République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 29 avril 1994 à 17h
53e législature - 1re année - 6e session - 15e séance
I 1884
Mme Anne Chevalley (L). Quelles mesures le Conseil d'Etat a-t-il prises et entend-il prendre encore au sujet de l'ordonnance sur la TVA et l'économie ?
A la suite de la mise en consultation du projet d'ordonnance du Conseil fédéral régissant l'application de la taxe sur la valeur ajoutée, plusieurs secteurs économiques de notre canton ont fait part de leur profonde préoccupation quant aux conséquences de plusieurs dispositions de cette ordonnance. L'article constitutionnel voté par le peuple suisse doit être mis en oeuvre, mais le projet du Conseil fédéral va au-delà. Certaines applications sont fort contestables et susceptibles de porter un coup de frein sérieux, voire fatal à plusieurs activités qui font la renommée de Genève, soit les divers secteurs prestataires de services à l'étranger tels que les banques de gestion de fortune, les avocats, les notaires, les conseillers en prévoyance professionnelle et les fiduciaires d'une part, le secteur de la vente de pierres précieuses ainsi que celui des ventes aux enchères d'autre part. Cette énumération n'est pas exhaustive. Et dire que l'introduction de la TVA est censée participer à la revitalisation de notre économie !
Le but de mon interpellation est, précisément, de recevoir l'assurance que notre Conseil d'Etat a tout entrepris pour défendre les intérêts de Genève à Berne relatifs à l'application de cet impôt institué dans une perspective d'eurocompatibilité et qui, en fait, notamment pour les activités que je viens de citer, ne tient aucun compte de la souplesse donnée par l'Union européenne à la sixième directive sur l'harmonisation de l'impôt sur le chiffre d'affaires, à savoir la possibilité d'exonérer les prestations de services destinées à la clientèle privée domiciliée à l'étranger.
Le projet fédéral d'ordonnance ne prévoit malheureusement pas l'exonération précitée, alors que cette directive laisse une totale liberté de choix aux Etats membres des Communautés. C'est ainsi que la France, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, notamment, exonèrent toutes les prestations de services fournies à des destinataires domiciliés hors du territoire de l'Union européenne, sans faire de distinction quant à leur usage professionnel, commercial ou privé, nuance qui n'est d'ailleurs pas prévue par l'ordonnance fédérale.
Comment notre pays, non membre, peut-il invoquer cette sixième directive pour justifier une imposition à l'étranger, imposition que plusieurs Etats ne pratiquent précisément pas dans le souci de préserver leur compétitivité internationale ? De plus, si l'ordonnance finale maintient l'imposition de cette catégorie de services, elle le fera donc dans le non-respect du principe général qui veut que la TVA soit prélevée dans le pays dans lequel le bénéficiaire de la prestation a son domicile. La compétitivité est un facteur majeur du succès qu'un système de TVA cohérent doit impérativement sauvegarder.
Plusieurs revendications importantes pour l'économie restent à régler. Permettez-moi de rappeler que le secteur des activités de services financiers et de conseil occupe 13% du total des emplois en Suisse et produit une valeur ajoutée de 52 milliards de francs, soit 16% de son PIB. Allons-nous permettre à cette manne ancestrale, pour reprendre les termes d'un éditorial économique, de fuir sous d'autres cieux fiscalement moins gourmands et qui n'attendent que cela ou, pour citer une autre publication, laisser pratiquer un «auto-goal économique» ? Le nombre d'articles parus dans la presse internationale est révélateur de l'intérêt que suscite l'introduction de la TVA en Suisse et de l'étonnement de l'application que notre pays s'apprête à en faire.
En ce qui concerne les banques, la Suisse occupe une position dominante dans la gestion de fortune. Ce domaine d'activités joue un rôle essentiel pour la place financière suisse, et particulièrement genevoise, qui, hautement spécialisée dans ce domaine, serait plus fortement pénalisée que le reste du secteur bancaire suisse. Il serait incompréhensible que, quelques mois après l'allègement par le peuple du droit de timbre, la Suisse introduise un nouvel impôt qui constituerait une autodiscrimination et entraverait, au plan concurrentiel, un secteur d'activités offrant les meilleurs rendements et possibilités d'expansion.
