République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 29 avril 1994 à 17h
53e législature - 1re année - 6e session - 15e séance
M 910
EXPOSÉ DES MOTIFS
Le débat de fond sur le rôle et le mode de financement du social n'en est qu'à ses débuts. Le mode de financement qui est actuellement employé a tendance à désavantager les entreprises intensives en main-d'oeuvre et à avantager les entreprises fortes en capital. Cette incitation qui est faite aux entreprises à remplacer l'utilisation du travail par d'autres facteurs de production est particulièrement gênante dans la période de chômage que nous connaissons.
Selon les estimations empiriques existantes, il semblerait que, pour la période de 1957 à 1990, une hausse relative du coût réel de la main-d'oeuvre de 1% s'est traduite par une baisse de 0,6% environ du volume de l'emploi. L'effet d'une hausse du coût relatif du travail lié aux charges sociales se traduit donc par une diminution du volume de l'emploi au niveau macro-économique. Les variations sectorielles sont, elles, très différenciées et vont dépendre en premier lieu de la part des coûts du travail dans le coût total de production et, d'autre part, des possibilités de substitution entre facteurs de production qui existent dans le secteur considéré.
D'ores et déjà, certaines voix s'expriment afin de modifier l'assiette fiscale sur laquelle sont prélevées les cotisations sociales. Une proposition de prélèvement sur la valeur ajoutée totale de l'entreprise a été avancée par le professeur Yves Flückiger, de l'université de Genève. Le système aurait le mérite d'être lié à la valeur ajoutée et non à l'emploi. Sans entrer dans les différentes modalités possibles, le principe consiste à prélever une cotisation proportionnelle à la valeur ajoutée totale réalisée par l'entreprise, sans changer pour autant le montant total obtenu de ces prélèvements.
Une autre manière d'élargir l'assiette fiscale est d'introduire un impôt proportionnel sur les revenus des personnes physiques, solution qui se rapproche du système français de la contribution sociale généralisée. Par ce biais, on parvient également à taxer les revenus des autres facteurs de production. Ce système comporte cependant de nombreuses différences avec celui de la fiscalisation des cotisations par le biais de la TVA, différences qu'il s'agit d'analyser minutieusement.
Ces modes de perception des contributions sociales ont été pensés pour réformer le prélèvement des cotisations sociales versées à l'heure actuelle par les employeurs au titre de l'AVS/AI, notamment, mais aussi au niveau fédéral de l'assurance-chômage. Ils revêtent néanmoins un intérêt pour notre canton car ils pourraient bien évidemment être appliqués par analogie à l'ensemble des assurances sociales. A l'heure actuelle, les autorités genevoises planchent sur un projet de refonte des sources de financement des prestations complémentaires pour les personnes âgées. Si une solution de prélèvement sur les salaires était retenues dans ce cadre, il conviendrait d'en connaître les effets sur l'emploi.
Ce sont les raisons pour lesquelles, nous vous proposons, Mesdames et Messieurs les députés, de bien vouloir mandater l'observatoire universitaire de l'emploi, afin de mener une étude sur ces questions.
Débat
Mme Micheline Calmy-Rey (S). Le mode de financement des prestations sociales utilisé en Suisse n'est économiquement pas neutre, car il est basé sur un prélèvement sur le travail. Il contribue donc à alourdir le coût relatif de la main-d'oeuvre par rapport à d'autres facteurs de production; il désavantage notamment les entreprises riches en main-d'oeuvre et incite à la substitution. Nous pensons, en conséquence, qu'il est souhaitable de réfléchir à d'autres modes de financement. A Genève, le professeur Yves Fluckiger propose un élargissement de l'assiette fiscale sur laquelle les cotisations patronales sont calculées. Le principe consiste à prélever une cotisation proportionnelle à la valeur ajoutée totale réalisée par l'entreprise. On peut aussi, toujours dans l'idée d'élargir l'assiette fiscale, imaginer des systèmes comparables à celui de la contribution sociale généralisée française.
Ces réflexions intéressent également notre canton pour deux raisons. Premièrement, la Confédération sollicite les cantons pour couvrir le déficit de l'assurance-chômage; la presse s'est fait l'écho des préoccupations de M. Vodoz à ce sujet. Deuxièmement, elles pourraient, par analogie à l'assurance-chômage et l'AVS-AI, être appliquées à l'ensemble des assurances sociales, à un moment où le système de financement des prestations complémentaires pour personnes âgées, par exemple, est repensé dans sa totalité.
Je souhaite que cette motion soit renvoyée au Conseil d'Etat pour que ce dernier puisse mandater l'Observatoire cantonal pour l'emploi, présidé par M. Fluckiger, afin d'étudier cette question. Je vous en remercie d'ores et déjà.
