République et canton de Genève

Grand Conseil

M 589-A
13. Rapport du Conseil d'Etat au Grand Conseil sur la motion de Mme et MM. Jacqueline Damien, John Dupraz, Robert Cramer et Michel Urben concernant les moyens destinés à lutter contre la criminalité économique. ( -) M589
Mémorial1989 : Développée, 2517. Motion, 2522.

I. Introduction

Le 12 mai 1989, votre Grand Conseil renvoyait au Conseil d'Etat la motion M 589 concernant les moyens destinés à lutter contre la criminalité économique et le trafic de drogue.

Le jour précédent, le Conseil d'Etat vous avait présenté un rapport consécutif à diverses motions concernant l'amélioration du fonctionnement de la justice (Mémorial du 11 mai 1989, p. 2438 et ss.). Ce rapport répondait déjà en partie à la M 589, dans la mesure où la problématique de la répression du crime organisé ne saurait être isolée de celle, plus vaste, de l'organisation de l'appareil judiciaire dans son ensemble.

Depuis 1989, d'importants progrès ont été accomplis en Suisse dans la lutte contre le crime organisé, à tous les niveaux.

II. Mesures prises au niveau fédéral

1. Les modifications du code pénal

1.1. Le 1er août 1990, sont entrés en vigueur les articles 305 bis et 305 ter qui répriment respectivement le blanchissage d'argent et le défaut de vigilance en matière d'opérations financières (FF 1989 II 961).

1.2. Le 30 juin 1993, le Conseil fédéral a adopté le message relatif à un second train de mesures destinées à intensifier la lutte contre le crime organisé (FF 1993 III 269). Il propose notamment d'introduire dans le code pénal des dispositions permettant d'incriminer la participation à une organisation criminelle (art. 260 ter) et facilitant la confiscation des avantages patrimoniaux obtenus de manière délictueuse, en particulier de la substance économique des organisations criminelles (art. 59).

 Si les Chambres fédérales adoptent ces nouveaux articles, notre pays disposera, du point de vue du droit matériel, d'un arsenal législatif permettant de réprimer efficacement le crime organisé.

2. Le projet de création d'un office central de répression du crime organisé

Le 6 août 1993, le département fédéral de justice et police a consulté la Conférence des chefs des départements cantonaux de justice et police sur un projet de modification du code pénal portant création d'un office central de répression du crime organisé (art. 351 octies et ss.), ayant pour mission de :

 traiter les informations montrant l'implication nationale et internationale d'organisations criminelles ;

 coordonner les enquêtes intercantonales et internationales et recueillir les renseignements propres à prévenir les infractions des organisations criminelles ;

 analyser les cas de crime organisé, établir des rapports de situation et brosser un tableau des menaces à l'attention des autorités de poursuite pénale ;

 fonctionner comme office pour l'échange national et international des informations et installer des agents de liaison à l'étranger.

Dans sa réponse, la Conférence a relevé que la création d'une telle instance de coordination répondait aux voeux des cantons, dans la mesure où la lutte contre le crime organisé constitue une priorité pour la sauvegarde des libertés individuelles, de l'Etat de droit et, en définitive, de la démocratie elle-même. Elle a souligné qu'en cette matière, l'application du principe de la proportionnalité conduisait à la conclusion évidente que l'efficacité de la lutte contre le crime organisé devait l'emporter largement sur la sauvegarde de la sphère privée.

La création de cet office est à mettre en relation avec le second train de mesures du Conseil fédéral destinées à intensifier la lutte contre le crime organisé ; elle doit être proposée aux Chambres simultanément.

3. La réforme de la loi fédérale sur l'entraide internationale en matière pénale (EIMP)

3.1. La collaboration au niveau international entre les diverses autorités confrontées au crime organisé est essentielle, cette forme de criminalité ignorant souvent les frontières.

 Il est notoire que le système d'entraide en vigueur dans notre pays, caractérisé par sa lourdeur et sa complexité, est loin de répondre aux besoins des autorités étrangères, les renseignements qu'elles sollicitent leur parvenant souvent trop tard pour leur être utiles.

