République et canton de Genève

Grand Conseil

IN 33-B
5. Rapport de la commission fiscale chargée d'étudier l'initiative populaire «Pour la transparence fiscale». ( -) IN33RAPPORT DE LA MAJORITÉ
 Mémorial 1992 : Projet, 4142. Commission, 4144. Rapport, 6406. Commission, 6419.
Rapport de la majorité de Mme Martine Brunschwig Graf (L), commission fiscale
Rapport de la minorité de Mme Christine Sayegh (S), commission fiscale

La commission fiscale présidée par Mme Christiane Magnenat Schellack s'est réunie à 4 reprises les 26 mars, 23 avril, 27 août et 3 septembre 1993 pour examiner l'IN 33 en présence de MM. Olivier Vodoz, chef du département des finances et contributions, Pierre-Alain Loosli, directeur général de l'administration fiscale, Flurin Konz, chef du service juridique et Alfred Charpilloz, chef de la division du contrôle.

1. Audition des initiants

Dans sa séance du 26 mars dernier, la commission fiscale a auditionné les partisans de l'initiative (MM. Milliquet, Devaud, Chaizpié, Fioux, Ducommun, Lewerer et Cramer). Leur argumentation reflète fidèlement celle contenue dans l'exposé des motifs à l'appui de l'IN 33. Il ressort notamment que pour les initiants, la transparence fiscale devrait permettre de mettre sur un même pied les salariés d'une part, les indépendants et les entreprises d'autre part. Ils jugent en effet inéquitable le fait que l'attestation de salaire serve de base à la déclaration d'impôt pour les salariés, alors que les indépendants et les entreprises disposent «d'opportunités comptables» qui offrent un «large éventail d'économie et de soustraction d'impôt». Les initiants attendent donc de la publicité des registres une forme de contrôle sur les éléments imposables de ces dernières catégories de contribuables. Plus généralement, les auteurs de l'initiative espèrent combattre ainsi efficacement la fraude fiscale et faciliter le dépistage des fraudeurs.

2. Modification de la politique de certains cantonsen matière de transparence fiscale

La commission fiscale a pris connaissance avec intérêt de l'annexe contenue dans le rapport de la commission législative au sujet de la recevabilité de l'IN 33. Cette annexe présente un panorama complet de la pratique des différents cantons en matière de transparence fiscale. La commission fiscale a notamment pu constater que certains cantons avaient changé leur législation plus ou moins récemment. Les commissaires ont souhaité prendre connaissance des raisons de ces modifications et, plus généralement, de l'application pratique de certaines dispositions réglant la publication des registres d'impôts. Ils ont ainsi obtenu des informations intéressantes pour la menée à bien des travaux de la commission:

 Jura: l'administrateur du service des contributions, M. Jean-Baptiste Beuret, précise que la loi d'impôt valaisanne a été entièrement révisée au 1er janvier 1989, l'ancienne loi prévoyait (art. 171, al. 2): «Les registres d'impôt sont publiés. Il est loisible aux communes de les publier ou de les déposer publiquement.» Les indications contenues dans lesdits registres étaient le revenu et la fortune imposables ainsi que la valeur officielle des immeubles en propriété du contribuable.

Le nouveau droit n'a pas repris cette exception au secret fiscal. Selon les informations fournies par M. Beuret, le principal inconvénient de l'ancien système résidait dans le fait que «le revenu et la fortune imposables ne sont pour bien des contribuables pas des indicateurs fiables de la situation économique réelle... Il s'ensuivait assez régulièrement des interpellations déposées auprès de l'autorité fiscale dans lesquelles des administrés s'étonnaient de la taxation jugée trop basse d'un contribuable.» Les services de l'administration fiscale qui auraient pu justifier la taxation ne pouvaient fournir d'éléments précis, tenus qu'ils étaient au secret fiscal.

 Tessin: selon le directeur cantonal de l'administration des contributions, M. Edy Dell'Ambrogio, le Tessin a abandonné, en 1976, le principe de la publicité des données fiscales des contribuables et introduit la généralisation du secret fiscal. Le nouvel article 152 de la loi fiscale prévoit la possibilité de requérir certains renseignements pour autant qu'il soit fait la démonstration d'un intérêt légitime: relation débiteur-créancier en premier lieu.

