République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 16 juin 1994 à 17h
53e législature - 1re année - 8e session - 21e séance
I 1889
M. Andreas Saurer (Ve).
Des voix. Segond n'est pas là !
M. Andreas Saurer. Ah, M. Segond n'est pas là une fois de plus ?
Les mêmes voix. Il arrive, il arrive !
M. Andreas Saurer. Ah, voilà ! La science arrive... avec les neurones ! J'espère que les vins genevois laissent encore alertes les neurones des différents intervenants !
Pour éviter tout faux débat, j'aimerais juste préciser que mon interpellation ne constitue pas du tout une mise en cause ou une quelconque critique de l'Exposition nationale prévue à Genève et encore moins contre le fait que cette exposition nationale soit consacrée au cerveau.
Cela dit, j'en viens maintenant à la parabole du réverbère. Il s'agit d'un homme qui, le soir en rentrant chez lui, s'aperçoit qu'il a perdu sa clef. Que fait-il ? Il rebrousse chemin dans la nuit et cherche sa clef sous le réverbère, évidemment, car c'est le seul endroit éclairé.
Une voix. C'est rigolo ! (Rires.)
M. Andreas Saurer. Alors, vous allez me poser la question de savoir quel est le rapport entre les neurosciences et les réverbères. En lisant le document que M. Segond a fait distribuer assez largement concernant Swiss Expo, j'ai l'impression que les neurosciences sont, pour M. Segond, comme un réverbère qui l'éblouit tellement qu'il semble oublier l'immensité du champ d'obscurité qui continue, malgré tout, à entourer nos connaissances scientifiques dans le domaine du cerveau, et en médecine de manière générale. Concernant cet éblouissement, j'aimerais faire quelques citations de ce document que vous avez dû recevoir.
Des voix. Non, non !
M. Andreas Saurer. Vous allez certainement en recevoir une mouture. Que peut-on lire dans ce document ? J'apprends que l'on «maîtrise déjà la reproduction et l'hérédité», voici maintenant que l'on «maîtrise le cerveau». Ensuite, «les neurosciences sont centrées sur l'acquisition d'une compréhension ultime de la relation entre le cerveau et le comportement». La science a vraiment fait des progrès époustouflants. Enfin, j'apprends que, grâce à la vie artificielle, on n'est pas seulement «capable d'autoapprentissage, d'autoréparation, mais que la vie artificielle est même capable d'autoreproduction» ! C'est absolument fabuleux. Ce n'est évidemment pas le rôle du politique d'intervenir dans le débat scientifique pour savoir ce qui est juste et ce qui ne l'est pas.
En revanche, il me semble que le rôle du politique est d'aider à ce que le débat ne se coupe pas de la Cité et, deuxièmement, dans la mesure où ce débat se fait avec elle, que l'ensemble des courants scientifiques puisse participer à ce débat. En ce qui concerne la compréhension du cerveau, il me semble qu'il n'y a pas uniquement les tenants des neurosciences qui pensent ou qui ont quelque chose à dire. Permettez-moi de citer quelques phrases de scientifiques de renom international, biologistes, physiciens et informaticiens, pour illustrer l'appréciation extrêmement contradictoire et divergente en ce qui concerne le fonctionnement du cerveau.
Ainsi, Jean-Pierre Changeux, honoris causa de l'université de Genève depuis quelques jours, estime que grâce aux progrès des neurosciences il sera possible de créer, je le cite, «une éthique scientifique». Un autre, Feigenbann - c'est l'inventeur des systèmes experts aux Etats-Unis - pense que «le cerveau n'est qu'une puissante machine de traitement d'informations». En revanche, le professeur Neyrinck de l'EPUL à Lausanne, qui est physicien, dit : «Physiquement, on ne peut pas démontrer ou réfuter l'hypothèse d'un esprit immatériel agissant sur le cerveau.». Je ne vous cache pas que j'étais un peu étonné de lire une seule phrase écrite par un physicien travaillant à l'EPUL.
Enfin, un dernier, M. Dreifuss - il n'a rien à voir avec les Dreifuss que nous connaissons - compare «les adeptes des neurosciences à des naïfs pensant qu'il suffirait de grimper sur un arbre pour arriver sur la lune.». Tout cela pour montrer que nos connaissances et les idées que nous nous faisons du cerveau sont extrêmement contradictoires. Néanmoins, tout le monde s'accorde à reconnaître qu'il manque à l'intelligence artificielle deux fonctions pour être l'équivalent de l'intelligence humaine. Il s'agit, d'une part, du libre arbitre et, d'autre part, de l'humour.
J'en viens maintenant aux questions, que je vous ai déjà transmises, Monsieur Segond, il y a quelque temps.
Quelle place allez-vous accorder dans le cadre de Swiss Expo à la limite des neurosciences, à la critique par trop envahissante des neurosciences et l'importance de l'inconnu qui continue à caractériser nos connaissances du cerveau ? A ce sujet, permettez-moi de faire allusion à un article du rédacteur en chef du «British Medical Journal», un des journaux les plus prestigieux, et qui demande, face au champ immense de l'ignorance qui caractérise nos connaissances en matière médicale, de mettre en avant la notion «d'éthique de l'ignorance.» Alors ma question est de savoir comment vous envisagez d'intégrer cette éthique de l'ignorance dans Swiss Expo ?