Un transfert à l'étranger des activités de gestion de fortune, plus que probable si l'ordonnance sur la TVA n'est pas modifiée, entraînerait automatiquement le déplacement des opérations qui y sont liées, avec toutes les conséquences négatives sur l'emploi qui en découleraient fatalement. Un seul chiffre suffit à mettre en lumière les activités de gestion pour l'économie suisse. On estime à 2 000 milliards de francs les fonds gérés en Suisse appartenant à des Suisses et à des étrangers, dont 800 milliards pour la seule clientèle privée étrangère. Une TVA imposée sur cette masse présente un risque majeur d'exode de capitaux vers des places aussi bien organisées que la nôtre et dont la structure tarifaire, de plus, n'est pas handicapée par le timbre fédéral.
Bien que le sujet soit fastidieux et complexe, mais combien important pour notre canton, j'aimerais encore rapidement revenir sur deux secteurs qui, bien que la presse s'y soit moins intéressée, n'en demeurent pas moins primordiaux dans le contexte de l'économie genevoise et qui participent, dans une large mesure, aux chiffres que j'ai cités plus haut.
1) Les prestations fournies par les avocats et les notaires.
S'il paraît normal que leurs honoraires liés au droit des affaires, facturés à une clientèle domestique en relation avec des activités de consommation intérieure, soient imposables, l'imposition de leurs services rendus à des clients à l'étranger serait par contre très dommageable en créant un désavantage concurrentiel, notamment dans le domaine des services juridiques liés à l'activité financière et bancaire. Les avocats et/ou notaires anglais et français ne facturent pas la TVA à leurs clients suisses. Pourquoi devrions-nous faire supporter cette taxe aux clients étrangers des avocats et notaires suisses ?
Il y a plus. Serait-il normal de taxer en Suisse leurs activités dites «d'auxiliaires de la justice» qui sont des missions de services public et social - pensons simplement aux innombrables petites causes judiciaires - alors que les prestations des médecins-dentistes sont exonérées ? C'est une incohérence !
2) Le secteur des négociants en pierres précieuses.
La Suisse occupe la position de plaque tournante dans le commerce mondial des pierres précieuses et des bijoux. Sa stabilité politique et la tenue, à Bâle, de la plus importante foire mondiale de l'horlogerie et de la bijouterie font d'elle le lieu privilégié de ce commerce. Le choix énorme et la concentration du marché dans un espace restreint attirent les acheteurs du monde entier. Ces activités sont non seulement intrinsèquement importantes pour notre pays, mais elles contribuent fortement à soutenir d'autres branches de l'économie, notamment l'hôtellerie dont on sait combien elle traverse des temps difficiles.
Néanmoins, l'essentiel des pierres et des bijoux importés n'est pas destiné à notre marché et ne fait qu'y transiter pour être examiné et négocié. Ainsi, plus des 95% sont-ils réexportés. Les chiffres, pour l'année 1992, sont éloquents à cet égard. Marchandises importées : 5,313 milliards; marchandises exportées : 5,314 milliards ! Le principe de la TVA n'est pas mis en cause, mais le souci des négociants vient du fait qu'au terme du projet d'ordonnance la créance d'impôt est exigible au moment de l'importation. Si l'ordonnance n'est pas modifiée, ils se verront dans l'obligation d'avancer des sommes considérables qui, bien que récupérables, impliqueront des charges financières telles que ce secteur d'activité, privé des conditions qui lui permettent de travailler efficacement, perdrait sa clientèle d'autant plus facilement que les membres de l'Union européenne déjà cités en matière de services bancaires offrent des aménagements fiscaux allant du report du paiement de la TVA, pour certains, à l'exonération totale, pour d'autres.
Une solution pratique peut être trouvée à travers l'exemption immédiate de l'impôt provisoire lors de l'importation. La TVA ne serait ainsi pas payée lors de l'entrée de la marchandise en Suisse, mais à des échéances régulières, sur la base de décomptes prenant en considération les importations et les exportations, ne laissant apparaître qu'un solde de TVA à payer.
La situation des maisons de vente aux enchères et des antiquaires est exactement la même. Nul n'ignore l'importance, pour le commerce de détail, l'hôtellerie et l'aura internationale de Genève, des ventes de Christie's, Sotheby's et autres Phillips, qui se sont installées ici lorsque des maladresses fiscales du même ordre commises alors en France et en Angleterre - et corrigées depuis lors - les ont conduites à l'émigration. Malheureusement, je répète que cette énumération de secteurs n'est pas exhaustive. D'autres sociétés, telles Du Pont de Nemours ou Hewlett Packard, sont concernées dans le cadre d'opérations triangulaires.