 A la suite des événements survenus au département fédéral de justice et police et après le dépôt du rapport de la commission d'enquête parlementaire (CEP), le Conseil fédéral a accepté un postulat de cette dernière l'invitant à renforcer son action sur tous les plans afin de faciliter les procédures internationales d'entraide judiciaire en Europe notamment, et d'éliminer les obstacles inutiles. Le Conseil fédéral a donc chargé le département fédéral de justice et police de préparer un avant-projet de révision de la loi fédérale sur l'entraide internationale en matière pénale, lequel a été mis en consultation au cours de l'été dernier.

3.2. Dans sa réponse du 27 septembre 1993 à M. Arnold Koller, conseiller fédéral, le Conseil d'Etat a jugé que cet avant-projet restait très insuffisant, et il a énoncé les principes auxquels devrait répondre une véritable réforme de l'EIMP :

 l'octroi de l'entraide ne devrait être soumis en Suisse à aucun recours, sous la seule réserve de la transmission à l'étranger de fonds saisis en Suisse, une telle remise ne représentant jamais un caractère d'urgence ;

 l'autorité étrangère requérante devrait être seule compétente pour trancher les contestations relatives aux mesures dont elle a requis l'exécution ;

 les magistrats et policiers chargés de la poursuite à l'étranger devraient être autorisés à assister en Suisse aux actes d'entraide ;

 sous cette forme, l'assistance devrait être réservée par voie de traités et sous condition de réciprocité aux Etats dans lesquels la primauté du droit est garantie.

4. La révision de la procédure pénale fédérale

Le 18 août 1993, le Conseil fédéral a adopté le message concernant une révision de la loi fédérale sur la procédure pénale.

Il s'agit là également de satisfaire à une exigence formulée par la CEP, en relevant le procureur de la Confédération de toutes ses fonctions policières. Outre les attributions usuelles d'un procureur général, ce dernier se verra confier, notamment, la tâche de déléguer la poursuite pénale à un canton et de décider de la réunion des procédures en cas de compétence multiple entre Confédération et cantons ou entre cantons.

III. Mesures prises au niveau intercantonal

1. Rien ne sert de se doter, du point de vue du droit de fond, de moyens permettant de réprimer sévèrement le crime organisé si leur application doit être mise en échec par le cloisonnement des différentes procédures cantonales.

 Or, les articles 352 et suivants du code pénal, qui réglementent l'entraide judiciaire intercantonale en matière pénale, ne permettent pas une coordination suffisamment efficace entre les cantons, alors que, souvent, le crime organisé étend ses ramifications dans plusieurs cantons.

 Ce constat a conduit la Conférence des chefs des départements de justice et police, présidée par M. Bernard Ziegler, à confier à sa commission «criminalité économique» l'élaboration d'un concordat sur l'entraide judiciaire et la coopération intercantonale en matière pénale, qu'elle a adopté le 5 novembre 1992 et qui a été approuvé par le département fédéral de justice et police le 4 janvier 1993.

 Ce concordat représente un progrès décisif pour la lutte contre le crime organisé dans notre pays : grâce à lui, l'autorité judiciaire en charge d'une procédure pénale dans un canton pourra intervenir directement dans tous les cantons signataires pour y accomplir, selon les règles de procédures de son propre canton, tous les actes qu'elle jugera utiles à la manifestation de la vérité.

 Genève peut s'enorgueillir d'être le premier canton à avoir adhéré à ce concordat, la loi adoptée par le Grand Conseil à cet effet (Mémorial du 10 juin 1993, p. 3058 ss.) étant entrée en vigueur le 29 juillet 1993. Il a été rejoint récemment par le canton de Fribourg, de sorte que le concordat va être publié au Recueil officiel des lois fédérales et entrer en vigueur. Genève et Fribourg seront prochainement rejoints par la majorité des autres cantons, où la procédure d'adhésion est en cours devant le gouvernement ou le parlement.

2. La commission «criminalité économique» de la Conférence des chefs des départements de justice et police, également présidée par le chef du département de justice et police de notre canton, et dont fait partie M. Bernard Bertossa, procureur général, vient par ailleurs d'adopter, à l'intention des autorités de poursuite pénale des cantons, une recommandation ayant trait à la mise en oeuvre d'un article de la Convention de diligence des banques destiné à permettre le respect par les établissements bancaires des exigences d'identification découlant de l'article 305 ter du code pénal précédemment mentionné.

