision totale de la loi fédérale sur le matériel de guerre», daté de décembre 1993, donc relativement récent, ce type d'activité ne sera pas encore interdit, mais soumis à autorisation préalable par le biais d'une «autorisation de courtage» : c'est l'article 14 de la future constitution sur l'exportation du matériel de guerre. Dans notre pays où la liberté du commerce est sacrée, nul doute que les marchands de mort pourront dormir en paix avec cette loi. Seule l'initiative visant à interdire l'exportation et le commerce des armes pourrait menacer leurs activités si le peuple l'accepte. Depuis 1992, elle dort dans les tiroirs de la Chancellerie fédérale. Devinez donc à qui profite cette lenteur !
Pourtant, pour revenir à Genève, la motion qui nous concerne ce soir demande le minimum que nous pouvons exiger à l'heure actuelle de la part du gouvernement genevois, à savoir de contrôler les opérations de courtage qui s'effectuent quotidiennement sur notre territoire. Genève est une ville internationale qui accueille l'ONU depuis de nombreuses années. Va-t-on continuer à vivre dans l'hypocrisie permanente, alors que l'ONU organise, année après année, des conférences sur le désarmement ?
Si cela intéresse certains, j'ai ici la liste complète des noms de ces tristes sires, de ces gangsters qui trafiquent chez nous avec la mort, et sur lesquels la loi actuelle n'a aucun pouvoir !
Le président. Monsieur le député, si voulez renvoyer cette motion en commission, vous devez le demander, car seul un député peut le faire !
M. Luc Gilly. Evidemment, nous demandons le renvoi de cette motion en commission pour qu'elle y soit discutée sérieusement. Nous parlons toujours de Genève comme ville internationale à vocation humanitaire, d'accueil et de paix. Il est donc urgent que Genève avance et s'engage pour faire cesser cette mascarade dans notre canton !
Mme Elisabeth Reusse-Decrey (S). Les autorités fédérales sont en train de travailler sur un nouveau projet de loi concernant le matériel de guerre. Un article, entre autres, prévoit de soumettre à autorisation - comme l'a dit M. Gilly - les activités d'intermédiaire en matériel de guerre, alors qu'aujourd'hui seuls sont soumis à autorisation les cas où les armes transitent par la Suisse. Dans un premier temps, il nous paraîtrait intéressant de connaître la position du Conseil d'Etat sur ce point lors de la consultation concernant ce projet.
L'autre aspect touche plus particulièrement notre canton. Genève, vous le savez, a déjà fait l'objet de nombreux scandales s'agissant du trafic d'armes. Les sociétés y fleurissent tout particulièrement agréablement, au bord du lac ! Zurich, le Tessin et Zug - je l'ai appris dernièrement - connaissent la même situation. Rien d'illégal, je le précise, dans ces activités, puisqu'il s'agit d'activités d'intermédiaires seulement. Avouez quand même que cette situation et cette manière de faire sont hypocrites. Nous achetons du matériel de guerre, nous vendons du matériel de mort, mais nous sommes innocents, puisque nous, Suisses, n'y avons pas touché. Pour ma part, je trouve cela extrêmement choquant. Vous souhaitez que Genève reste une ville internationale, fidèle à son histoire, alors que dans le même temps nos lois permettent à cette même Genève d'être un repaire de courtiers en armes !
C'est la raison pour laquelle nous souhaitons plus de transparence sur ces sociétés. Rien d'extraordinaire. Aucune interdiction, mais quelques règles de comportement et d'obligation d'autorisation. Genève pourrait légiférer de manière transitoire, en attendant que la loi fédérale soit mise sous toit et votée par les Chambres, afin que l'image de notre canton ne soit plus ternie par ce genre de scandales. Le procureur, Laurent Kasper-Ansermet, souhaite - d'ailleurs, lui-même le faisait savoir cet été dans la presse - une évolution en cette matière pour que les opérations de courtage soient soumises à autorisation.
Je vous invite donc à accepter cette motion.
M. Gérard Ramseyer, conseiller d'Etat. Je partage l'indignation de M. Gilly. Tristes sires sont ces trafiquants; tout aussi tristes sires sont ceux qui ont recours à eux !
Nous attendons effectivement une nouvelle législation fédérale à ce sujet. Dans cette attente, nous sommes d'accord de débattre de ce sujet en commission.
Le président. Le Bureau vous propose le renvoi de cette motion à la commission législative...
M. John Dupraz. Judiciaire !
Le président. Législative !
Une voix. Judiciaire !
Le président. Que ceux qui veulent la renvoyer à la commission judiciaire motivent ce choix !
Le Bureau et les chefs de groupe vous proposent le renvoi à la commission législative. Que celles et ceux qui approuvent un tel renvoi lèvent la main. (Contestation.)
M. John Dupraz. Je demande que cette motion soit renvoyée à la commission judiciaire qui siège beaucoup plus souvent que la commission législative ! (Brouhaha et réflexions.)
Le président. Que celles et ceux qui veulent renvoyer cette motion à la commission judiciaire lèvent la main ! (Rires.) Monsieur Dupraz, j'avais raison !
Mise aux voix, cette proposition de motion est renvoyée à la commission législative.
Le président. Avant d'entrer en matière sur les points suivants, je souhaite faire deux observations.
La première est une observation de fond. Je souhaite remercier le conseiller d'Etat qui a honoré sa parole et vidé ses tiroirs ! En effet, lors d'une discussion entre le Bureau du Grand Conseil et le Conseil d'Etat, nous avons explicitement demandé que des réponses soient fournies aux motions, aux pétitions et aux questions écrites des députés dans des délais acceptables, ce que M. Ramseyer a fait. Ces réponses ont été rédigées sous une forme qui vous plaira ou non, concernant les points 41, 42 et 43, mais, pour ma part et en tant que président, je tiens à le remercier d'avoir tenu parole !
Pour la procédure, il est évident que même si la réponse est compacte, le Grand Conseil devra prendre acte de chacun des rapports. Aussi, je vous ferai voter lettre par lettre.