République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 28 janvier 1994 à 17h
53e législature - 1re année - 3e session - 3e séance
I 1876
M. Christian Ferrazino (AdG). Cette interpellation appelle un commentaire du Conseil d'Etat, en particulier de M. Joye. Ce dernier m'a informé hier qu'il serait absent ce soir, mais que son collègue, le président Haegi, pourrait répondre à sa place. Si M. Haegi peut répondre, étant donné qu'il s'agit d'un arrêté pris par le Conseil d'Etat in corpore, et non pas par l'un des départements, je développerai mon interpellation ce soir. Si M. Haegi n'est pas en mesure de donner la réponse du Conseil d'Etat, il n'y a pas grand intérêt à la faire dans la mesure où, si cette interpellation est développée ce soir, c'est précisément pour connaître la position du Conseil d'Etat afin d'éviter un recours au Tribunal fédéral.
Le président. Monsieur le député, il vous appartient de décider si vous faites ou non votre interpellation. Le Conseil d'Etat, lui, décide s'il répond ou non.
M. Claude Haegi, président du Conseil d'Etat. Il est assez inhabituel qu'on demande au Conseil d'Etat s'il va répondre à une interpellation dont il ne connaît pas le contenu, même si le sujet ne lui est pas étranger. Si vous aviez voulu vous assurer d'une réponse, vous auriez pu contacter - ce qui se fait parfois par courtoisie - ceux que vous souhaitez entendre. Je ne suis pas sûr de vous donner une réponse dans la mesure où j'entends pouvoir consulter mon collègue, M. Joye. Il me semble donc que ce serait plus sage de remettre votre interpellation au mois prochain.
M. Christian Ferrazino (AdG). Ma sagesse est inversement proportionnelle à la vôtre, et je crois qu'on ne partage même pas cette notion, Monsieur le président. Il m'apparaît plus sage de la développer ce soir, ce que je fais présentement.
Cette interpellation a été motivée par l'arrêté récemment pris par le Conseil d'Etat - et publié dans la Feuille d'avis officielle du 24 janvier dernier - concernant un arrêté visant à réglementer les catégories de pénurie de logements à Genève. Cet arrêté nécessite cette intervention parce que, pour la première fois depuis des années, le Conseil d'Etat vient de décréter dans cette République... (L'orateur doit s'interrompre en raison du bruit dans la salle.)
Le président. Soit vous écoutez, soit vous vous retirez. Mais vous ne pouvez pas bavarder et tourner le dos à l'orateur.
M. Christian Ferrazino. M. Haegi a déjà de la peine à me comprendre, alors laissez-lui au moins la possibilité de m'écouter !
Pour la première fois depuis de nombreuses années, le Conseil d'Etat a pris un arrêté qui reconnaît que certaines catégories de logements à Genève ne souffriraient plus de la pénurie de logements. Pour prendre cette arrêté, le Conseil d'Etat s'est basé sur une statistique de l'office cantonal de statistique qui n'est pas récente, puisqu'elle a été effectuée au 1er juin de l'année dernière et qu'elle était déjà connue du Conseil d'Etat en novembre dernier lorsqu'il a pris un autre arrêté concernant précisément la pénurie de logements à Genève.
Sur la base de cette même statistique, le Conseil d'Etat a réussi - l'exercice n'était pas simple ! - à l'interpréter totalement différemment, puisqu'en novembre l'arrêté nous disait qu'il existait une pénurie de logements dans toutes les catégories de logements alors qu'en janvier le nouveau Conseil d'Etat, interprétant la même statistique, arrive à une conclusion différente qui voudrait qu'il n'existe plus de pénurie de logements pour les studios et les appartements de deux pièces.
Il faut savoir que cet arrêté est pris en application de la loi sur les démolitions, transformations et rénovations d'immeubles. Cette loi vise précisément à faire en sorte que Genève puisse conserver des logements dont les loyers répondent aux besoins prépondérants de la population. Les tribunaux définissent cette notion depuis de nombreuses années. Régulièrement, le Tribunal administratif s'est penché sur cette question et encore tout récemment dans un arrêt qui vient d'être rendu par le Tribunal administratif dans une affaire de la rue Moïse-Duboule - dont le département des travaux publics a pris connaissance et n'aura certainement pas manqué d'en informer le Conseil d'Etat qui s'est précisément penché sur ces questions.
A cette occasion, le Tribunal administratif a reconnu qu'il y avait un besoin prépondérant d'appartements oscillant entre 2'400 F et 3'225 F la pièce par année. C'est dire, grosso modo, que pour un deux-pièces, selon le Tribunal administratif lui-même - et je suis dans la fourchette maximum - le loyer répondant aux besoins prépondérants de la population s'élèverait à 6'500 F par année.
Alors, Monsieur le Président du Conseil d'Etat, je vous mets au défi de nous démontrer qu'il existe, dans cette République, un nombre de deux-pièces et de studios, dont les loyers répondent aux besoins prépondérants de la population, supérieur de 2% par rapport à leur catégorie. Je vous mets au défi de le faire, car l'office cantonal de statistique, lui-même, reconnaît que tel n'est pas le cas.
Qu'a fait le Conseil d'Etat pour interpréter de cette manière les chiffres de l'office cantonal de statistique ? Eh bien, il a fait une appréciation uniquement quantitative, c'est-à-dire qu'il a pris le nombre de logements considérés, sans se soucier le moins du monde de savoir quel était le montant des loyers.