 Il s'agit de faire en sorte que les autorités répressives adoptent dans ce domaine une attitude commune afin d'éviter la tentation d'un «tourisme bancaire» de la part des titulaires de comptes globaux.

3. Le 7 juin 1993, la brigade des stupéfiants du canton de Genève a été autorisée à exploiter, en collaboration avec celle de 7 autres cantons-pilotes, le système provisoire de traitement des données en matière de drogues «DOSIS» géré par l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants rattaché à l'Office fédéral de la police.

 Le système DOSIS a pour but de faciliter :

 la tâche de coordination de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants telle qu'elle découle de l'article 29 de la loi fédérale sur les stupéfiants ;

 l'exécution des enquêtes préventives et des enquêtes de police judiciaire relatives aux cas de trafic de drogue ;

 la coopération avec les autorités cantonales de police par l'exploitation appropriée de renseignements de nature à prévenir les infractions à la loi fédérale sur les stupéfiants et à faciliter la poursuite des délinquants ;

 la collaboration, dans les limites des prescriptions régissant l'entraide judiciaire, à la lutte menée par d'autres Etats contre le trafic illicite des stupéfiants.

IV. Mesures prises au niveau cantonal

1. Les modifications de la Constitution et de la loi sur l'organisation judiciaire

La Constitution et la loi sur l'organisation judiciaire ont été profondément modifiées afin de permettre une restructuration du Parquet et de l'instruction. Ces réformes ont été inspirées par le rapport du 15 février 1990 établi par le consultant que le département de justice et police avait chargé d'étudier le fonctionnement de l'instruction.

1.1. Depuis le 24 mars 1990, le collège des juges d'instruction comprend une section formée d'au moins 4 juges spécialisés à qui sont, en priorité, attribuées les affaires complexes de nature économique ou criminelle. Les juges de cette section sont déchargés de la permanence.

1.2. Le nombre des juges d'instruction a été porté de 12 à 15 (Mémorial du 26 janvier 1990, p. 443 et ss.).

1.3. La loi constitutionnelle du 3 mai 1991 est entrée en vigueur le 25 janvier 1992. Elle prévoit que les fonctions du Ministère public sont exercées par un procureur général, 2 procureurs et des substituts (Mémorial du 3 mai 1991, p. 1760 et du 28 novembre 1991, p. 5087 à 5092).

 Les postes de procureurs ont été créés pour permettre au procureur général de s'appuyer sur deux magistrats expérimentés et permanents, à même de traiter, sur la durée, des dossiers complexes, notamment de nature économique.

 Globalement, le nombre des magistrats du Parquet n'a en l'état pas varié. Cette juridiction se compose actuellement du procureur général, de 2 procureurs et de 5 substituts contre 7 précédemment.

2. Les modifications du code de procédure pénale

Sur le plan de la procédure pénale, diverses innovations ont été introduites afin de réorganiser les attributions de certaines juridictions et d'éviter les recours dilatoires dans les affaires complexes. Les principales modifications intervenues sont les suivantes :

2.1. Depuis le 8 décembre 1990, la Cour d'assises connaît des infractions au code pénal passibles de réclusion pouvant dépasser 5 ans à propos desquelles le procureur général entend requérir une peine supérieure à 5 ans de réclusion. Quant à la Cour correctionnelle, elle peut prononcer des peines jusqu'à 5 ans de réclusion, voire jusqu'à 7 ans et demi de réclusion, par exemple en cas de récidive (Mémorial du 12 octobre 1990, p. 4677 et ss.).

2.2. Le pourvoi en cassation contre les ordonnances de renvoi en assises ou en correctionnelle a été supprimé par la loi du 17 mai 1990 entrée en vigueur le 14 juillet 1990. Prévu à l'origine comme un contrôle supplémentaire, on s'est aperçu que ce pourvoi était interjeté surtout dans les affaires complexes dans le but de freiner le déroulement de la justice et d'atteindre si possible la prescription (Mémorial du 17 mai 1990, p. 1092 et ss.).

2.3. Un grand nombre de recours dirigés contre des actes d'instruction ne sont plus, depuis le 14 juillet 1990, recevables avant la communication des dossiers au procureur général (ibidem).