 Valais: selon les informations données par M. G. Salamin, chef du service cantonal des contributions, les registres d'impôts communaux peuvent être consultés par les contribuables des communes durant la période du dépôt des comptes communaux. En dehors de cette période, le contribuable qui veut consulter les registres doit justifier d'un intérêt particulier suffisant et adresser une requête écrite au conseil communal. Le Grand Conseil valaisan a débattu d'un projet de révision de la loi fiscale en 1992. Des députés avaient demandé qu'un certain nombre de renseignements fiscaux fassent l'objet d'une publication. Ces propositions ont été rejetées à une écrasante majorité et il s'en est fallu de peu qu'à cette occasion, le parlement valaisan interdise la consultation des registres d'impôts communaux.

 Fribourg: l'administrateur du service cantonal des contributions, M. Raphaël Chassot, signale que dans ce canton, la législation n'a pas été modifiée et que toute personne ayant qualité de contribuable à l'impôt cantonal peut consulter dans les communes du canton les registres de l'impôt cantonal sans indication de motif. Ces registres comprennent les noms, prénoms et adresses de tous les contribuables de la commune ainsi que leur revenu et fortune imposables (bénéfice et capital le cas échéant). Un arrêté du Conseil d'Etat règle les modalités: les registres sont consultables du 1er septembre au 31 octobre, les contribuables qui consultent les registres doivent signer préalablement un livre de contrôle public avec indication des chapitres consultés. Tout contribuable peut prendre connaissance entre le 2 novembre et le 2 décembre des noms, prénoms et adresses des personnes qui ont consulté leur propre chapitre fiscal. Toute consultation est soumise à un émolument de 2 F.

3. Débats au sein de la commission

La transparence fiscale a provoqué, au sein de la commission un débat où il est très rapidement apparu que les commissaires se répartissaient dans deux opinions dominantes: pour les uns (lib., rad., pdc.) la protection de la sphère personnelle est un droit essentiel qui doit rester garanti aux contribuables du canton de Genève. Pour les autres (soc., écol., pdt.) la levée du secret fiscal est un élément important de la lutte contre la fraude fiscale.

4. Arguments de la majorité de la commission

S'il est vrai que plusieurs cantons connaissent une forme de transparence fiscale complète ou partielle, aucun d'entre eux ne l'a introduite récemment. Dans la plupart des cas, elle correspond à des habitudes et des principes propres aux cantons concernés.

Les auteurs de l'initiative 33 bien qu'ils s'en défendent développent une argumentation qui porte en elle les germes d'un climat de délation pour le moins peu souhaitable et surtout propre à faire fuir des contribuables de surcroît parfaitement honnêtes. Ils se refusent à reconnaître les efforts de lutte contre la fraude fiscale entrepris durant cette législature par l'administration fiscale, les résultats obtenus sont particulièrement satisfaisants. Il est clair toutefois que l'administration fiscale qui a pleine connaissance des dossiers fiscaux des contribuables n'a rien à attendre de cette initiative. Les initiants comptent-ils dès lors sur des dénonciations pour découvrir des fraudes qui auraient échappé aux contrôles?

Ainsi que le relève le responsable de l'administration fiscale du canton du Jura, le fait de faire connaître au public le revenu et la fortune imposable ou le bénéfice et le capital imposable ne permet souvent pas de juger véritablement de la situation financière d'un contribuable qu'il soit personne physique ou morale. Ces éléments peuvent même se révéler trompeurs. Le fait d'y joindre les montants déclarés ne fait qu'ajouter à la confusion, dès lors que le consultant n'a pas connaissance des données qui donnent lieu à des déductions fiscales.

Attendre de l'IN 33 un apport accru de recettes fiscales est illusoire. Sauf à penser que les habitants de ce canton se transforment tous en auxiliaires du fisc et en grands inquisiteurs.

Il est intéressant de constater que certains cantons, loin de s'engager dans la voie préconisée par les initiants, ont amorcé une démarche inverse justifiée par des expériences négatives engendrées par l'impossibilité de répondre de façon circonstanciée aux citoyens qui s'étonnent de montants déclarés ou imposables. Cet élément montre bien la contradiction dans laquelle se trouvent les initiants qui défendent une «initiative raisonnable», réclamant, de leur point de vue, un minimum de renseignements; des renseignements lacunaires ne peuvent refléter la situation réelle de certains contribuables. Pour ce faire, il faudrait prendre connaissance des déclarations fiscales des contribuables; pour l'heure, une telle proposition n'a jamais été envisagée, ni par les partisans de l'IN 33 ni par ses opposants. Et quelle transparence peut-on avoir, par conséquent, vis-à-vis d'un citoyen venu protester contre la véracité du revenu imposable de son voisin dès lors que l'administration n'aura à lui fournir comme seule réponse que le montant est bien exact!