Enfin, le Conseil fédéral devrait admettre pour 1994 déjà la déduction anticipée pour les biens d'investissement, afin de ne pas compromettre, précisément, la capacité d'investissement de l'économie en 1994.
Je terminerai en soulignant que le souci majeur qui dicte cette démarche est la perte d'emplois et le chômage qui en serait le corollaire à Genève, pour ne parler que d'elle, si Genève ne réussissait pas à faire entendre son point de vue.
M. Jean-Philippe Maitre, conseiller d'Etat. Qu'il me soit permis d'emblée de dire que l'interpellation bien fouillée et solidement étayée de Mme Chevalley rejoint, sur l'essentiel, la prise de position que le Conseil d'Etat a été amené à transmettre à l'administration fédérale des contributions, dans le cadre de la procédure de consultation sur le projet d'ordonnance sur la taxe sur la valeur ajoutée. Nous avons, en effet, compte tenu des spécificités de la place économique genevoise, apporté une attention toute particulière à cette procédure de consultation et transmis une réponse au Conseil fédéral. Nous avons plus particulièrement attiré l'attention du Département fédéral des finances et contributions sur cinq domaines spécifiques qui recouvrent, pour l'essentiel, les points de l'intervention de Mme Chevalley.
Nous avons également attiré son attention sur un point qui n'est pas traité dans l'interpellation de Mme Chevalley, celui de l'assujettissement des collectivités publiques à la TVA. Je vais commencer par celui-là.
Nous avons estimé que la mise en application de la nouvelle règle devait faire l'objet d'une étude qui associerait les cantons, parce qu'il était décisif de tenter de distinguer clairement les activités relevant de l'administration d'autorité et celles relevant de l'administration de prestations, seules ces dernières pouvant être éventuellement soumises à la TVA, et encore, en tenant compte de situations particulières, par exemple les situations de fournitures de prestations par des institutions de droit public à d'autres institutions du même ordre que nous connaissons bien dans notre canton. Cela pourrait se faire en application des mesures de rationalisation de notre administration et, suivant les efforts fournis dans ce sens par l'Etat, certains pourraient être contrariés. Compte tenu des efforts de restructuration extrêmement importants faits par tous les cantons, nous avons jugé qu'il était nécessaire de poursuivre un dialogue fructueux entre la Confédération et le canton de manière à bien faire la distinction en question, non pas dans un souci d'échapper à ce qui doit normalement être perçu, mais dans un souci fondamental de ne pas retarder les restructurations essentielles de nos différents Etats cantonaux.
Nous avons transmis à l'administration fédérale notre inquiétude au sujet - Dieu sait si c'est un cas tout à fait particulier autour duquel les Genevois doivent se mobiliser ! - de la situation spécifique de nombreuses organisations internationales gouvernementales - qui, elles, ne posent pas de problème - et non gouvernementales. Pour ces dernières, qui ont leur siège à Genève, certaines zones ne sont pas claires. Ces institutions bénéficient, pour la plupart d'entre elles, d'exonération d'impôts du fait qu'elles sont assujetties au bénéfice d'accord de siège. Dans ce cas, cela ne pose pas trop de problèmes. Mais certaines organisations non gouvernementales résident dans notre canton et y exercent une activité au bénéfice d'un accord sui generis qui n'est pas à proprement parler un accord de siège. Dans ce cas, le problème de l'assujettissement à la TVA peut se poser. Nous estimons que la défense de la plate-forme de concertation internationale exceptionnelle qu'est Genève mérite, sur ce point également, un traitement particulier.
L'essentiel de votre intervention, Madame, était consacré - à juste titre - au problème des institutions financières établies à Genève et, en particulier, au secteur, essentiel pour la compétitivité économique de ce canton, de la gestion de fortune. Il s'agit de la clientèle étrangère qui, si elle bénéficiait de mêmes prestations dans d'autres pays connaissant le régime de la TVA, n'y serait pas assujettie parce qu'il s'agit de prestations de services, en définitive, exportables. Nous devons trouver sur ce point un système particulier, parce que de telles activités sont, de toute évidence, particulièrement mobiles. Des diminutions de rentabilité entraîneraient des délocalisations qui seraient, en définitive, largement préjudiciables à la compétitivité économique de notre canton et, donc, à l'emploi. Nous avons fait une proposition technique spécifique au Conseil fédéral, sur le détail de laquelle il n'y a pas lieu d'entrer ici, et nous croyons savoir que cette proposition est actuellement étudiée. Nous espérons qu'elle sera prise en considération.