2.4. Enfin, les magistrats du Parquet et de l'instruction peuvent prononcer actuellement des ordonnances de condamnation jusqu'à 6 mois d'emprisonnement grâce à une loi du 30 avril 1993, entrée en vigueur le 26 juin 1993 (Mémorial 1993, p. 2447 et ss.).

 L'objectif principal de ces réformes, soit l'amélioration de l'efficacité des juridictions pénales, a été atteint. Reste en suspens le problème des appels des jugements du Tribunal de police, dont le nombre charge considérablement le rôle de la Chambre pénale de la Cour de justice.

3. La spécialisation de la police

A fin 1988, a été créé un «groupe argent sale» qui a finalement été intégré à la brigade financière.

Depuis quelques années, l'accent est mis sur l'aspect financier du trafic de drogue, du crime organisé et de leurs filières. Le groupe «argent sale» s'occupe essentiellement des problèmes de blanchissage d'argent.

La police dispose donc de spécialistes capables de mener des enquêtes souvent de longue haleine pour faire échec à la criminalité économique sous toutes ses formes.

Les instructions dans son domaine et les objectifs sont fixés par le procureur général au cours de séances de travail avec la police. La coordination entre magistrats et policiers est excellente et a permis d'obtenir des résultats appréciables dans le domaine considéré.

A titre d'exemple, depuis le début de 1993, un montant total avoisinant 12 millions de francs a pu être confisqué comme produit du crime organisé et versé dans les caisses de l'Etat.

V. Evaluation de la situation actuelle

L'arsenal législatif à disposition des autorités répressives apparaît suffisant. Il reste cependant à éliminer certaines lenteurs dues à la procédure et à mieux exploiter les forces disponibles et les outils informatiques à disposition. L'exploitation d'une base de données informatiques généralisée se heurte encore à des problèmes de protection des données.

VI. Propositions de réformes

En vue d'améliorer encore l'efficacité de la répression du crime organisé au niveau genevois, les trois réformes suivantes sont envisageables, qui pourraient voir le jour au cours de la prochaine législature.

1. La première d'entre elles concerne l'institution du jury, à propos de laquelle le Grand Conseil a renvoyé la motion M 817 au Conseil d'Etat le 25 septembre 1992 (Mémorial 1992, p. 5155). Les exigences légitimes de la jurisprudence en matière de motivation des verdicts pénaux pourraient conduire à confier à une Cour formée de magistrats de carrière et d'assesseurs spécialisés le jugement des crimes et délits de nature économique.

2. Il conviendra d'étudier la possibilité de réunir l'instruction et le Ministère public sous l'autorité du procureur général, à l'instar de ce qu'ont fait les cantons de Bâle-Ville et du Tessin. Il devrait en résulter une importante rationalisation du travail actuellement fait à double par les magistrats de ces deux juridictions. Cette forme d'organisation judiciaire se caractérise par sa souplesse et une grande efficacité.

3. On pourrait envisager d'introduire dans notre législation le «plea bargain», connu du droit anglo-saxon. Cette institution permet au Ministère public, dans certains cas, de négocier avec l'inculpé, sous le contrôle d'un juge, la peine qui va être infligée. Elle présente certaines analogies avec l'ordonnance de condamnation, simplifie l'instruction et permet de faire l'économie de longues audiences de jugement.

VII. Conclusions

Les motionnaires ont relevé avec pertinence que, dans le domaine de la lutte contre la criminalité économique, la persévérance et la perspicacité des diverses autorités et services étaient déterminantes.

Personne ne contestera la volonté des autorités genevoises de combattre le crime organisé.

Le procureur général élu par le peuple au printemps 1990 a fait de cette lutte l'objectif principal de sa politique criminelle, afin d'éviter à notre canton une justice à deux vitesses, prompte à punir les petits délinquants mais inapte à combattre efficacement le crime organisé.

Le soutien du Conseil d'Etat dans cette lutte est acquis à la magistrature judiciaire. Il en va de même de celui du Grand Conseil, ainsi qu'il l'a démontré en adoptant les lois rappelées ci-dessus.

PLAN DU RAPPORT

I.

Introduction

II.