Quant à l'égalité de traitement devant l'impôt, on ne voit pas en quoi les salariés se sentiraient mieux traités du fait de la publication des registres fiscaux. Tout contribuable a l'obligation de respecter la loi et de déclarer sa fortune et ses revenus (bénéfice et capital). L'IN 33 ne renforce en rien cette obligation et ne garantit pas son respect.

La majorité de la commission s'est refusé à élaborer un contre-projet en réponse à l'initiative. Elle a jugé en effet que c'est le principe même de la protection de la sphère privée qui devrait être maintenu. Les revenus des habitants de ce canton n'ont pas à être communiqués sur la place publique et rien ne laisse à penser que les habitants de ce canton souhaitent qu'il en aille autrement.

C'est la raison pour laquelle, la majorité de la commission s'est déclarée opposée à l'initiative 33 et recommande au Grand Conseil de la rejeter.

5. Conclusion et vote

L'auteur du rapport de majorité tient à relever que 10 commissaires sur 15 étaient présents lors du vote et que l'initiative a été rejetée par 5 non (3 lib., 1 rad., 1 pdc.) contre 5 oui (2 soc., 2 peg., 1 pdt.).

RAPPORT DE LA MINORITÉ

Par 5 voix en faveur de l'initiative (2 soc., 2 peg., 1 pdt.) et 5 voix contre (3 lib., 1 rad., 1 pdc.), la commission fiscale recommande le rejet de l'initiative 33 «pour la transparence fiscale».

Ainsi, cette initiative a été repoussée de justesse sur le principe même de la transparence fiscale et aucun contreprojet n'a été proposé.

Par le dépôt, le 27 janvier 1992, d'une initiative législative, des citoyens et citoyennes genevois ont sollicité l'introduction dans la loi sur les contributions publiques d'une disposition demandant à ce que le rôle des contribuables soit public et que toute personne domiciliée dans le canton ait droit à le consulter gratuitement sans qu'elle ait à faire valoir un quelconque intérêt. Outre cette information, certains renseignements complémentaires devraient être accessibles, soit le montant déclaré et imposable du revenu et de la fortune, respectivement du bénéfice et du capital et le montant de l'impôt dû sur le bordereau.

L'exposé des motifs à l'appui de cette initiative montre, à l'évidence, que le but poursuivi n'est pas une curiosité malsaine mais un instrument destiné à connaître les contribuables du canton de Genève, pratique qui existe dans plusieurs autres cantons suisses et assurer une meilleure égalité entre les contribuables salariés, indépendants et les personnes morales.

La commission législative a, suivie en cela par le Grand Conseil, admis la recevabilité de cette initiative. Lors de cet examen préalable à la discussion sur le fond, il a été relevé que pour le Tribunal fédéral la transparence fiscale n'est pas anticonstitutionnelle, qu'elle n'appartient pas à la sphère privée et que le secret de l'imposition n'est, en conséquence, pas protégeable.

Nombre de cantons connaissent d'ailleurs la publicité des rôles fiscaux. Les modalités d'accès aux rôles fiscaux diffèrent d'un canton à l'autre et sur les 26 cantons, 13 donnent accès aux rôles fiscaux ainsi qu'à certains renseignements complémentaires de manière conditionnée dans la forme et dans le temps.

Ce principe de transparence fiscale, connu par un nombre non négligeable de cantons, aurait pu laisser augurer que les membres de la commission fiscale entrent en matière et qu'à la lumière des solutions existantes proposent, au moins, un contreprojet.

Une idée tout à fait intéressante et adéquate avait d'ailleurs été avancée par une commissaire opposée à l'initiative, à savoir que l'identité de la personne demandant des renseignements soit communiquée au contribuable concerné. Cette transparence réciproque n'était que juste retour des choses et aurait certainement été bien accueillie par les initiants.

Toutefois, le tabou de l'argent est toujours bien ancré dans la cité de Calvin et la transparence fiscale a été très mal accueillie, tant par le chef du département des finances que par les représentants libéraux, radicaux et démocrates-chrétiens, le mpg. n'ayant pas pris position.

Cette initiative a été mal comprise par les opposants qui ont tout d'abord confondu «rôle des contribuables» et «déclaration fiscale», ce qui n'est, à l'évidence, pas identique.

En effet, le rôle des contribuables est constitué de la liste des noms des personnes imposées fiscalement, alors que les déclarations fiscales émanent des contribuables et contiennent, elles-mêmes, certains renseignements qui, vraisemblablement, appartiennent à la sphère privée.

Il est difficile de concevoir ce que les opposants à l'initiative veulent protéger, car il n'y a pas à ériger en secret le revenu et la fortune des citoyens dans une société où une partie non négligeable des recettes de l'Etat provient d'impôts calculés sur ces éléments.

