République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 16 décembre 1993 à 17h
53e législature - 1re année - 2e session - 47e séance
M 885
LE GRAND CONSEIL,
considérant :
que dans un récent arrêt (SJ 1993, pages 545 et suivantes), le Tribunal fédéral a critiqué les procédures cantonales d'évacuation pour défaut de paiement du loyer, lorsqu'il s'agit de procédures sommaires;
qu'il y a lieu, la procédure genevoise en la matière étant sommaire, d'harmoniser la législation cantonale avec les exigences du Tribunal fédéral;
que le problème des évacuations pour défaut de paiement pose de surcroît des graves problèmes sociaux, économiques et humains, et qu'il y aura lieu d'en tenir compte dans l'élaboration d'une nouvelle législation,
invite le Conseil d'Etat
à présenter un projet de loi visant:
1. à harmoniser les articles 440 et 441, LPC avec les exigences de l'article 274 g, CO, selon la jurisprudence du Tribunal fédéral parue à la SJ 1993, pages 545 et suivantes;
2. à permettre la prise en compte des aspects sociaux du défaut de paiement du loyer dans toute la mesure compatible avec les exigences du droit fédéral.
EXPOSÉ DES MOTIFS
1. Situation générale
La crise qui sévit actuellement plonge de très nombreux locataires, soit d'appartement, soit de commerce, dans des difficultés financières qui les entraînent à prendre du retard dans le paiement du loyer.
Un accroissement du nombre de procédures d'évacuation pour défaut de paiement est d'ailleurs constaté par la juridiction des baux et loyers.
C'est dire toute l'importance du problème et la nécessité de trouver une procédure qui permette, dans toute la mesure compatible avec le droit fédéral, la prise en compte de tous les aspects sociaux et financiers.
2. Situation juridique
Depuis le 1er juillet 1990, le congé pour défaut de paiement du loyer est réglé par l'article 257 d, CO, qui stipule que:
«1. Lorsque après réception de la chose, le locataire a du retard pour s'acquitter d'un terme ou de frais accessoires échus, le bailleur peut lui fixer par écrit un délai de paiement et lui signifier qu'à défaut de paiement dans ce délai, il résiliera le bail. Ce délai sera de 10 jours au moins et, pour les baux d'habitation ou de locaux commerciaux, de 30 jours au moins.
2. Faute de paiement dans le délai fixé, le bailleur peut résilier le contrat avec effet immédiat; les baux d'habitation et de locaux commerciaux peuvent être résiliés moyennant un délai de congé minimum de 30 jours pour la fin d'un mois.».
La procédure est, quant à elle, sur le plan fédéral, réglée notamment par l'article 274 g, CO, qui attribue au juge de l'évacuation la compétence pour statuer «aussi sur la validité du congé donné par le bailleur».
Le Tribunal fédéral, dans son audience du 20 avril 1993 (Semaine judiciaire 1993, page 545 et Sc), a précisé comme il fallait organiser la procédure cantonale d'évacuation pour défaut de paiement du loyer.
Il a notamment précisé que «le juge de l'expulsion ne peut dès lors pas se contenter d'une simple vraisemblance quant aux faits, ni de moyen de preuve limité».
Il ajoute que «le juge chargé de l'expulsion doit examiner la validité de la résiliation avec une cognition entière».
En rappelant qu'«aucun motif ne justifie de restreindre l'application de cette règle de droit fédéral aux cantons qui ont introduit la procédure sommaire...».
Dans l'arrêt ci-dessus, le Tribunal fédéral a invité le législateur vaudois concerné par l'espèce en cause à harmoniser sa loi «avec les exigences fédérales déduites de l'article 274 g, CO». Il ne fait pas de doute que le canton de Genève doit également adapter sa législation tant il est vrai que la procédure décrite à l'article 440, LPC, est une procédure sommaire qui ne permet pas au juge d'évacuation d'examiner avec pleine cognition la validité du congé.
3. Procédure actuelle
Les articles 440 et 441, LPC, dans leur version actuelle et dans l'interprétation qu'en donnent les tribunaux genevois, décrivent une procédure sommaire et le seul moyen de preuve des paiements du loyer qui est pratiquement admis est la présentation de quittances.
La procédure actuelle ne permet souvent pas au locataire de faire entendre des témoins dans le cas où le loyer a été payé en nature ou de la main à la main. La procédure actuelle ne permet pas davantage que soit pris en compte un paiement par compensation, notamment en cas de diminution de jouissance de la chose louée.
Il s'agit d'un véritable système de «guillotine» qui ne laisse que peu de moyens au justiciable et peu de latitude au juge. C'est précisément ce caractère sommaire qui est critiqué par le Tribunal fédéral.
Débat
M. Laurent Moutinot (S). On dit souvent : «Pas d'argent pas de Suisse !». C'est probablement la raison pour laquelle le problème des évacuations pour défaut de paiement est rarement traité.
