République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 27 janvier 1994 à 17h
53e législature - 1re année - 3e session - 1re séance
I 1873
M. Pierre Vanek (AdG). J'avais soulevé cette question en demandant qu'elle soit discutée de manière urgente lors de notre précédente séance. Nous avions, M. Maitre et moi, échangé quelques propos à ce sujet à l'occasion du débat sur le budget, mais je vais quand même revenir sur cet objet.
En préambule, j'aimerais dire que je trouve regrettable que mon interpellation, comme celle d'il y a un mois, soit renvoyée, non pas aux calendes grecques, mais à la prochaine séance. A mon avis, ce type d'objet a une importance et une incidence suffisantes pour que l'on puisse les traiter rapidement. Des places de travail sont en jeu, de même que les conditions d'existence d'un certain nombre de personnes et les conditions de survie à Genève de tout un secteur de l'industrie qui est extrêmement important; c'est donc traiter de manière un peu cavalière ces questions que d'estimer que l'on peut reporter comme ça le débat sur ce type de choses.
Je suis intervenu lors de la dernière séance dans le cadre du débat sur le budget en demandant qu'il puisse y avoir une intervention de la Banque cantonale au sujet de «La Suisse» par rapport au maintien de ce journal. Les deux angles justifiant son maintien ne sont pas - comme l'a lu le président - certains emplois, mais bien des centaines d'emplois et le maintien de la pluralité de la presse, condition de la liberté de celle-ci garantie par l'article 8 de notre constitution.
L'intervention de la Banque cantonale fait un peu frémir - mon collègue y reviendra à la prochaine séance. Mais dans une entreprise comme Roto-Sadag, où l'on a vingt-cinq licenciements malgré le fait que le chômage partiel n'ait pas été utilisé au plein de ses possibilités, malgré le fait que les employés se soient engagés sur une longue période à faire des sacrifices financiers importants en termes de contribution de leur part qui se monte à pas loin d'un million, on se trouve dans une situation où la Banque cantonale a eu une intervention ayant abouti à ces vingt-cinq licenciements.
Ma question est donc évidente. Dans quelle mesure est-il acceptable qu'un organisme émanant en dernière instance des citoyens et se devant d'avoir une politique de maintien de l'emploi à Genève puisse agir à ce point au mépris des objectifs évidents de l'intérêt de notre République ?
Le deuxième aspect concerne plus précisément «La Suisse» et la liberté de la presse. Je ne ferai pas de longs discours, je n'en ai d'ailleurs pas le temps, mais il est évident que c'est quelque chose qui devrait en tout cas faire l'objet pour nous d'un consensus. «La Suisse» représente pour Genève tout un pan de son histoire, un élément important, non seulement du paysage médiatique, mais du paysage culturel, c'est un des derniers journaux qui restent - il y en a d'autres - avec un réel enracinement local, et sa disparition serait d'une gravité extrême du point de vue de cette liberté de la presse garantie par l'article 8 de notre constitution, bien au-delà des articles concernant la liberté du commerce et de l'industrie.
Il devrait, à mon avis, y avoir une intervention publique claire qui garantisse la survie de ce journal. Vous connaissez la situation aujourd'hui. On a une situation où des fonds provenant d'un banquier sans visage, ou qui le reste pour le moment, sont mis en avant comme étant une planche de salut pour cet organe de presse. On n'a pas de clarification sur cette question. Une perspective avait été avancée de simple reprise du titre par un groupe qui en est à détenir pratiquement le monopole de la presse. Si cette opération se faisait, cela créerait une situation dangereuse.
Or M. Maitre, dans sa réponse à ma question à l'occasion du débat sur le budget, avait été très circonspect quant à la possibilité d'une intervention de notre canton dans cette affaire, craignant que toute intervention étatique introduise une distorsion de la concurrence et disant que son intervention se limiterait essentiellement à proposer ses bons offices dans cette affaire.