Il a été avancé entre autres que la transparence fiscale ferait fuir les contribuables étrangers, notamment les sociétés, lesquelles pourraient craindre des dénonciations.

Ces arguments paraissent de portée très limitée quand on sait que les cantons de Zoug et Fribourg pratiquent la publicité des registres fiscaux et qu'ils sont réputés pour avoir des régimes d'imposition attrayants, tant pour les citoyens que pour les sociétés.

Les commissaires ont étudié les documents des cantons du Valais, Fribourg et Tessin, lesquels pratiquent la transparence fiscale et mettent chacun les limites qu'ils jugent opportunes à cette publicité.

En Valais, la consultation des registres d'impôts communaux est possible pendant la période du dépôt des comptes communaux; en dehors de cette période, cette démarche doit se faire selon une procédure écrite. Le législateur valaisan a voulu ainsi instaurer un propre contrôle des contribuables.

Le canton de Fribourg permet également, et sans justification de motif, la consultation des registres fiscaux, lesquels comprennent les noms, prénoms et adresses de tous les contribuables de la commune dont la taxation est définitive ainsi que leurs revenu et fortune imposables (bénéfice et capital imposables). Il est même précisé que les registres de la période fiscale antérieure peuvent être consultés, durant la même période, au service cantonal des contributions. Ce laps de temps est de deux mois par an.

Il est exact, par ailleurs, que le canton du Jura a renoncé à la publicité des registres fiscaux lors de la révision générale de la loi d'impôts entrée en vigueur le 1er janvier 1989. Cet abandon de la publicité du rôle des contribuables n'a pas la portée que l'on pourrait croire, car les communes continuent à avoir accès à tous les renseignements concernant les dossiers fiscaux et le conseil communal peut, en tout temps, demander des explications ou consulter la déclaration fiscale de ses concitoyens.

On peut trouver la solution proposée par les initiants maximaliste mais on ne peut conclure au fait que l'introduction de la transparence fiscale à Genève se heurte à des principes prépondérants.

Alors, que craint-on? Que veut-on protéger?

En conséquence, Mesdames, Messieurs les députés, cette initiative introduit un principe d'équité dans la loi et nous vous invitons à la soutenir.

ANNEXE

Secrétariat du Grand Conseil

IN 33

INITIATIVE POPULAIRE

Lancement d'une initiative

Le parti écologiste genevois, le parti socialiste genevois, le parti du travail, le Cartel intersyndical du personnel de l'Etat, le Syndicat interprofessionnel de travailleuses et travailleurs, l'Union des syndicats du canton de Genève ont informé le Conseil d'Etat de leur intention de lancer une initiative populaire formulée intitulée

INITIATIVE POPULAIRE

«Pour la transparence fiscale»

Les soussignés, citoyennes et citoyens dans le canton de Genève, en vertu des articles 64, 65 et 67 A de la constitution de la République et canton de Genève, du 24 mai 1847, et des articles 86 à 94 de la loi sur l'exercice des droits politiques, du 15 octobre 1982, proposent le projet de loi suivant, modifiant la loi générale sur les contributions publiques, du 9 novembre 1887.

La loi générale sur les contributions publiques, du 9 novembre 1887, est modifiée comme suit:

Art. 348 (nouvelle teneur)

Transparence

1 Le rôle des contribuables (personnes physiques et personnes morales) est public. Toute personne domiciliée dans le canton a le droit de le consulter gratuitement, sans qu'elle ait à faire valoir un quelconque intérêt.

2 Dans les mêmes conditions, toute personne a librement accès aux renseignements suivants, relatifs à n'importe quel contribuable:

a) le montant déclaré et imposable du revenu et de la fortune respectivement du bénéfice et du capital ainsi que le montant des impôts spéciaux et des droits de succession;

b) le montant de l'impôt dû selon le bordereau.

3 Toute personne peut aussi, sur demande, obtenir du département ces renseignements par écrit.

INITIATIVE POPULAIRE

«Pour la transparence fiscale»

EXPOSÉ DES MOTIFS

La présente initiative vise à instaurer la transparence sur les revenus et la fortune des contribuables genevois. Cette transparence est déjà largement connue dans la majorité des cantons suisses selon différentes modalités. Genève est donc bientôt un des derniers cantons à connaître le secret fiscal.

La transparence fiscale contribue:

 à assurer une meilleure égalité de traitement devant l'impôt;

 à réduire les risques d'évasion et de fraudes fiscales;

 à améliorer le rendement de l'impôt.

Cette mesure de simple justice sociale assurera une meilleure égalité entre les travailleurs, dont les revenus font l'objet d'un certificat de salaire joint à la déclaration d'impôts, et les indépendants ou les entreprises dont les opportunités comptables offrent un large éventail d'économie et de soustraction d'impôts. Rien ne justifie, en effet, que la vérification des éléments imposables ne soit facilitée que pour les seuls travailleurs.

Elle contribuera à combattre efficacement la fraude fiscale en facilitant le dépistage des fraudeurs. Sans constituer une intrusion insupportable dans la sphère privée, la transparence fiscale proposée par la présente initiative amènera aussi une plus grande rectitude chez les contribuables. Elle conduira également l'administration fiscale à plus de rigueur dans les contrôles des activités indépendantes et des entreprises.

Si l'introduction de la transparence fiscale ne permettra pas de résoudre tous les problèmes budgétaires, elle conduira cependant aussi tout naturellement à une amélioration des rentrées fiscales.

Initiative déposée en chancellerie d'Etat le 27 janvier 1992.

Délai au Grand Conseil pour prendre une décision: 27 janvier 1993 (art. 67 de la constitution).

Débat

Mme Martine Brunschwig Graf (L), rapporteuse. Je vais meubler jusqu'à l'arrivée de ma collègue ! J'aimerais vous dire en deux mots que le débat qui a eu lieu à la commission fiscale au sujet de cette initiative a au moins eu le mérite d'être clair. En effet, ni les uns ni les autres n'ont souhaité de contreprojet car cette initiative assez poussée - comme le dit d'ailleurs le rapport de minorité - pose le problème des principes, et surtout, laisse sous-entendre quelque chose de relativement dangereux et d'assez déplaisant. Espérer retirer des recettes fiscales supplémentaires implique très nettement l'idée de délation et, notamment, de délation des citoyens contribuables. Cela n'a pas été souhaité par la légère majorité présente lors du vote. Les discussions ont été assez claires, car nous avons aussi pris connaissance d'un certain nombre de dispositions appliquées dans d'autres cantons.

Lorsque vous prenez connaissance d'un revenu déclaré et d'un revenu imposable, vous n'avez toujours pas connaissance de la situation financière réelle de certains contribuables et, comme l'ont relevé notamment les Valaisans responsables de l'application de la loi en Valais, on a renoncé à de tels systèmes car ces éléments n'étaient pas des indicateurs fiables d'une situation économique réelle. Comme le secret fiscal doit être respecté en ce qui concerne les déclarations - cette initiative ne le demande d'ailleurs pas - cela signifie que l'on peut porter un faux jugement sur des situations, mais que l'administration n'est pas en mesure de donner les réponses qui pourraient satisfaire le citoyen contribuable qui poserait la question.

Le deuxième élément est que cette initiative ne propose pas d'identification du demandeur; il y a donc non seulement anonymat mais une véritable latitude de consultation sans justification, ce que ne proposent pas la plupart des cantons qui prévoient une forme de transparence fiscale. Enfin, dans ce canton, la sphère privée a toujours été jusqu'à présent un élément protégé et la majorité des citoyens a toujours été favorable à cette protection. C'est la raison pour laquelle une majorité - restreinte le jour du vote, il est vrai - a souhaité le refus de cette initiative et n'a pas désiré lui opposer de contreprojet.

M. Robert Cramer (Ve). A lire le rapport de majorité, et surtout à entendre les propos que vient de tenir Mme Brunschwig Graf, il apparaît que l'on a essentiellement parlé en commission de fraude, de lutte contre la fraude et que l'on a considéré que le but poursuivi par l'initiative était, pour l'essentiel, de lutter contre la fraude fiscale.

C'est un des objets de l'initiative, mais ce n'est certainement pas le seul ni le plus important. A mon avis, cette initiative traite d'un objet beaucoup plus fondamental que celui de savoir s'il convient ou pas de lutter contre la fraude fiscale et par quels moyens; il s'agit des rapports que notre société peut entretenir avec l'argent.

Comme le dit à juste titre la rapporteuse de la minorité, la question que pose cette initiative est de savoir si oui ou non l'argent est toujours un tabou dans la cité de Calvin, question paradoxale alors que c'est précisément ce grand réformateur qui est parvenu à libérer la cité d'une certaine hypocrisie par rapport à l'argent.

Pour ma part, je n'estime pas, comme certains dans ce Grand Conseil, que l'avoir constitue une dimension de l'être. Je ne l'estime pas et pense par là même que le secret fiscal ne protège pas quelque chose d'essentiel, que vouloir cette protection revient à donner à la possession de richesses une importance qu'elle n'a pas. L'argent, aux yeux des écologistes et des initiants - puisque nous en faisons partie - ne relève pas de la sphère privée. Les biens matériels n'ont pas à être placés sur un piédestal et nous considérons même qu'une société est d'autant plus pauvre qu'elle fait de la possession de richesses matérielles un tabou.

Alors, que veut-on protéger ? C'est la question que pose en conclusion, à juste titre, le rapport de minorité. Il ressort des travaux de la commission que l'on veut éventuellement protéger quelques fraudeurs. Il m'apparaît quant à moi que l'on veut avant tout protéger une société du paraître, où il s'agit non seulement de cacher ses richesses, mais surtout de cacher sa pauvreté, car, à Genève, c'est une tare que d'être pauvre. Voilà les raisons pour lesquelles les écologistes, qui considèrent que l'on peut entretenir des rapports empreints d'une plus grande simplicité avec l'argent, vous inviteront à accepter cette initiative.

Mme Martine Brunschwig Graf (L), rapporteuse. Je suis contente d'entendre M. Cramer revenir un peu sur ses propos en ce qui concerne les intentions de la majorité de la commission. Je ne crois pas que l'on puisse dire qu'aucun député dans cette salle, ni aucun député présent à la commission fiscale, ait jamais souhaité protéger les fraudeurs. Il a été dit que le fait d'avoir de la transparence fiscale selon l'initiative n'ajoutait rien au pouvoir du département des finances qui, je vous le rappelle, a mis en place durant cette législature des mesures contre la fraude fiscale, mesures ayant d'ailleurs rapporté un certain nombre de fonds.

Nous n'avons pas souhaité donner, pour l'ensemble des citoyens, autorisation aux registres fiscaux, par rapport à leur propre volonté de protéger ce qui peut être considéré comme la sphère privée. Si les citoyens de ce canton en jugent autrement, ils l'exprimeront en votation populaire.

Puisque vous parlez de transparence, je dirai pour terminer que ce que j'ai expliqué tout à l'heure montre bien que, sous prétexte de transparence, on aboutit à des apparences, justement parce que les éléments que l'on peut consulter ne sont pas nécessairement le reflet de la situation réelle des contribuables. C'est la raison pour laquelle le Jura est revenu en arrière, tout simplement parce que cela causait des malentendus et que l'administration fiscale n'était pas en mesure de répondre aux questions que les citoyens posaient justement pour raison de secret fiscal. Les initiants n'ont jamais voulu lever cette partie du secret fiscal et ont dit eux-mêmes qu'ils ne le souhaitaient pas. J'entends par là la publication totale de la feuille d'impôt qui, elle, fournit un certain nombre d'éléments expliquant comment l'on passe d'un revenu déclaré à un revenu imposable.

M. Jacques-André Schneider (Ve). Après ces propos introductifs plutôt élevés, puisque l'on se base sur des principes, j'aimerais apporter une note peut-être plus concrète. Madame la rapporteure de la majorité...

Des voix. Rapporteuse !

M. Jacques-André Schneider. Oh, ça dépend ! Selon les rapports, je vois rapporteure ou rapporteuse et finalement moi-même je ne m'y retrouve pas, alors je dis Mme la rapporteure ! (Brouhaha.)

La présidente. Officiellement, c'est rapporteuse.

M. Jacques-André Schneider. Madame la rapporteuse, le problème sur la transparence fiscale à Genève est le suivant : nous savons aujourd'hui qu'il y a une certaine crise des recettes; ce n'est pas moi qui le dis puisque le Conseil d'Etat lui-même a déposé un projet de loi prévoyant un certain nombre de réformes, non seulement du barème, mais également de hausses d'impôts. Cette crise des recettes pose un problème important. Quelles vont être à l'avenir les ressources de l'Etat ? Dans ce type de débat, on a tout de suite vu comment les choses se passent. Dès l'instant où le Conseil d'Etat propose une hausse d'impôts, certains disent qu'elle ne touche que certaines catégories, qu'elle est injuste, qu'il faut la refuser et, d'ailleurs, les demandes et les annonces de référendums fusent immédiatement. D'autres disent qu'il faudrait imposer soit les personnes morales, soit les personnes les plus riches. Or, dans ce débat fiscal, il y a un principe qui devrait, je crois, commencer à être admis, c'est que sans transparence des chiffres, qui répond à l'objection que les politiciens et les politiciennes travestissent les chiffres, rien ne pourra être obtenu des contribuables. Dans un débat sur les recettes, la question de savoir qui paye quoi et comment les revenus sont taxés à Genève va devenir un thème de débat politique. Je m'étonne beaucoup que vous-même, Madame la rapporteuse de la majorité, qui êtes aujourd'hui dans votre parti à l'initiative d'une hausse d'impôts, vous ne vous souciiez pas plus du problème...

Mme Martine Brunschwig Graf, rapporteuse de la majorité. Quand même !

M. Jacques-André Schneider. C'est comme ça que je l'ai compris, Madame la rapporteuse ! Si vous me dites que vous êtes contre les hausses d'impôts, alors vous vous distancez du Conseil d'Etat dans sa composition actuelle. (Protestations de Mme Brunschwig Graf.) Madame la rapporteuse, toute discussion sur la fiscalité implique aujourd'hui une plus grande transparence, une recherche de vérité. Alors vous dites que cette initiative va trop loin, fort bien...

Une voix. Elle dit qu'elle est mauvaise.

M. Jacques-André Schneider. Alors vous pourriez faire, toujours dans le souci d'une transparence fiscale, un contreprojet, ce à quoi vous êtes bien entendu opposée. (L'orateur martèle ce mot.)

Mme Martine Brunschwig Graf, rapporteuse de la majorité. Tout à fait !

M. Jacques-André Schneider. En fait, vous ne voulez pas de transparence fiscale et cela pose le problème de savoir où est la vérité dans ce débat. Nous autres, qui soutenons cette initiative et qui aurions sans doute soutenu des contreprojets allant peut-être plus dans la direction de ce qui a été fait dans d'autres cantons, pensons que plus de transparence favorisera un débat serein, et vous n'en avez pas voulu en refusant tout contreprojet, raison pour

laquelle nous soutenons cette initiative en disant qu'il y a un problème de principe. Il faut défendre la transparence si l'on veut que les citoyens soient plus accessibles aux propositions de hausse d'impôts aujourd'hui formulées par le Conseil d'Etat.

Mme Christine Sayegh (S), rapporteuse. La transparence est un principe qui fait tranquillement mais sûrement son chemin, peut-être un peu plus difficilement à Genève. La transparence fiscale est compatible avec les principes constitutionnels, elle n'appartient pas à la sphère privée. Mais à Genève, il est vrai, il y a une opacité fiscale dont les femmes mariées ont été très longtemps les premières victimes, puisque dans un couple, c'est Monsieur qui est le contribuable. Jusqu'à récemment, Madame n'avait pas accès au dossier fiscal de la famille si elle n'avait pas signé la déclaration. En conséquence, je pense que ce principe est difficile à défendre, mais qu'il est essentiel pour la clarté de la situation économique à Genève.

M. Jean-Luc Ducret (PDC). A la conclusion du rapport de minorité, j'aimerais faire preuve de davantage de pragmatisme, ne pas faire appel à Calvin et rester dans la réalité du jour. Vous interpellez le citoyen et la majorité de la commission en disant : que craint-on ? Ce que je crains, c'est l'inefficacité de la norme. Vous ajoutez : que veut-on protéger ? Ce que je veux protéger, c'est l'efficacité d'une norme fiscale. Je redoute que ce principe soit introduit dans la constitution. L'exposé des motifs, dans le fond, est une critique en règle des fonctionnaires de l'administration fiscale. Vous le savez, je suis exigeant avec les collaborateurs de l'administration fiscale, je l'ai démontré à plusieurs reprises mais, sur ce point, je crois qu'un effort considérable a été fait et je crois qu'une lutte acharnée est actuellement menée pour lutter contre la fraude fiscale. Je suis serein et reste persuadé que les électeurs refuseront d'introduire cette norme dans notre constitution.

M. Thierry Du Pasquier (L). Permettez-moi un instant de prêter ma voix à Mme Chevalley... (M. Blanc fait le clown entre les bancs démocrates-chrétiens !)

La présidente. Monsieur l'ancien président du Grand Conseil, allez vous cacher ! (Eclats de rires, quolibets.)

M. Thierry Du Pasquier. ...car c'était elle qui devait intervenir.

Les initiants prétendent, dans l'exposé des motifs, qu'une large majorité des cantons suisses connaît ce qu'ils appellent la transparence fiscale. Ce n'est pas exact. Quinze cantons et demi n'autorisent pas la consultation des registres, quinze cantons fournissent des renseignements généraux sous certaines conditions. Les initiants prétendent que ce qu'ils appellent la transparence fiscale assurerait une meilleure égalité de traitement et réduirait les risques d'évasion. C'est faux ! Si les salariés fournissent des attestations de salaire, on ne peut pas en conclure qu'ils déclarent nécessairement tous les éléments de leur revenu. Il est vrai que les indépendants doivent tenir une comptabilité, que ces comptabilités sont contrôlées et que l'administration fiscale est parfaitement à même de mettre en place les systèmes pour dépister les fraudeurs. Les risques d'évasion fiscale existent, mais l'ouverture des registres fiscaux n'a aucune chance de diminuer ce risque.

Les initiants soutiennent que ce qu'ils appellent la transparence fiscale améliorerait le rendement de l'impôt. C'est inexact ! Il s'est avéré que l'impact de l'accès au registre est quasiment nul. L'obtention de renseignements sous certaines conditions n'est - on l'a déjà dit - pas déterminante, car connaître le revenu et la fortune imposables d'un contribuable sans avoir accès aux autres éléments, notamment aux déductions autorisées, ne peut conduire qu'à des conclusions fantaisistes. Enfin, et surtout à une époque où il est demandé dans tous les domaines de renforcer la protection de la sphère privée, cette initiative est perverse et son acceptation n'aurait pas d'autre résultat que d'encourager la délation et la curiosité malsaine. Il est vrai que les fraudeurs existent, qu'ils existeront toujours dans toutes les couches de la société, mais il est désagréable de suspecter une partie de la population. Cette initiative est une insulte pour les contribuables, la grande majorité d'entre eux remplissent leurs devoirs fiscaux de façon satisfaisante et en toute honnêteté.

Je voudrais ajouter une chose à l'intervention que j'ai reprise de Mme Chevalley. Il existe, dans l'éventail des professions, certaines professions qui sont attachées au secret, ou, si l'on veut, auxquelles le secret est attaché. Il en est notamment de la profession médicale, il en est ainsi de la profession juridique. Pour nous autres médecins, avocats, il est absolument fondamental de garder le secret sur ce qui est dit. Il en est de même en ce qui concerne la tâche des réviseurs fiscaux, des fiduciaires, de toutes les professions liées à la situation fiscale des contribuables. Il est absolument indispensable au bon fonctionnement des institutions que ces mandataires professionnels puissent parler avec leurs clients sans risquer de devoir révéler ce qui leur est confié sous le sceau du secret professionnel. Pensez-vous qu'il soit concevable par une décision du genre de celle que vous envisagez de faire tomber cet élément de confidentialité. Je crois que ce serait une chose extrêmement malsaine et qui, encore une fois et comme on l'a dit à plusieurs reprises, ne déboucherait que sur la délation, parce que c'est sur la délation que comptent véritablement les initiants. Ils disent : «Sous la pression des voisins, on finira bien par tout révéler.». Je crois que, comme en matière de police, comme en matière de criminalité, c'est un calcul que nous ne devons pas faire, un risque que nous ne devons pas prendre.

M. Jean Spielmann (T). Je comprends que sur les bancs d'en face l'on considère comme malsain et posant quelques difficultés de faire la transparence sur les revenus, et ce principalement à une période où l'on voit se développer une société à deux vitesses où une bonne partie de la population est aux prises avec des difficultés quotidiennes croissantes, où de nombreux chômeurs ne savent pas à quoi ils seront livrés demain, où parallèlement des gens s'enrichissent grâce à la crise. Dans ce canton, le nombre des millionnaires a doublé en cinq ans. (Rires.) Il y a des gens qui ont des fortunes considérables et qui profitent de la crise, et je comprends que la transparence fiscale soit ressentie par vous comme malsaine.

Il y a également une arrogance extraordinaire des puissances de l'argent, à tel point qu'un grand nombre de citoyens sont choqués, voire indignés que les drapeaux du commerce et de «Genève gagne» soient hissés sur le Palais de justice, sur l'ensemble des bâtiments publics du canton, alors qu'eux ont des difficultés considérables, un mal vivre grandissant, et qu'il est bien clair que pour vous tout cela ne suscite que mépris et que la simple idée d'une transparence fiscale et de présenter véritablement sa situation est gênante. Elle le deviendra de plus en plus. Plus les difficultés économiques vont s'accélérer et plus la société à deux vitesses va se développer, et ce n'est en tout cas pas en hissant les drapeaux de «Genève gagne» sur le Palais de justice que vous ferez comprendre aux gens qu'il y a dans ce canton une inégalité de traitement. Votre arrogance financière se retournera contre vous. Alors, votez contre cette initiative, je suis persuadé que l'on pourra, avec le peuple, gagner et vous contraindre à un peu plus de transparence.