M. Pierre Kunz (R). La libéralisation des échanges mondiaux et la concurrence internationale qui en découle induisent, depuis une vingtaine d'années, pour nos entreprises, une pression considérable sur leur capacité concurrentielle. Alors, elles s'adaptent, elles réagissent et pour survivre cherchent à améliorer constamment leur productivité. Elles demeurent ainsi concurrentielles, mais on sait aussi à quel coût social et quels sont les effets sur l'emploi. Il est évident que le poids des contributions sociales obligatoirement prélevées sur chaque franc de salaire versé - salaires qui sont en Suisse plus élevés que partout ailleurs - constitue un élément important pour expliquer et justifier le comportement des entreprises dans ce domaine.
Le choix qui s'offre à nous est donc extrêmement simple. Ou nous persistons à penser, en vertu d'habitudes que nous avons prises dans le cadre de structures économiques dépassées et dans un temps révolu, que nos assurances sociales doivent être financées exclusivement par prélèvement sur les salaires, et alors nous renforcerons la pression exercée sur le niveau des salaires de ce pays et à fragiliser les entreprises qui recourent intensivement au facteur de production «travail». Ou alors - deuxième possibilité - nous nous engageons dans la recherche de solutions qui permettraient de réduire ce handicap pour les entreprises que représente le système actuel. Cela signifie que nous répartissions sous une forme ou sous une autre le financement de nos assurances sociales entre le facteur de production «travail» et - ça va faire plaisir à nos amis d'extrême-gauche - le facteur de production «capital».
La motion 910 aborde un sujet important et ouvre la bonne porte sans présumer des réponses qui seront apportées et sans exclure, bien évidemment, la nécessaire révision de la politique sociale de ce pays et de ce canton. C'est pourquoi les radicaux sont favorables à l'acceptation de cette motion et à son renvoi en commission.
M. Laurent Rebeaud (Ve). Nous sommes également favorables à cette motion et à son renvoi en commission, car le problème soulevé est sérieux, même s'il est plutôt fédéral.
Il s'agit du fonctionnement de l'ensemble du système, en France, en Italie, en Allemagne comme en Suisse. Il est évident que si nous voulons continuer à financer le système d'assurances sociales au niveau minimum nécessaire, qui n'est pas très loin du niveau assuré aujourd'hui, nous devons sortir de la logique du prélèvement sur les salaires. Ce prélèvement pourrait se faire sur la TVA, ou, comme nous le proposons au niveau national, par des taxes nouvelles qui pourraient être des taxes sur l'énergie ou sur le CO2; mais nous devons trouver le moyen de financer les besoins des assurances sociales par autre chose que par les prélèvements sur les salaires. En effet, tout prélèvement supérieur et supplémentaire sur les salaires engendre à coup sûr des répercussions négatives sur l'emploi.
Nous soutenons cette motion dans ce sens.
M. Guy-Olivier Segond, conseiller d'Etat. Le Conseil d'Etat a conduit cette réflexion dans le cadre plus limité des prestations complémentaires, dont le montant est décidé par la Confédération et dont le financement est assuré par le canton.
Le Conseil d'Etat a fait, avec l'aide du professeur Fluckiger, la même réflexion en évoquant le prélèvement sur la valeur ajoutée, la possibilité d'une cotisation générale obligatoire ou différentes taxes afin de ne pas continuer à renchérir le coût du travail par un prélèvement unique sur les salaires. Le rapport sera adopté à la fin du mois de juin. Nous vous en donnerons connaissance probablement en septembre. C'est la raison pour laquelle, même si la réflexion est limitée aux prestations complémentaires, je vous propose de renvoyer la motion au Conseil d'Etat. Vous aurez alors l'occasion, lorsque nous vous donnerons le rapport cet automne, d'en discuter dans le cadre de la commission fiscale, très probablement.
Pour des raisons d'efficacité, je vous invite donc à renvoyer la motion au Conseil d'Etat étant donné qu'un rapport sur ce thème sera terminé le 30 juin.
Mise aux voix, cette motion est adoptée.
Elle est ainsi conçue :
MOTION
concernant le financement des prestations sociales
LE GRAND CONSEIL,
- considérant que le mode de financement des prestations sociales n'est pas neutre sur le plan économique puisque les cotisations sont prélevées uniquement sur le revenu du travail;
- considérant que le mode de financement des prestations sociales a tendance à désavantager les entreprises intensives en main-d'oeuvre,
invite le Conseil d'Etat
à donner mandat à l'observatoire universitaire de l'emploi afin d'étudier:
a) l'impact sur l'emploi du mode de prélèvement actuel;
b) des mesures de financement des prestations sociales élargissant l'assiette fiscale comme un prélèvement sur la valeur ajoutée totale de l'entreprise ou un système de contribution sociale généralisée.