Une autre raison est que, pendant ces dernières décennies, l'euphorie financière faisait que le défaut de paiement du loyer n'était qu'un problème marginal que l'on pouvait traiter par le biais social. Avec la crise économique, ce problème a pris de l'ampleur, et le nouveau droit du bail entré en vigueur le 1er juillet 1990 a fixé en la matière quelques nouvelles règles. Dans une affaire vaudoise, le Tribunal fédéral a eu l'occasion de dire la manière dont il convenait d'appliquer le nouveau droit fédéral. Il se trouve que le canton de Vaud, comme le canton de Genève, applique en la matière une procédure sommaire. Or vous savez que la justice sommaire est quelquefois expéditive ! C'est pour cela que le Tribunal fédéral demande que les procédures en matière d'évacuation pour défaut de paiement du loyer fassent l'objet d'une modification afin que le juge puisse véritablement prendre en compte l'ensemble des paramètres pertinents. C'est la première invite de la motion. Il s'agit de la mise en conformité du droit cantonal avec les exigences du droit fédéral.
La deuxième partie de la motion consiste à saisir l'occasion de ce toilettage législatif pour tenir compte de la gravité du problème et tenter de répondre, sur le plan économique et sur le plan social, aux problèmes qu'il pose. Je crois d'ailleurs que, si le Tribunal fédéral exige une procédure complète d'examen d'un congé pour défaut de paiement, c'est précisément parce qu'il est sensible à ce contexte et, de la sorte, les deux invites de la motion sont complémentaires. Je vous remercie donc de leur réserver bon accueil.
M. Bénédict Fontanet (PDC). Je ne fais pas tout à fait la même lecture de cet arrêt du Tribunal fédéral que mon collègue et néanmoins confrère Moutinot.
Un adage dit : «Deux juristes, trois opinions !». En l'occurrence, il me semble que dans cette affaire vaudoise les choses étaient un peu particulières, mais à Genève, certaines protections existent déjà. D'abord, la loi de procédure civile permet tout de même de ne pas procéder selon la procédure sommaire que vous évoquiez. Le juge peut ordonner des d'enquêtes s'il le souhaite. Ensuite, il y a quelques correctifs possibles au niveau de la commission de conciliation en matière de baux et loyers qui peut siéger avec deux assesseurs supplémentaires spécialistes des affaires sociales lorsque les justiciables rencontrent des difficultés particulières. Enfin, la loi de procédure civile, telle que nous l'avons modifiée lors de la précédente législature, sauf erreur de ma part, permet au procureur général, dans les cas socialement difficiles, de surseoir aux évacuations, ce qui est une bonne chose.
Cela étant, cette matière pose une question de technique juridique qu'il m'apparaîtrait plus adéquat de traiter au sein de la commission judiciaire qu'en séance plénière du Grand Conseil. Je vous propose donc de renvoyer cette motion pour voir si oui ou non il est effectivement nécessaire de légiférer en la matière, ce d'autant qu'il sera intéressant d'entendre le procureur général, par exemple dans le cadre de la commission judiciaire, et également les magistrats du Tribunal des baux et loyers, pour savoir si effectivement la procédure d'évacuation, telle qu'elle existe aujourd'hui - elle est malheureusement nécessaire - est satisfaisante ou non.
C'est pour cela qu'au nom de mon groupe, je vous suggère le renvoi en commission de cette motion, faute de quoi nous ne la voterons pas telle qu'elle est, car nous ne souhaitons pas voter une affaire de ce genre la tête dans un sac !
M. Pierre Meyll. Mais, faut la sortir, la tête !
M. Claude Lacour (L). Je suis le troisième juriste, mais ne vous faites pas de souci, mon opinion sera la même !
J'ai sous les yeux l'arrêt du Tribunal fédéral que je me suis donné la peine de lire et qui, finalement, propose que, en matière d'évacuation, il y ait une procédure sommaire ou non. Il se trouve que nous en avons une à Genève. Par conséquent, je ne vois pas pour ma part qu'il y ait une lacune dans les lois genevoises à l'heure actuelle en matière d'évacuation pour défaut de loyer, procédure qui jusqu'à présent donne satisfaction à celui qui gagne, bien entendu, et pas à celui qui perd.
Par contre, si on estime vraiment qu'il y a un problème, alors c'est un problème de droit qu'il faut étudier de manière approfondie. En effet, cela ne serait pas facile de modifier des procédures, qu'elles soient sommaires ou ordinaires, qui ont des dizaines d'années de «bouteille», si je puis dire ! Créer une procédure spéciale pour les évacuations pour défaut de paiement du loyer deviendrait un problème tout à fait particulier.
C'est la raison pour laquelle il faut, ou ne pas entrer en matière, ou la renvoyer en commission. C'est la moindre des choses que l'on puisse faire.
M. Christian Ferrazino (AdG). Si les députés qui sont juristes de profession ne voient pas eux-mêmes la nécessité de conformer le droit cantonal aux normes fédérales, cela pose effectivement un problème, et l'on peut imaginer la difficulté que cela représente pour les non-juristes !
De même, lorsque nous avons des représentants d'un parti, en l'occurrence le parti démocrate-chrétien, membres du rassemblement pour une politique sociale du logement, qui s'interrogent sur la nécessité de devoir intervenir pour essayer d'améliorer la législation cantonale en matière d'évacuation pour défaut de payement du loyer, je me dis qu'il y a encore beaucoup de travail à faire et qu'il faudra donner beaucoup d'explications à ces messieurs dames.
Fort de ces deux constats et surtout de la difficulté dans laquelle se trouvent certains d'entre nous face à ce problème pourtant crucial des évacuations des locataires pour défaut de payement du loyer, nous acceptons, Laurent Moutinot et moi-même, de transmettre cette motion à la commission judiciaire pour la concrétiser par le biais d'un projet de loi, étant précisé, Monsieur Fontanet, qu'il ne sera pas utile d'écouter M. Bertossa dans la mesure où il n'intervient qu'au niveau de l'exécution des jugements d'évacuation. Si nous demandons ici de voter une motion pour adapter la législation cantonale, c'est précisément que nous en sommes au stade précédant l'exécution des jugements pour faire en sorte, justement, que ces dossiers ne se règlent plus systématiquement au niveau de l'exécution des jugements, mais au stade de la procédure elle-même pour que les justiciables puissent faire valoir leurs droits dans le cadre de la procédure. Ce n'est pas le cas actuellement par le biais de la procédure dite sommaire, dont le nom est suffisamment explicite pour vous montrer qu'il n'y a pas beaucoup de possibilités pour faire valoir des droits.
(L'orateur est dérangé dans son intervention par M. Annen.) Oui, Monsieur Annen, cela ne vous intéresse pas beaucoup, néanmoins, il est urgent de trouver une loi cantonale qui soit conforme non seulement à cette récente jurisprudence du Tribunal fédéral mais également à une votation que certains d'entre vous semblent un peu rapidement oublier et qui a précédé de quelques jours le dépôt de ce projet de motion. Je veux parler de la votation du 28 novembre dernier qui, précisément, prévoit en son article 10 a nouveau de la constitution genevoise de prendre des mesures pour faire en sorte que les gens ne se retrouvent pas sans toit à Genève. C'est une de ses applications, aussi faible soit-elle, que de conformer notre droit cantonal à la législation fédérale pour permettre aux locataires de faire valoir leurs droits, y compris dans le cadre de procédures pour défaut de payement du loyer.
Nous proposons donc que cette motion soit transmise à la commission judiciaire.
M. Gérard Ramseyer (R), conseiller d'Etat. Le Conseil d'Etat prend connaissance avec attention de cette motion.
Le nombre des procédures d'évacuation, ces trois dernières années, passe de 531 à 609, c'est dire que l'évolution de ce nombre n'est pas à la baisse. Les motifs d'évacuation sont évidemment de divers ordres. Sur le plan juridique, la loi de procédure civile genevoise prévoit une procédure particulière en matière d'évacuation pour défaut de payement du loyer. Lorsque le locataire conteste le défaut de payement, le code des obligations prescrit que le juge de l'évacuation doit statuer également sur la validité du congé et le Tribunal fédéral exige qu'il se prononce en toute connaissance de cause, en fait et en droit.
En l'état actuel des choses, le département estime que la loi de procédure civile genevoise ne fait pas obstacle au respect de cette exigence du Tribunal fédéral. Il demeure que les articles incriminés pourraient à la rigueur être reformulés, notamment pour prévoir explicitement la procédure à suivre lorsque le locataire en demeure conteste la validité du congé. De plus, le Conseil d'Etat a fait remarquer que la loi instituant la commission de conciliation en matière de baux et loyers a prévu une commission sociale et que le directeur de l'Office du logement social assiste régulièrement aux audiences d'évacuation fixées par le procureur général.
En conclusion donc, le Conseil d'Etat ne s'oppose pas au renvoi de cette motion en commission, encore qu'il ne paraisse guère primordial de modifier la législation genevoise. Mais, s'il s'agit de reculer au maximum l'évacuation d'un locataire en retard de payement, on va alors tout droit à un encombrement encore plus grand des juridictions compétentes en la matière, juridictions qui sont déjà submergées de demandes. Je répète, néanmoins, que le Conseil d'Etat ne s'oppose pas au renvoi de cette motion à la commission judiciaire.
Mise aux voix, cette proposition de motion est renvoyée à la commission judiciaire.