Pour en venir à l'exposition, Monsieur Segond, je vous accompagne volontiers vers les sources révolutionnaires du radicalisme politique et je suis entièrement d'accord avec vous quand vous écrivez, par exemple, que la Suisse est une pure construction politique; ce concept semble par ailleurs avoir quelques difficultés, si je me réfère aux résultats des votations de ce week-end. J'ai l'impression que vous n'opérez cependant pas seulement un retour aux sources politiques, mais aussi aux sources scientifiques du radicalisme genevois. Je pense plus particulièrement à un de vos éminents prédécesseurs, M. Carl Vogt, grand zoologue, que le parti radical a fait venir à Genève pour «radicaliser» l'université; il était aussi député, conseiller national et conseiller aux Etats. Et cet homme connu et craint par ses adversaires pour ses sarcasmes, son ironie grinçante et son franc-parler disait au sujet du cerveau : «Toutes les propriétés que nous désignons sous le nom d'activité d'âme ne sont que des fonctions de la substance cérébrale.». Rien de particulier jusqu'ici, mais il continue et dit : «La pensée est à peu près au cerveau ce que l'urine est aux reins.». Ma question est la suivante : Y a-t-il une différence entre Carl Vogt et Guy-Olivier Segond ? (Rires.)
M. Guy-Olivier Segond, conseiller d'Etat. Deux mots en réponse à l'interpellation de M. Saurer. Premier point : avant de discuter tous les détails et, le cas échéant, toutes les contradictions d'une exposition nationale, il faut être sûr que cette exposition nationale ait lieu sur son territoire ! Pour cela, nous devons attendre la décision du Conseil fédéral qui sera prise dans le courant de cet automne.
Deuxième point : le thème. Vous avez lu des citations extraites du dossier de candidature présenté au Conseil fédéral, mais vous ne les avez pas lues complètement. Ainsi, par exemple, lorsque nous disons qu'après la maîtrise de la reproduction et la maîtrise de l'hérédité on s'approche de la maîtrise du système nerveux et du cerveau, on ne dit nulle part que l'on a la maîtrise du système nerveux et du cerveau !
Troisièmement, cette exposition n'est pas, contrairement à ce que vous pensez croire, une exposition à caractère scientifique. Elle n'entend pas montrer ce qu'est le cerveau, ni comment il marche, ce qui serait une approche du XIXème siècle. Elle entend montrer surtout ce à quoi le cerveau sert, en le présentant comme une boîte à communiquer mettant l'homme en relation avec ses semblables, avec les autres espèces vivantes, et avec l'ensemble de son environnement. C'est d'ailleurs si vrai que, dans le groupe de la vingtaine de personnalités qui discute les thèmes, il n'y en a que trois qui sont des scientifiques, les autres venant des différents horizons de la vie politique, économique, sociale et culturelle de notre canton.
Quatrième point : il ne nous a pas échappé que les avis étaient partagés sur les progrès accomplis dans la connaissance des mécanismes de fonctionnement du cerveau. Vous avez cité le professeur Changeux qui a été fait docteur honoris causa. Nous avons pris son avis, naturellement, mais nous avons aussi pris l'avis de son contradicteur dont le nom doit vous être familier, le professeur Jean-Didier Vincent.
Cinquième et dernier point : le but de cette exposition nationale est de présenter les découvertes, l'avancement des connaissances, et les contradictions qui existent entre scientifiques. En soi, la connaissance est neutre. C'est l'usage que l'on en fait qui peut susciter soit des difficultés réelles, soit d'incontestables progrès. Ce que nous recherchons, c'est susciter un débat démocratique présentant les différentes opinions et laissant finalement à chaque citoyen le soin de trancher en usant de ces deux qualités que vous venez d'évoquer, le libre arbitre et l'humour.
Le Conseil d'Etat répondra peut-être plus complètement et plus scientifiquement à M. Saurer dans le cadre d'une réponse écrite à son interpellation pour que les choses soient bien claires pour lui et pour les personnes qui ont les mêmes préoccupations.
M. Andreas Saurer (Ve). La réponse de M. Segond me fait penser à une deuxième parabole. (Commentaires.) Ce n'est pas une parabole biblique mais la «parabole de la femme de ménage». La parabole de la femme de ménage est la suivante : on lui fait des remarques au sujet de la poussière qu'il y a sur les bibelots, sur les cadres, etc. Alors elle nous dit que ce n'est pas vrai, qu'elle a tout enlevé, mais, et comme par hasard, au passage suivant tout a disparu !
Vous me dites : «Monsieur Saurer, vous exagérez, vous n'avez pas tout lu.». Mais je suis convaincu, intelligent et sensible comme vous l'êtes, que vous allez sans aucun doute tenir compte de mes remarques, comme la femme de ménage, et votre présentation des neurosciences va certainement subir un petit changement par la suite.
Cette interpellation est close.