République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 1 avril 1993 à 17h
52e législature - 4e année - 3e session - 14e séance
M 851
Mme Fabienne Bugnon (Ve). Je sens qu'il va être très difficile de parler de ce sujet après celui que nous venons d'aborder.
Les récents résultats électoraux en Italie, en Autriche, en Allemagne et même en France ont de quoi nous inquiéter. Je ne parle pas de la purification ethnique qui se déroule en Yougoslavie et que le simple fait d'évoquer fait frissonner. La montée des groupuscules d'extrême-droite, du parti néo-nazi en Allemagne ou du Front national est évidente. Dans notre pays, si on ne peut pas juger sur des résultats électoraux récents, quoique le Conseil national ait vu arriver en son sein les partis populistes tels que la Lega ou les Automobilistes... (Chahut.)
La présidente. Je vous en prie, Mesdames et Messieurs, le sujet est suffisamment grave pour que vous écoutiez! (Contestation.) Mais non, on s'entend plus, c'est pas possible! Madame Bugnon, s'il vous plaît!
Mme Fabienne Bugnon. Ces derniers ont prouvé à plusieurs reprises que la voiture n'était pas leur seul cheval de bataille. Mais il y a un autre moyen de mesurer la montée du racisme dans notre pays. C'est le douloureux constat des attentats répétés contre les centres de requérants d'asile. Quarante et un attentats pour la seule année 1992! Comme le rappelle l'exposé des motifs, ces attentats sont d'une violence extrême: incendies, attaques à main armée ou encore attentats à l'explosif, ce qui prouve que le but recherché est largement supérieur à de l'intimidation.
Je rappelle d'ailleurs à cet effet qu'une résolution avait été acceptée à la quasi-unanimité par ce Grand Conseil en octobre 1991 et qu'elle demandait une meilleure protection des requérants d'asile, de même qu'une motion, une année auparavant, qui demandait une politique d'asile cohérente et solidaire. Si la question de l'asile ne tient plus aujourd'hui le devant de la scène, il faut constater que les attaques physiques et verbales contre les étrangers ou groupes d'étrangers n'ont pas diminué. Les étrangers sont d'excellents boucs émissaires en cas de chômage ou de crise du logement.
En ce qui concerne notre canton, si cette gangrène qu'est le racisme s'exprime moins ouvertement, je peux vous dire que la campagne qui a commencé pour l'initiative «Toutes citoyennes, tous citoyens» nous révèle quelques propos fortement teintés de xénophobie ou de racisme, qui ne sont pas de matière à nous rassurer. Alors, il faut informer, éduquer, préparer. Face à la montée du racisme, la prévention est indispensable. La convention
sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale contient un article, hélas, jamais évoqué dans les messages fédéraux ou dans la presse, le seul qui ne présente pas d'aspect répressif, mais qui engage les Etats parties à travailler dans un sens pédagogique.
C'est cet article que nous aimerions voir nos autorités saisir le plus rapidement possible afin de mesurer et d'envisager tout ce qu'il est possible de faire pour que Genève puisse continuer à vivre dans un partage de nationalités, de cultures et de mentalités diverses, sans oublier que les graines du racisme trouvent un lieu particulièrement favorable pour se développer dans le terreau du chômage. A ces problèmes, nous devons nous attaquer avec tout autant de détermination, sachant qu'il vaut mieux agir avant que réagir après.
C'est ce que demande cette motion, et je vous invite, Mesdames et Messieurs, à lui faire un bon accueil.
M. Roger Beer (R). C'est vrai que prendre la parole sur cette motion par rapport à certaines déclarations d'une des cosignataires envers mon collègue Jacques Torrent me met quelque peu dans l'embarras.
J'aimerais tout de suite vous dire qu'en ce qui concerne le problème du racisme, ce que contient notre proposition de motion se base sur des faits vérifiés et sur des déclarations officielles. En ce sens, je vous demanderai de considérer plutôt le texte et l'idée que les personnes. Nous vivons -- vous le savez -- des moments économiques difficiles. En fait, l'histoire ne fait que se répéter. La société occidentale a déjà connu de tels moments et elle s'en est remise. Mais ce que l'on constate à chaque fois, c'est qu'en période de crise, l'intolérance connaît toujours un regain de popularité. C'est triste, et c'est même grave. C'est cette constatation incontournable qui est à la base de notre proposition de motion.