Il suffit d'ouvrir le journal - il n'est donc pas nécessaire de faire travailler l'office cantonal de statistique ! - pour arriver à la conclusion qu'on offre effectivement aujourd'hui à Genève des studios avec un loyer de 1'000 F par mois, voire des deux-pièces à 1'200 F. Alors je ne pense pas que cela soit la révélation que vous avez eue en examinant les chiffres de l'office cantonal de statistique. Vous aurez pu voir, au contraire, qu'il n'y avait toujours pas à Genève un nombre supérieur de 2% de studios, voire de deux-pièces, dont les loyers répondent aux besoins prépondérants de la population.
Cette mauvaise interprétation, tant des statistiques que de l'objectif de la LDTR - qui vous oblige à apprécier la pénurie non seulement en fonction de critères quantitatifs mais également en tenant compte de critères qualitatifs - faite par le Conseil d'Etat a des conséquences très graves. Cette double mauvaise interprétation implique que désormais ces petits logements ne sont plus soumis à autorisation de vente.
Cet arrêté - je le dis au passage - a été publié en catimini dans la Feuille d'avis officielle, fondu au milieu d'autres arrêtés tout à fait anodins. Je crois que, pour quelqu'un qui prône souvent la concertation et l'information, il serait indispensable, quand le Conseil d'Etat prend des décisions qui vont à l'encontre de celles prises depuis de nombreuses années, d'en informer les citoyens de cette République et non pas, avec un grand courage, de le faire en catimini. Je referme la parenthèse sur ce point.
J'enchaîne en disant, Monsieur le président, que si véritablement vous pensez qu'à Genève il n'y a plus de pénurie de studios et de deux-pièces à loyer bon marché, alors vous pouvez tout de suite nous proposer de rebaptiser cette ville la «capitale européenne des loyers bon marché». Mais je crois que tout le monde comprendra le peu de sérieux avec lequel le Conseil d'Etat s'est livré à l'examen de ces statistiques.
Je reviens sur les conséquences de cet arrêté, car elles sont graves. Le gouvernement ne pourra pas dire qu'il n'a pas été prévenu. Vous vous souviendrez que, ce n'est pas si vieux, dans les années 80, la République a été empoisonnée par ce phénomène des congés-vente que tout le monde décriait et que, finalement, le peuple a sanctionné par une initiative largement adoptée qui nous a permis de mettre un terme, du jour au lendemain, à ce processus. Tout le monde s'en était déclaré satisfait. Depuis la votation de 1985, il n'y a plus eu un seul congé-vente à Genève et ce problème a été, depuis lors, oublié.
Voilà, Monsieur le président, que vous nous proposez, par la petite porte et en catimini, de réintroduire cette possibilité, car cet arrêté aura cela pour conséquence. (Manifestation de M. Balestra.) Vous souriez, Monsieur Balestra, parce qu'effectivement cela va faire plaisir à un certain nombre de personnes. Mais cela ne fera pas plaisir, Monsieur Balestra, à la majorité de nos concitoyens, car, si cet arrêté permettra effectivement de vendre certains appartements précédemment loués, et par conséquent d'enrichir diverses personnes et de faire remonter, toujours par voie de conséquence, le prix de ces loyers, vous aurez un phénomène beaucoup plus grave. L'expérience a montré en 1980 qu'il suffit qu'un logement soit modifié dans son statut de propriété juridique pour passer de logement loué à un logement en propriété par étage pour que le processus s'enclenche. Or aujourd'hui, grâce à cet arrêté, la vente des studios et des deux-pièces n'est plus soumise à autorisation.
Le Conseil d'Etat a pris sa décision sur la base de chiffres qui existent, mais qui, interprétés par lui en novembre, l'ont amené à une conclusion différente.
Tout le monde attend une réponse du Conseil d'Etat. Comment arrivez-vous, malgré toute votre agilité, à pouvoir faire dire aux mêmes chiffres deux choses différentes en l'espace de quelques semaines ? C'est la première question que je me permettrai de vous poser.
Si vous voulez ranimer à Genève la guerre du logement, vous ne pouvez pas mieux vous y prendre. Alors, soit c'est l'objectif que vous recherchez, et je vous dis bravo, vous y êtes parvenu, soit ce n'est pas l'objectif que vous recherchez, comme tendent à le prouver les propos tenus par le Conseil d'Etat dans le cadre de sa campagne. En effet, tous les candidats qui forment ce nouveau Conseil d'Etat semblaient beaucoup se préoccuper de la situation des locataires. Je me demande si c'est toujours le cas ! Si oui, qu'entend faire le Conseil d'Etat - et c'est ma deuxième question - pour éviter que cet arrêté ait les conséquences que je viens de soulever, sachant que la seule possibilité est de reconsidérer cet arrêté et que le délai pour le faire est très bref puisque, encore une fois, s'il n'est pas modifié dans les jours qui viennent, un recours au Tribunal fédéral devra être interjeté.
Voilà, Monsieur le président, les questions que j'entendais vous poser. Je pense que vous n'avez pas lieu d'être surpris, car je ne crois pas que ce que je vous ai dit ce soir soit bien différent de ce que vous pensiez entendre dans la mesure où la presse s'est déjà faite largement l'écho de cette situation qui, une fois encore, inquiète beaucoup nos concitoyens.
M. Claude Haegi, président du Conseil d'Etat. Des questions précises ont été posées au niveau des statistiques. J'entends y répondre avec la précision que vous attendez de nous. J'éviterai de polémiquer et d'aborder deux fois le sujet. Il vous sera donc répondu ultérieurement.
Le président. La réponse du Conseil d'Etat à cette interpellation figurera à l'ordre du jour d'une prochaine séance.
La séance est levée à 19 h 50.