Cela est vrai également pour d'autres activités de services que sont les activités de conseil dans le domaine fiduciaire pour les avocats-conseils, etc. Il faut se rapprocher, s'agissant du régime de la TVA, du système que l'on connaît dans d'autres pays qui pratiquent ce type d'imposition.
Nous avons également attiré l'attention du Conseil fédéral sur la situation spécifique que Genève avait réussi à créer grâce, en particulier, à des décisions extrêmement importantes de votre parlement dans le domaine des grandes ventes aux enchères internationales. J'aimerais rappeler que le Parlement cantonal genevois a mis au point, à cet égard, une loi moderne qui a véritablement permis à Genève de se créer une place dans le domaine de la vente aux enchères. C'est dire que le régime de la TVA, en réalité, appliqué tel quel et sans discernement, créerait des surcoûts et des complications administratives. Cela provoquerait un jeu de perception dans un premier temps, puis de remboursement dans un deuxième temps, à partir du moment où ce qui aurait été acquis ici dans une vente aux enchères serait réexporté.
Vous savez que la situation des ports francs est particulièrement importante à cet égard. C'est une entreprise au capital de laquelle l'Etat est majoritaire, et nous y tenons. Vous savez qu'un certain nombre de valeurs viennent ici en régime de port franc pour les grandes ventes aux enchères, c'est-à-dire sous douane, et sont ensuite réexportées vers leur destinataire sans perception de droits de douane aucuns. Dans ce cas, la perception du système de la TVA non seulement ne rapporterait rien à la collectivité, puisque ce qui aurait été perçu devrait être remboursé, mais cela engendrerait des frais administratifs et de perception qui seraient insensés; en tout cas, ils ne correspondraient pas du tout à l'enjeu !
Nous tenons à défendre la place de Genève comme place de vente aux enchères. C'est très important pour l'activité qui en découle; je pense, en particulier, à l'activité hôtelière. Ce n'est pas la peine de faire un dessin, cela est évident !
Nous avons enfin attiré l'attention du Conseil fédéral sur la situation particulière de Genève en Suisse, en raison d'une proportion importante - et cela crée des emplois - de multinationales dans la structure de notre économie, qui nous font le privilège d'exercer leurs activités dans notre canton. Il faut bien comprendre que celles-ci sont organisées en réseau, et notre perception de leurs activités ne doit pas se faire sur la base d'une seule localisation, mais en fonction de l'ensemble du secteur couvert par leur réseau, qui est la plupart du temps mondial.
Il y a des activités dont l'essentiel consiste à rendre des services à l'intérieur du groupe, ce qui engendre des jeux de facturation effectivement complexes. Il faut être prudent sur ce point et tenter de trouver une solution qui - permettez-moi l'expression - n'est pas une solution de «prêt-à-porter», mais une solution «sur mesure», pour préserver la compétitivité des multinationales dans notre canton. Je rappelle qu'elles sont de très gros employeurs dans notre canton. Leurs emplois sont de bonne qualité, de bon niveau technique et technologique, qui demandent des niveaux de formation extrêmement intéressants. Les multinationales sont également des donneurs d'ordres pour la sous-traitance, pour les entreprises locales, ce qui est très important. Il faut donc se battre pour préserver leur compétitivité.
C'est dire que vos préoccupations sont les nôtres. Nous les avons exprimées au Conseil fédéral, non seulement dans le cadre de la réponse à la procédure de consultation à laquelle j'ai fait allusion, mais également par une série d'interventions directes. C'est dire également, Monsieur le président - cela pour éviter d'intervenir deux fois - que nous sommes pleinement d'accord avec le projet de résolution dont votre parlement se trouve saisi actuellement. En effet, il est important que, tous ensemble, nous puissions donner un signal politique; il en va de la compétitivité économique de notre canton.
Mme Anne Chevalley (L). Je remercie M. Maitre et le Conseil d'Etat. Me voilà rassurée sur ses intentions.
Cette interpellation est close.