Bien sûr, vous me direz que le Conseil d'Etat et les autorités en général disposent de tous les moyens légaux et juridiques pour combattre la montée du racisme qui s'est manifestée à plusieurs occasions aussi tristes que douloureuses. Cette situation n'est pas tolérable. Il faut absolument se battre et entreprendre tout ce qui est possible contre ces réactions d'hostilité à l'encontre des étrangers. L'exposé des considérants de notre motion est clair.
Ces considérants évoquent de façon complète et concise le souci bien fondé que soulève notre motion. Que demandons-nous? Rien de bien grave, ou plutôt, rien de bien dangereux.
Au contraire, il s'agit simplement de demander à notre gouvernement de se donner les moyens de respecter une décision du Conseil fédéral, c'est-à-dire la signature de la convention internationale contre toute forme de discrimination raciale. A Genève, nous nous targuons fièrement de l'appellation de «cité humaniste».
Il me semble que notre texte est plus que réaliste; il invite simplement le Conseil d'Etat à envisager toute mesure demandant l'éviction du racisme et de toute manifestation liée à l'exploitation et à l'existence de ce mal sournois.
En conséquence, je vous serais reconnaissant de réserver un accueil favorable à ce texte. Une fois n'est pas coutume, et généralement je suis contre le renvoi au Conseil d'Etat, mais, dans ce cas, je pense que notre texte n'a pas besoin d'être rediscuté en commission. Aussi, je vous suggère de le renvoyer directement au Conseil d'Etat pour qu'il l'étudie et qu'il nous fasse un rapport sur la question.
M. Armand Lombard (L). La motion qui nous est soumise propose une intéressante analyse d'un sujet extrêmement grave.
La non-écoute de l'autre et le racisme sont des maux qui guettent notre société. Il y a un raidissement qui fait peur sur le changement, sur la réforme, sur l'étranger et sur l'autre. La défense des acquis, le braquage sur les droits individuels menacent la cohésion de la société. Mais le cri d'alarme de cette motion se porte bien au-delà du racisme et de l'exclusion, et nous avons de la peine à la suivre car nous ne voyons pas dans ses invites de solutions ou de projets suffisamment concrets. Elle dénonce l'inégalité sociale, elle évoque les cultures différenciées et, passant par l'éthique de la population genevoise toute entière, elle en appelle au Conseil d'Etat pour appliquer des lois existantes et pour étudier un certain nombre de solutions.
Cette motion, à la vérité, «arrose trop large» pour être acceptée en la forme et dans sa teneur.
Elle procède en fait en quatre points. Elle demande quatre niveaux d'étude.
D'abord, on démarre sur des rails assez solides: le racisme; on évoque le code pénal et les mesures fédérales qui sont prises et dont on demande l'application. C'est bon! Deuxièmement, on enfourche un véhicule plus politique: les inégalités. Ça devient moins clair! Troisièmement, on gagne un éther très azuré que je respecte beaucoup, mais trop azuré; une exégèse des valeurs de fond de notre société. Et puis, pour solutionner en fait ces trois niveaux d'étude, on retombe sur le Conseil d'Etat.
Certes, une partie des problèmes concerne l'Etat. Il y a des lois fédérales que vous avez citées dans la motion, mais il y a un certain nombre de lois, un certain nombre de travaux faits actuellement par des commissions du Grand Conseil sur les sujets qui sont traités: en particulier la loi sur la culture ou le préprojet de loi sur la culture qui porte sur ces problèmes de fond et sur des différenciations entre les différentes communautés et leur absorption dans la société ou dans la communauté genevoise.
Il y a aussi la motion sur le programme «Préserver l'essentiel» du département de l'instruction publique qui va exactement dans le même sens, puisqu'en fait, en préservant l'essentiel on doit d'abord dire l'essentiel et dire qui fait partie de cet essentiel. Je pense que cela répond à une bonne partie des soucis exprimés dans la motion. Mais sur l'autre partie, et une large partie, c'est la population et notamment les députés qui doivent se mobiliser, à titre individuel. On ne peut pas constamment renvoyer la balle aux politiques.
Il y a la population. Il y a des groupes de réflexion. Il y a des paroisses. Il y a des groupes de parents. Il y a, par exemple -- je peux le mentionner puisque c'est un des motionnaires -- la Nouvelle Société Helvétique de M. Philippe Joye. Il y a d'autres sociétés qui peuvent travailler dans ce domaine et qui devraient, en fait, être beaucoup plus actives en réponse aux questions posées par cette motion. Il n'y a pas qu'une réponse politique et qu'une réponse de nos autorités. La cité doit agir, pas seulement le monde politique. Les députés ne peuvent porter sur leurs épaules -- elles sont trop étroites -- toute la misère du monde et trouver des solutions adéquates.