Mesures prises au niveau fédéral

1.

Les modifications du code pénal

1.1.

Les articles 305 bis et 305 ter

1.2.

Les futurs articles 59 et 260 ter

2.

Le projet de création d'un office central de répression du crime organisé

3.

La réforme de l'EIMP

3.1.

La nécessité d'une réforme

3.2.

Les propositions du Conseil d'Etat

4.

La révision de la procédure pénale fédérale

III.

Mesures prises au niveau intercantonal

1.

Le concordat sur l'entraide judiciaire et la coopération en matière cantonale

2.

La recommandation de la commission «criminalité économique» de la Conférence des chefs des départements de justice et police

3.

La participation au système DOSIS

IV.

Mesures prises au niveau cantonal

1.

Les modifications de la Constitution et de la loi sur l'organisation judiciaire

1.1.

La création d'une section spécialisée à l'Instruction

1.2.

L'augmentation du nombre des juges d'instruction et le renforcement de la présidence de cette juridiction

1.3.

La création des postes de procureur

2.

Les modifications du code de procédure pénale

2.1.

La correctionnalisation

2.2.

La suppression du pourvoi en cassation contre les ordonnances de renvoi de la Chambre d'accusation

2.3.

Le regroupement des recours en fin d'instruction

2.4.

Les ordonnances de condamnation

3.

La spécialisation de la police

V.

Evaluation de la situation actuelle

VI.

Propositions de réformes

1.

Réforme de l'institution du jury

2.

La réunion de l'Instruction et du Ministère public

3.

L'introduction du «plea bargain»

VII.

Conclusions

Débat

M. Chaïm Nissim (Ve). Je suis de ceux qui ressentent souvent un profond malaise, de la tristesse et de la colère quand je vois dans les journaux que des dictateurs sanguinaires, comme Marcos ou Duvalier, «planquent leur fric» en Suisse et profitent des lourdeurs et des contradictions de nos législations cantonales pour repousser de plusieurs années toute décision concernant leur argent. Je ressens souvent aussi un malaise lorsque j'apprends qu'un avocat domicilie une société écran servant en fait à blanchir l'argent de la drogue. Aussi, j'encourage vivement M. Ziegler à insister

auprès des autorités fédérales pour faire avancer soit l'idée de concordat intercantonal, soit celle d'une législation fédérale.

Après avoir lu le rapport sur cette motion 589, je me suis demandé si ce rapport était satisfaisant ou non. Comme je ne savais pas très bien, j'ai consulté mon collègue Cramer qui comprend ces choses-là beaucoup mieux que moi et ce qu'il m'a dit m'a laissé sur ma faim. Je ne suis pas juriste mais je suis assez malin pour comprendre qu'il y a un dilemme entre la «protection de la personnalité privée» et «l'efficacité de la lutte contre la criminalité économique». On parle de ce dilemme à la page 2. Des avocats, comme Robert Cramer ou Michel Halpérin, sont axés plus sur la protection de la personnalité privée et M. Ziegler davantage sur l'efficacité. Personnellement, je suis comme vous, Monsieur Ziegler. Je suis un partisan de l'efficacité dans ce domaine, même si je ne suis pas toujours capable de juger, pour chaque mesure, de son efficacité.

Aussi, votre réponse à la consultation fédérale, telle qu'elle est résumée au bas de la page 3, me paraît plutôt bien, et que pour le reste je vous encourage à faire de votre mieux.

Mme Erica Deuber-Pauli (T). Je remercie le Conseil d'Etat de son rapport très complet sur les améliorations apportées aux moyens de lutte contre la criminalité économique et je me félicite de sa détermination à soutenir cette lutte. Cependant, vous le savez tous ici, l'égalité devant la loi est une fiction. Aujourd'hui, telle qu'elle a été élaborée par son auteur, la loi de procédure pénale accorde un extraordinaire avantage aux responsables de crimes économiques. En effet, cette procédure contient la possibilité unique en Europe de recourir contre tout acte judiciaire imaginable. La motivation de l'introduction d'une telle possibilité était honorable, notre collègue Chaïm Nissim vient de le rappeler. Il s'agissait d'assurer une protection maximale à l'individu face à l'appareil judiciaire.

Mais en pratique cette loi de procédure pénale genevoise a abouti à produire, d'une part, des inégalités devant la loi et, d'autre part, une protection accrue du crime organisé contre les poursuites judiciaires. Ce résultat peut être constaté à peu près dans toutes les grandes affaires de criminalité économique. Les possibilités de recours offertes par la procédure pénale portent sur trois niveaux. Premièrement, chaque acte d'entraide judiciaire internationale - par exemple la demande de séquestration de compte par un juge américain pour prendre cet exemple - peut être contesté par recours au Tribunal, en Cour d'appel et au TF. Deuxièmement, on peut faire recours contre toute ordonnance du juge d'instruction, par exemple, la mise sur écoute téléphonique de l'inculpé, la saisie de compte, l'incarcération... (Troublée par le bruit, Mme Deuber-Pauli s'interrompt quelques instants.)

J'aimerais bien que l'on se taise à mes côtés ! ...une demande de communication de document, un appel à des témoins, etc. Troisièmement, on peut faire recours contre les différentes ordonnances de la Chambre d'accusation qui évalue le dossier pour savoir à quelle juridiction de jugement il doit être transmis. Ces trois niveaux de recours sont des spécificités de la loi genevoise de procédure pénale. Enfin, lorsque le dossier arrive devant une juridiction de jugement et que le procès commence, il existe encore, comme partout ailleurs, une disposition permettant de nouveaux recours contre chacune des décisions de la juridiction de jugement.

Quelles sont les conséquences de la situation genevoise ? Premièrement, avec un bon avocat n'importe quelle affaire peut aller à la prescription. Deuxièmement, celui ou celle qui peut payer les provisions d'avocat peut se payer un appareil formidable de soustraction à la justice; c'est donc une inégalité patente. Troisièmement, en raison de tout ce qui précède, l'appareil judiciaire est totalement surchargé de recours et ne peut pas faire son travail d'enquêtes et de répression.

Un mot encore sur les définitions du crime organisé et du crime économique et sur leurs rapports financiers.

Le crime organisé implique des capitaux acquis par des actes criminels, puis recyclés ou réintroduits dans des circuits financiers légaux. Le crime économique implique des sociétés légales qui, occasionnellement, pratiquent l'escroquerie au crédit, la fraude fiscale par falsification de documents, etc. Il existe une dynamique qui va en s'accroissant entre les deux.

Premièrement, les cartels du crime organisé prennent actuellement une extrême importance du fait des énormes profits dus au trafic de la drogue, du fait aussi, en Europe, de l'unification douanière qui ouvre des espaces immenses à l'action de ces capitaux et, en Suisse, à cause du secret bancaire et de l'absence d'une loi obligeant les banquiers à dénoncer les clients qu'ils jugent suspects. A cause du silence qui résulte de ce secret et de la complexité institutionnelle, on trouve à Genève toutes les mafias du monde.

Deuxièmement, malheureusement au moment même où le crime organisé s'attaque à la société démocratique, la pollue, infiltre ses marchés et ses circuits ordinaires, à la manière d'un cancer, le crime économique augmente du simple fait de la crise. Quand les entreprises subissent d'énormes pressions de la part de la concurrence et des contraintes de restructuration, la tentation est énorme de produire, par exemple, de faux bilans. En conséquence de ce que je viens d'exposer - et qui ne vous est pas inconnu - je demande au Conseil d'Etat, dans ces circonstances de développement de la criminalité économique, de réfléchir aussi avec la justice aux moyens de limiter les moyens de recours en permettant à la justice d'enquêter et, si besoin est, de punir.

M. Bernard Ziegler, conseiller d'Etat. Je suis sidéré par l'intervention de Mme Deuber-Pauli. Apparemment, elle n'assistait pas à la séance du Grand Conseil du 17 mai 1990 quand précisément votre Grand Conseil a décidé de supprimer les voies de recours auxquelles Mme Deuber-Pauli fait allusion. Le recours contre l'ordonnance de renvoi prononcée par la Chambre d'accusation a été supprimé dans la modification de la procédure pénale que vous avez votée il y a trois ans. Ce nouveau droit est entré en vigueur et, le même jour, vous avez apporté d'autres modifications à la procédure pénale - le rapport le rappelle - en supprimant la plupart des recours contre les décisions du juge d'instruction.

Les réformes de procédure cantonale qui devaient être faites ont été votées par votre Grand Conseil. J'ai d'ailleurs eu l'occasion de remercier ce Grand Conseil d'avoir examiné ce projet de loi avec diligence et avec détermination. Il reste un certain nombre de problèmes qui relèvent plus particulièrement de la collaboration intercantonale. Sur ce point, Monsieur Nissim, ce sont les cantons qui ont mis sur pied un concordat et non pas la Confédération, puisque le concordat est précisément une voie de collaboration intercantonale, et d'ailleurs c'était la seule manière d'aboutir - et elle a bien abouti - dans ce domaine-là puisque qu'actuellement le concordat est en voie de ratification dans la plupart des cantons suisses, sauf le canton des Grisons qui, pour le moment, n'est pas partant. Je l'ai encore vérifié hier à la conférence des chefs des départements de justice et police. La procédure d'adhésion est en route partout. Les cantons ont vu la nécessité de supprimer leurs barrières intérieures. Chacun connaît les réflexes de fédéralisme du canton voisin, le canton de Vaud : or M. Ruey m'a confirmé hier que le Conseil d'Etat vaudois avait également décidé d'aller de l'avant avec la ratification du concordat.

La collaboration intercantonale est en bonne voie. La grosse difficulté, Madame la députée, c'est la collaboration internationale avec le problème de la révision de la loi fédérale d'entraide internationale en matière pénale. Les grosses pannes qui se produisent dans les procédures d'entraide internationales proviennent de la loi fédérale, que le Conseil fédéral a promis de revoir. Il a soumis en consultation l'été passé un projet dont le Conseil d'Etat a estimé, en accord avec les autorités judiciaires, qu'il ne donnait pas satisfaction. Il a demandé une révision plus déterminée de la loi fédérale d'entraide internationale en matière pénale. Tout de même, les progrès qui ont été faits dans ce domaine sont importants, énormes.

La Suisse est l'un des trois pays d'Europe qui a pu ratifier la convention contre le blanchissage d'argent parce que c'est un des premiers pays d'Europe, il faut quand même le souligner, qui a adapté son droit de fonds. Les pays voisins qui nous donnaient volontiers des leçons à ce sujet n'ont pas encore de normes dans ce domaine aussi efficaces que celles que nous avons introduites dans le code pénal suisse pour lutter contre le blanchissage d'argent. Nous commençons à en voir le résultat dans les enquêtes qui sont en cours. Vous connaissez la confiscation spectaculaire de cet été. L'affaire suivante, qui est en train de tourner, porte non pas sur 12 millions, mais sur 50 millions. Les affaires actuellement à l'instruction sont extraordinairement importantes mais nécessitent effectivement un effort considérable du pouvoir judiciaire et de la police pour les faire aboutir. Je crois qu'il existe en Suisse actuellement une détermination d'aller de l'avant dans ce domaine. Il est vrai, on assistait autrefois à une espèce de sentiment d'impuissance des magistrats concernés devant l'énormité de la tâche. Cette mentalité a profondément évolué, et je crois qu'il est important de souligner l'évolution qui s'est opérée dans notre pays à cet égard.

M. Chaïm Nissim (Ve). Monsieur Ziegler, on m'a dit hier aussi que le canton du Tessin, qui était l'un de ceux où on blanchissait le plus d'argent sale, ne voulait pas rejoindre le concordat intercantonal. Est-ce vrai ?

M. Bernard Ziegler, conseiller d'Etat. Le canton du Tessin - son conseiller d'Etat me l'a confirmé - est également en train d'examiner la ratification du concordat, mais il l'examine dans le cadre d'une révision plus large de sa procédure pénale. Cela risque de prendre un peu plus de temps dans ce canton, mais il n'a pas du tout refusé d'adhérer au concordat. C'est un partenaire effectivement important de ce domaine, puisque le Tessin ainsi que Zurich, Genève et Bâle sont les cantons les plus concernés. Il est aussi important que d'autres cantons comme Zoug adhèrent au concordat. La procédure est en route dans l'ensemble de ces cantons.

Le Grand Conseil prend acte de ce rapport.