Ma question est donc la suivante : ne doit-on pas - c'est mon opinion - aller plus loin, et n'y a-t'il pas, par rapport à cette problématique, un danger bien plus grave de distorsion de la concurrence si on se retrouve dans une situation de quasi-monopole ?
Par rapport à cela, nous avons reçu de la présidence du Grand Conseil une résolution à l'adresse des parlements des cantons de Fribourg, Genève, Jura, Neuchâtel, Valais, Vaud et du Conseil fédéral concernant l'Europe. Or, j'ai pris connaissance il y a une semaine d'une résolution, vous l'avez peut-être vue également, du Parlement européen, précisément sur cette question. Le titre de l'article de presse concerné est : «Le Parlement européen veut lutter contre la concentration des médias».
Il s'agissait d'une résolution adoptée par ce parlement par 112 voix pour contre 60 oppositions et qui comporte - je n'en ai pas eu copie - la citation suivante :
«conserver la possibilité aux Etats membres de promouvoir les radios non commerciales et les journaux indépendants.»
Ce n'est pas une lubie de ma part ou de l'Alliance de gauche que d'intervenir sur ce sujet, mais c'est aussi une préoccupation européenne, à mon avis, qui devrait être reprise à notre échelle et dans notre canton par ce Grand Conseil et par le gouvernement chargé de diriger les affaires de la République.
A mon sens, l'existence, la persistance d'une diversité de la presse, de journaux qui, avec leur spécificité, ont un enracinement local, ont une certaine qualité dans leur couverture des débats publics, de journaux qui conservent une indépendance éditoriale par rapport à des sources de financement plus ou moins obscures, par rapport à des lobbies d'annonceurs ou autres, est vraiment une question d'intérêt public majeur. J'ai posé cette question par rapport au journal «La Suisse», mais elle se pose également à l'évidence par rapport à d'autres titres luttant pour leur survie aujourd'hui comme «Le Courrier» auquel je rends hommage ici ce soir.
J'estime que des interventions urgentes pourraient être faites par le gouvernement mais que notre parlement devrait, par ailleurs, se saisir de cette question et envisager dans quelle mesure - comme on le fait dans d'autres domaines, celui de la culture a été évoqué - envisager les possibilités de subventionnement et le soutien réel au maintien d'une presse diversifiée, pluraliste et qui est un des fondements de notre démocratie. Ma question est claire dans ce sens-là : qu'entend faire le gouvernement dans les semaines, les mois à venir et à plus long terme ?
M. Jean-Philippe Maitre, conseiller d'Etat. L'interpellation de M. Vanek est exprimée en termes relativement généraux et je voudrais lui répondre de la manière la plus précise possible, parce que j'estime que ce Conseil a droit à une information.
Dabord, il faut peut-être se souvenir d'un certain nombre de données de portée générale. Nous vivons une conjoncture difficile - c'est un euphémisme - et celle-ci met en évidence dans plusieurs secteurs d'activités des problèmes structurels. Dans plusieurs branches d'activités, on a, en effet, parmi les problèmes structurels rencontrés, un problème de surdimensionnement de l'offre par rapport à la demande. Le secteur de la presse en Suisse en général et à Genève en particulier n'échappe malheureusement pas à cette analyse. Nous avons vécu jusqu'à présent une sorte de miracle dont on croyait qu'il pourrait être permanent qui est celui d'un nombre de titres exceptionnellement élevé pour un petit marché. C'est une très réelle richesse. Le vrai problème est de savoir aujourd'hui de quelle manière il est possible de permettre à cette situation de perdurer.
Vous savez qu'en période de haute conjoncture on ne se posait pas tellement la question puisque le volume de publicité qui représente l'essentiel des recettes d'un journal était d'une importance et d'une constance telles qu'il permettait de faire l'économie de certaines réflexions plus structurelles. Or plus récemment sont apparus deux phénomènes dont la conjugaison a mis tous les titres genevois, certains de manière plus prononcée que d'autres, bien sûr, dans une situation difficile. Ce phénomène, c'est d'une part la conjoncture avec une chute extrêmement importante du volume de publicité à disposition et, d'autre part, l'apparition de nouveaux titres sur le marché genevois renforçant encore la concurrence déjà très vive auprès des différents lecteurs.
J'aborde ici le cas plus spécifique du journal «La Suisse». «La Suisse» est un titre qui appartient, ou qui appartenait en tout cas jusqu'au 7 janvier de cette année, à une structure relativement complexe; là aussi, c'est un euphémisme que de le dire, on trouve une structure issue d'une volonté de diversification des actionnaires qui possédaient la société Prominform notamment. Prominform est une holding qui détient Sonor, société éditrice de «La Suisse», mais qui détient aussi un certain nombre d'autres sociétés : le CITP, qui est le centre d'impression que vous connaissez bien, le CCMM, qui est l'infrastructure immobilière abritant le CITP, la société Interville, qui est une société de distribution, la société Epsilon, qui est une société de portage, ainsi que d'autres participations dans d'autres sociétés qu'il n'y a pas nécessairement lieu de mentionner ici.
Or, à la suite de difficultés du groupe Prominform liées à la situation extrêmement préoccupante de Sonor, c'est-à-dire la société éditrice de «La Suisse», il a fallu procéder à des recapitalisations successives qui ont fait que l'actionnaire de Sonor a perdu le contrôle de Prominform. C'est de cette situation-là que sont nées des évolutions successives nous ayant conduits à ce que nous avons connu au tout début de cette année. Toujours est-il que le nouvel actionnaire du groupe Prominform, respectivement les diverses banques qui l'appuient, a estimé qu'il n'était plus possible à Prominform de continuer à essuyer les pertes de Sonor et de mettre en péril les autres sociétés du groupe de cette manière-là avec des incidences en cascade extrêmement importantes sur le niveau d'emploi de ces sociétés.
C'est la raison pour laquelle des discussions ont été engagées avec un certain nombre de groupes de presse étrangers et suisses, et parmi ces groupes de presse suisses, le groupe Edipresse. Sur la base des contacts que j'ai eus à cet égard avec différents groupes de presse, je suis arrivé à constater que les actionnaires du groupe Prominform étaient eux-mêmes parvenus à la conclusion que la solution Edipresse représentait probablement, dans la perspective de la vente des actifs de Sonor, la seule solution susceptible de dégager des ressources nécessaires pour tenter de mettre en place un plan social à peu près correct et, deuxièmement, pour sauver les emplois dans les autres sociétés du groupe.
Je rappelle que, sur la base d'une convention qui avait d'ailleurs été conclue entre Edipresse et Prominform, le rachat d'actifs du groupe Sonor permettait de dégager environ 20 millions. Plus encore, dans ce contexte-là, le groupe Edipresse s'était engagé à transférer l'impression de la «Tribune de Genève» sur les rotatives du CITP et, par contrat, à garantir l'impression, dans des conditions économiquement rentables, de la «Tribune de Genève» sur les rotatives du CITP pendant dix ans au moins.
Vous savez, Monsieur le député, parce que la presse y a largement fait allusion, que l'actionnaire de Sonor, M. Jean-Claude Nicole, disposait d'un droit de préemption sur le capital de sa société au cas où celui-ci serait aliéné par une décision de la société holding, c'est-à-dire de Prominform. M. Nicole avait donc la possibilité, s'il le souhaitait et s'il le pouvait, d'empêcher l'acquisition par Edipresse d'actifs de la société Sonor, et c'est ce que M. Nicole a décidé de faire.
Il a utilisé les droits que lui offrait ce contrat de préemption et a ainsi exercé son droit de préemption le 7 janvier 1994. Dès lors, il dispose de soixante jours pour payer ce qui résulte de l'exercice du droit de préemption.
A notre connaissance, la ligne de crédits nécessaires à cette opération n'est pas encore ouverte parce que les garanties en bonne et due forme qui ont été sollicitées auprès de la société liechtensteinoise qui intervient ici, vous savez que pour Sonor c'est la CIFAG, n'ont, à ma connaissance et à ce jour, pas encore été produites.
Alors, en réponse à la question de M. Vanek, quelles ont été nos interventions ? Permettez-moi de vous dire, Monsieur le député, que les premières interventions de mon département, et mes premières interventions en particulier, remontent à 1988. C'est en 1988 que le groupe Sonor a été confronté à un contexte nouveau difficile résultant notamment de relations nouvelles, respectivement de la rupture de certaines relations avec Publicitas, agence fermière de publicité d'une importance considérable pour un organe de presse tel que Sonor.
Depuis, nous avons entretenu avec Sonor des contacts tout à fait réguliers pour faire le point. M. Nicole s'est à chaque fois montré optimiste, nous confirmant que les évolutions de la marche de la société étaient conformes à ses plans. Vous savez quelle est la dose de foi et d'enthousiasme remarquables de M. Nicole, et lui-même communiquait cet optimisme, même si parfois nous manquions de données concrètes et de chiffres. A partir de 1992, nous avons développé des contacts plus serrés parce que l'évolution de certaines sociétés du groupe étaient franchement défavorables.
C'est ainsi que, le 30 juin 1992, j'ai été amené à consentir, par une décision prise en bonne et due forme, à Sonor S.A., les mécanismes de réduction d'horaires de travail que l'on appelle faussement d'ailleurs «chômage partiel». C'était un cas limite, j'ai déjà eu l'occasion d'y faire allusion, parce que les réductions d'horaires de travail dans le domaine de la presse sont assez inhabituelles - cela s'était produit dans le canton de Neuchâtel et dans le canton de Soleure. Cette décision a d'ailleurs été critiquée par plusieurs médias comme créant des distorsions de concurrence entre médias, mais il m'a semblé nécessaire de prendre cette responsabilité car il était décisif d'offrir à Sonor un ballon d'oxygène pour passer un cap difficile.
Durant 1993, nous sommes à nouveau intervenus auprès de Sonor à plusieurs reprises pour faire le point et avons constaté qu'en automne 1993 la société était dans une situation critique. C'est dans ce sens-là, et à partir de cette date, que les contacts se sont multipliés. Entre mi-décembre 1993 et mi-janvier 1994, qui était la phase critique, nous avons eu de très nombreux contacts, de très nombreuses interventions. Qu'il me soit simplement permis, Monsieur le député, sans entrer dans le détail, de vous dire qu'entre Noël et Nouvel An j'ai eu une bonne quinzaine d'entretiens, de contacts, de démarches, d'interventions auprès de l'ensemble des partenaires en cause, notamment avec M. Nicole lui-même, le groupe Edipresse également avec lequel nous sommes entrés en contact pour faire le point et savoir clairement ce qu'il en était de son offre et pouvoir l'analyser de manière critique. Nous avons eu des contacts avec différents banquiers, avec le Syndicat du livre et du papier, avec l'Association de la presse genevoise, et vous aurez vu d'ailleurs l'extrême scepticisme de la partie syndicale face à la solution choisie par M. Nicole et nous avons eu, bien entendu, des contacts avec la Banque cantonale. Nous sommes intervenus expressément auprès de la Banque cantonale et je puis ici témoigner personnellement de l'extrême sérieux, de l'extrême vigueur avec laquelle la Banque cantonale a empoigné ce dossier. Je ne suis pas en mesure, pour des raisons que vous comprendrez bien, d'abord parce que je ne les connais pas moi-même, de vous donner des informations sur le contenu des relations entre la Banque cantonale et les mandataires, respectivement cette société CIFAG et les actionnaires du groupe Sonor. Pourquoi ? Parce que, de toute évidence, ces relations sont couvertes par le secret bancaire et qu'elles ne sont pas, par conséquent, portées à ma connaissance.
C'est dans ce contexte, Monsieur le député, que le gouvernement souhaite ici dire de la manière la plus claire, comme il l'a fait précédemment dans le cadre de ce Conseil, que nous avons le souhait le plus vif que ce journal puisse vivre parce que c'est un titre qui fait partie de l'horizon quotidien des Genevois, parce que surtout, en termes d'emplois, l'enjeu est très important et ces emplois ne sont pas désincarnés, ils sont identifiés par des personnes dont nous voyons bien, au quotidien, qu'elles se battent pour la survie de leur entreprise, la survie de leur outil de travail, avec un courage que je trouve remarquable et que je tiens à souligner ici.
Je voudrais dire aussi qu'il n'est pas indifférent pour nous que ce journal, dont la vie est en jeu, soit un journal qui se soit doté d'une charte qui ait certaines contraintes qui sont respectées, notamment celle de ne pas accepter de publicité du type téléphone rose. Je trouve que, du point de vue de l'éthique, c'est quelque chose qui doit être souligné parce que c'est un sacrifice extrêmement important sur le plan des recettes de ce journal, et à cet égard il continue malgré la difficulté à suivre cette ligne aujourd'hui.
Monsieur Vanek, pour répondre à une autre de vos questions, je vous dirais que l'Etat n'a ni les moyens, ni les compétences d'intervenir autrement qu'il l'a fait et je crois vous avoir démontré que nos interventions ont été nombreuses et au-delà de ce que nous pouvions faire. Mais nous ne pouvons pas envisager d'intervenir financièrement.
Je crois qu'imaginer une telle possibilité relève de l'absurde. De deux choses l'une, ou bien la presse est libre et l'Etat n'intervient pas financièrement dans les organes de presse, ou bien l'Etat intervient dans les organes de presse et, à ce moment-là, il les contrôle directement ou indirectement, et s'il les contrôle la presse n'est pas libre. Par ailleurs, vous devez savoir que si l'Etat, à supposé qu'il y soit fondé, ce que nous contestons, intervient financièrement dans un organe de presse tel que «La Suisse», en réalité et par égalité de traitement il devrait intervenir financièrement dans tous les autres organes de presse genevois, parce que la «Tribune» est toujours dans le rouge, pas encore dans le noir, parce que le «Journal de Genève» continue à essuyer des pertes et parce que «Le Courrier» essuie également des pertes.
Alors, faut-il que l'Etat intervienne de cette manière-là ? Je crois que poser la question c'est véritablement y répondre. L'enjeu est évidemment très important. Nous souhaitons vivement que cette solution aboutisse. M. Nicole a dit lui-même qu'il avait les moyens de faire aboutir cette solution. M. Nicole a offert et présenté à l'établissement bancaire avec lequel il est en relation des éléments qui pourraient ultérieurement, je l'espère, constituer une garantie suffisante. Actuellement, il appartient à la banque d'analyser ces éléments-là et s'ils apparaissent probants, la banque, comme à l'égard de toute PME genevoise pour laquelle elle s'engage naturellement, ouvrira les lignes de crédits nécessaires; s'ils n'apparaissent pas suffisants, il faudra bien que M. Nicole s'explique sur les origines de financement qui sont derrière ces garanties.
Le risque est gros, l'enjeu important parce qu'il y a les emplois d'un journal en tant que tel, des journalistes, des gens qui sont à l'administration, des gens qui travaillent dans le secteur «pré-presse». Il y a des emplois liés à une occupation représentant 50 % du volume de travail du CITP. Il y a des emplois liés à la société servant au transport de presse et à la société de messagerie; tout cela représente un nombre d'emplois extrêmement important. Voilà les raisons pour lesquelles nous souhaitons que ce journal puisse continuer à vivre, mais souhaitons également, par votre interpellation, mettre le doigt sur un certain nombre de contradictions. Est-il normal que pour des motifs au demeurant respectables puisqu'ils font partie du débat politique, les mêmes qui demandent aujourd'hui à l'Etat d'intervenir financièrement dans un organe de presse, ce qui est quand même tout à fait nouveau, soient ceux qui, par ailleurs, réclament l'indépendance de la presse et appellent de leurs voeux des restrictions au droit et à la liberté en matière d'annonces publicitaires ? Souvenez-vous du dernier débat sur la publicité en matière d'alcool et de tabac. Il y a là un certain nombre de contradictions qu'il faudrait une fois tirer au clair. Pour l'instant, je m'arrête là. Je voulais, au nom du gouvernement, vous donner un certain nombre d'informations et de précisions sur les questions légitimes que vous avez posées au travers de votre interpellation.
M. Pierre Vanek (AdG). Excusez-moi, ce n'est pas encore la réplique. J'ai cru comprendre qu'en cas de réponse orale du Conseil d'Etat je ne pouvais présenter ma réplique qu'à une séance faisant l'objet de la convocation suivante.
Je reviens donc sur les mécanismes économiques et l'historique qu'a peint M. Maitre, concernant les raisons qui ont amené cette situation problématique et dramatique.
Nous partageons un certain nombre de conclusions sur le fait qu'il faudrait que cet organe de presse vive, et l'exposé de M. Jean-Philippe Maitre était à ce sujet relativement complet. Simplement, il ne constituait pas la réponse réelle à ma question. Ma question était de savoir ce que l'on pouvait faire aujourd'hui. Je crois qu'il y a lieu de débattre sur ce que l'on peut faire pour cet organe de presse. Le débat se trouve dans la fin de l'intervention de M. Maitre.
M. Maitre a développé une conception de l'Etat qui m'inquiète un petit peu. Il a dit que si, dans ce domaine-là, il y avait une intervention financière quelconque de l'Etat, celui-ci devrait en conséquence contrôler cette presse et qu'elle cesserait d'être libre. A mon sens, cette conception de l'intervention de l'Etat est un peu inquiétante. C'est une vision «brejnevienne» des rapports entre l'Etat et un organe de presse. Je ne partage pas cette vision. On peut mettre en place un certain nombre de garanties, des éléments de condition du soutien de l'Etat, des éléments de garantie d'indépendance d'un certain nombre de médias malgré le fait qu'il y ait une intervention de l'Etat dans ce domaine.
Les médias audiovisuels sont un domaine où l'Etat a plus qu'une intervention certaine et par rapport auquel on ne saurait remettre en cause la possibilité de leur indépendance. A mon sens, il est parfaitement possible que la collectivité genevoise - et ce n'est pas seulement une question qui se pose au parlement ou au gouvernement, mais à l'ensemble des citoyens - fixe des données-cadres dans lesquelles elle souhaite voir se développer la liberté de la presse et soutienne cette situation particulière que M. Maitre a qualifiée de miraculeuse et qui a perduré grâce à la haute conjoncture et au volume de publicité. Dans une situation de crise, on a précisément besoin, plus encore que par le passé, de cette diversité, de ce champ de débats publics que garantit l'existence de la presse.
Je ne partage pas du tout les conclusions du Conseil d'Etat indiquant que s'il y a intervention de l'Etat dans un domaine comme celui-là, elle est forcément dictatoriale, forcément contraire à la liberté. A mon sens, M. Maitre, dans la première partie de son intervention, a précisément fait la démonstration que les mécanismes du marché régissant la presse font d'elle un produit comme un autre, sujet à toutes les vicissitudes de ce marché. Il a fait la démonstration que le libre jeu de ces forces du marché ne permet pas forcément le maintien - ou risque de ne pas permettre, puisque l'on peut espérer une issue favorable dans ce cas-ci - de cette liberté de la presse dont l'article 8 de la constitution se porte garant. Or, à mon sens, quand on a un article constitutionnel qui dit que la liberté de la presse est consacrée, ça ne devrait pas être simplement un voeu pieux, mais un objectif de la politique de notre collectivité. Lorsque l'on a un objectif, il faut se donner les moyens d'arriver à celui-ci. On risque de se trouver dans une situation où l'objectif fixé par cet article 8 ne sera pas atteint, dans une situation où la liberté de la presse sera menacée et, personnellement, ça m'inquiète beaucoup.
M. Jean-Philippe Maitre, conseiller d'Etat. Je crois que M. Vanek engage un débat qu'il a sans doute raison d'engager en fonction de ses convictions politiques, mais c'est un débat qui, s'il prend la peine de le pousser jusqu'au bout du raisonnement, nous conduit probablement à un stade d'intervention de l'Etat que lui-même ne souhaite pas. Je l'ai dit et le répète, si l'Etat, par pure hypothèse, à supposer qu'il y soit fondé, devait intervenir pour un média genevois, il devrait intervenir pour les quatre qui ont leur assise à Genève puisqu'ils sont les quatre, mais à des degrés bien entendu divers, dans une situation comparable. Certains se portent mieux, d'autres se portent moins bien.
D'autre part, si l'Etat intervient pour une entreprise de presse, qu'est-ce qui légitimerait l'Etat à renoncer à intervenir financièrement pour une autre entreprise qui se trouverait dans des difficultés comparables et qui, en termes d'emplois, en termes d'identité pour Genève, se trouverait dans la même situation ? Vous avez fait erreur, Monsieur Vanek, en disant que la Confédération intervenait dans les médias audiovisuels. Je vous mets au défi de trouver un seul franc du budget de la Confédération servant à financer la SSR. La SSR, parce qu'elle a une mission de service public qui lui est imposée par une loi et parce qu'elle est soumise à un certain nombre de contraintes en ce qui concerne la publicité qu'elle ne peut pas accueillir dans les conditions qu'elle souhaiterait, a le droit, en contrepartie, de percevoir une redevance. Il n'y a pas d'argent public à cet égard, c'est un mécanisme différent.
Je voudrais enfin préciser ceci. A ce jour, comment pourrait intervenir l'Etat de manière convenable puisque, comme je vous l'ai dit, à ma connaissance aujourd'hui même la Banque cantonale, qui s'est vraiment engagée à fond sur ce dossier en termes de travail pour essayer de sauver cette entreprise, ne dispose pas encore des éléments nécessaires pour faire une appréciation complète de la situation lui permettant, s'il y a lieu, de décider d'ouvrir une ligne de crédits. Je ne vois pas comment l'Etat, qui n'est pas banquier que je sache, pourrait être mieux informé que la Banque cantonale.
Un mot encore puisque vous avez, Monsieur Vanek, évoqué le problème sous un angle politique, et je crois que cela fait partie du débat politique. Voyez-vous, je ne résiste pas à la nécessité de vous lire ce qu'a écrit M. Jean-Daniel Deley dans la revue «Domaine public». Si je ne m'abuse, «Domaine public» n'est pas une publication de droite et M. Jean-Daniel Deley est un homme - pour lequel j'ai d'ailleurs la plus grande estime - de gauche. Que dit à propos de «La Suisse» M. Jean-Daniel Deley, dans un article de «Domaine public» du 20 janvier 1994 ?
«Selon des critères économiques «La Suisse» a failli. Sa survie est-elle d'intérêt public ? Puisque la presse vit essentiellement de l'apport publicitaire, Genève peut-elle encore se payer quatre quotidiens ou, sur un marché aussi étroit, la concentration n'est-elle pas une meilleure garantie de qualité ? Une diversité à deux ou à trois, mais de bonne facture, n'est-elle pas préférable à un plus grand nombre de titres qui, pour survivre, font de médiocrité vertu.».
C'est un jugement de valeur très dur de M. Deley que, personnellement, en tant que jugement de valeur sur les médias, je ne partage pas. En tant que raisonnement économique, c'est un jugement qui a incontestablement sa pertinence.
L'interpellation est close.