Le temps des protestations, des dénonciations et de rédaction de motions doit se transformer en temps d'agissements, d'actions positives. Bien sûr que notre groupe est prêt à renvoyer cette motion en commission. Nous espérons
que cela ne sera pas pour s'y plaindre et dénoncer, mais pour tenter des actions diverses qui ne débouchent pas sur un rapport multiple et de multiples pages de la part du Conseil d'Etat, des actions réelles et concrètes.
M. Hermann Jenni (MPG). Certes le racisme est une chose détestable. Encore faut-il savoir de quoi l'on parle lorsqu'on parle de racisme.
Cette proposition de motion montre le bout de l'oreille en citant notamment la recrudescence de partis nationaux populistes dont les programmes reposent essentiellement sur le rejet des travailleurs immigrés et des requérants d'asile, ainsi que sur l'antisémitisme. Nous avons suffisamment expérimenté la calomnie que l'on a voulu toujours prononcer à l'égard de minorités qui ne pensaient pas comme une certaine gauche, une certaine extrême-gauche, et on a pratiqué -- nous en avons nous-mêmes assez souffert -- le maccarthysme et la chasse aux sorcières.
On nous prêtait même des opinions que nous n'avons jamais professées. Alors, nous nous méfions des propositions qui commencent en disant: «La recrudescence de partis nationaux populistes...» Qu'est-ce que le populisme? Qu'est-ce que la démocratie, sinon de donner la parole au peuple? Alors, lorsque l'on veut donner la parole au peuple et que cela ne plaît pas à ceux qui sont avides de pouvoir, on se fait traiter de populistes. Moi qui suis franc-maçon, j'ai des amis répandus sur toute la surface de la terre, quelle que soit leur couleur.
M. Philippe Joye. Et les catholiques? Nous aussi nous sommes sur toute la surface de la terre. Nous sommes universels! Et les juifs?
M. Hermann Jenni. Je m'en tiens à la maxime de notre frère Voltaire qui disait: «Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu'au bout pour que vous puissiez le dire.» Je ne permettrai pas que l'on instaure, par le biais de telles motions, le délit d'opinion.
Qui est réellement raciste? J'ai eu l'occasion d'expérimenter lors d'un voyage au Sénégal une attitude réellement raciste et, pire, inconsciemment raciste. Lorsque nous avons été accueillis à l'entrée d'un village que nous allions visiter pour voir des réalisations d'entraide internationale, il y avait un groupe de notables qui avait eu le courage de se déplacer jusqu'à la limite de leur territoire. Nous nous sommes arrêtés là avec le bus. Eh bien, une des
personnes, que par charité je ne nommerai pas, a dit: «Ah, vous êtes les notables, eh bien c'est très bien!», comme on aurait dit à un petit gosse de l'école enfantine: «Ah, t'as été sage cette semaine, c'est très bien!».
Voilà le véritable racisme, celui qui est inconscient. Celui qui est fait d'un manque de respect vis-à-vis de l'autre. Le véritable respect de l'autre, de celui qui est différent, c'est de le considérer comme son égal tout en admettant sa différence, tout en admettant qu'il soit différent même si quelquefois il heurte votre sentiment. Ce n'est pas en faisant la chasse aux sorcières. Il y a des crimes racistes, certes. On voit actuellement des crimes épouvantables commis en Yougoslavie. Eh bien, chez nous de tels crimes relèvent de la justice pénale et nos codes sont suffisamment clairs pour permettre la poursuite de criminels, mais nous n'admettrons jamais que l'on instaure chez nous le délit d'opinion, raison pour laquelle nous ne soutiendrons pas cette motion.
M. Philippe Joye (PDC). Il va sans dire que je soutiens cette motion à fond et je pense que l'on devrait parler d'exclusion en regardant ce qui s'est passé dans cette enceinte.
On a assisté à trois types d'exclusions. Il y a eu l'essai d'exclusion morale à l'égard de M. Torrent. Maintenant, on a assisté à l'exclusion géographique de M. Genini -- je vous souhaite la bienvenue, Monsieur le député, et j'espère que vos petits camarades seront sympathiques avec vous! -- et puis, il y a l'essai d'exclusion physique de M. Jenni qui, lorsque j'avais eu l'audace de dire que j'étais pour l'objection de conscience, avait dit dans cette enceinte qu'il faudrait faire fusiller le lieutenant-colonel Joye. (Quelques manifestations.) Alors, vous voyez que ces problèmes de racisme et d'exclusion sont à fleur de peau, mais M. Lombard en a parlé de façon beaucoup plus développée et de façon intéressante.
Je ne vais dire que deux choses. Un aspect très important de cette motion concerne les programmes de formation et toute l'attitude qu'il faut avoir à l'égard des jeunes pour les aider à se convaincre de la nécessité d'être naturellement opposés à tous les phénomènes de racisme et d'exclusion.
Je terminerai en disant que la Nouvelle Société Helvétique est une société attachée à certains des thèmes de cette motion. Je vous invite donc tous à y adhérer, et je propose de renvoyer cette motion au Conseil d'Etat.
M. Bernard Ziegler. Le Conseil d'Etat accepte avec bienveillance cette motion. Il accepte qu'elle lui soit renvoyée parce qu'il en partage largement l'analyse.
Il faut lutter contre le racisme en développant et en appliquant de nouvelles normes pénales. Vous savez que notre canton a soutenu avec force la ratification de la Convention internationale lors de la consultation fédérale. Du reste, nous avions demandé au Conseil fédéral d'activer les travaux en vue de l'édiction des nouvelles normes pénales en corrélation avec cette convention internationale, demandant aux Etats signataires de renforcer leur droit pénal.
D'après mes informations, l'affaire a passé devant la deuxième Chambre fédérale, qui était le Conseil des Etats. Il y a encore une petite divergence entre les deux chambres, mais elles ont toutes deux souscrit à la ratification de la convention. En principe, la navette devrait avoir lieu d'ici au mois de juin et le texte pourrait être voté définitivement au mois de juin 1993, après élimination des dernières divergences, de manière à ce que tant la convention que la nouvelle norme pénale puissent entrer en vigueur d'ici à la fin de l'année.
Le choc des cultures, nous le savons, est inévitable. Il faut «éduquer à la tolérance», enseigner le respect d'autrui, surtout dans les circonstances présentes faites de crise économique et de chômage. Mais ce qui se fait aujourd'hui sur le plan de l'antiracisme et de l'ouverture aux autres n'est pas rien, si l'on pense que notre canton, qui compte près de 40% d'étrangers, n'a pas connu jusqu'ici d'attentat raciste. Peut-être avons-nous eu de la chance, mais cela est peut-être aussi dû à l'ouverture de notre canton sur l'étranger, que ce soit au niveau de sa tradition d'accueil ou de son enseignement tourné vers les autres, de la politique poursuivie par le département de l'instruction publique -- le travail des enseignants est remarquable -- ou que ce soit au niveau de la politique à l'égard des étrangers qui est faite d'humanité dans notre canton, sans jamais tomber dans le laxisme.
J'ajouterai encore qu'il est très important que la politique d'immigration soit maîtrisée, car la xénophobie et le racisme se manifestent et se développent précisément lorsque la population a le sentiment que les autorités ont perdu le contrôle de l'immigration. Cela peut paraître paradoxal, mais la maîtrise de notre immigration passe aussi par une politique plus ouverte en ce qui concerne les pays de l'Est et du Sud que celle que nous menons actuellement.
Le Conseil d'Etat accepte donc volontiers votre motion. Il est conscient que ses invites s'adressent en fait à plusieurs départements: le département de l'économie publique en ce qui concerne la politique de l'emploi, du chômage, des apprentis; j'ai déjà mentionné le département de l'instruction publique; le département de la prévoyance sociale, et mon département, bien sûr. Les invites de la motion sont donc ambitieuses, elles vont nécessiter un travail interdépartemental. Nous procéderons à une étude et sommes prêts à vous faire rapport.
M. René Ecuyer (T). Je voudrais dire que le parti du Travail appuie la présente motion et nous sommes très heureux que ce problème rassemble un grand nombre de députés.
Je pense que mieux que de longs rapports, que de longues concertations entre tous, le meilleur moyen de lutter contre le racisme c'est quand même de lutter contre la misère, contre l'exploitation, parce que le racisme trouve son ferment dans la pauvreté, dans les inégalités sociales contre lesquelles nous nous sommes engagés de tout temps, mais ça, c'est un autre problème. Pour l'heure, nous appuyons donc cette motion et nous souhaitons qu'elle rencontre un large soutien dans ce parlement. (Quolibets.)
Mise aux voix, la motion est adoptée.
Elle est ainsi conçue: