République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du jeudi 2 février 2023 à 17h
2e législature - 5e année - 9e session - 55e séance
RD 1501
(M. Hugo Duminil-Copin, co-lauréat 2022 de la médaille Fields, prend place à la tribune du président.
MM. Yves Flückiger, recteur de l'Université de Genève, et Jérôme Lacour, doyen de la Faculté des sciences de l'Université de Genève, prennent place à droite du Conseil d'Etat.)
Le président. Mesdames et Messieurs les députés,
Monsieur le président du Conseil d'Etat,
Messieurs les conseillers d'Etat,
Monsieur le recteur, Monsieur le doyen,
Monsieur le lauréat,
Monsieur Hugo Duminil-Copin, vous avez reçu la prestigieuse médaille Fields, équivalent du prix Nobel pour les mathématiques, attribuée tous les quatre ans, avec un maximum de quatre lauréats par édition, et qui récompense les travaux de chercheurs de moins de 40 ans. L'Université de Genève et l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne ont été toutes deux consacrées lors de cette édition 2022, puisque à 37 ans, Maryna Viazovska, titulaire de la chaire d'arithmétique à l'EPFL, a reçu la même distinction.
Vos travaux portent sur la branche mathématique de la physique statistique, plus particulièrement sur les transitions de phases - les changements brusques des propriétés de la matière, comme le passage de l'eau de l'état gazeux à l'état liquide - en faisant appel à la théorie des probabilités. Je n'irai pas plus loin dans cette description. (Rires.)
Nommé professeur de mathématiques à l'Université de Genève à l'âge de 28 ans, professeur ordinaire un an plus tard, vous êtes également professeur permanent à l'Institut des hautes études scientifiques à Bures-sur-Yvette depuis 2016. Votre femme enseigne à Genève, vous avez une adorable petite fille et, dénominateur commun entre nous, un bouvier bernois très remuant... (Rires.) ...que vous dites bien aimer, même si - je vous cite - «il n'est pas le plus intelligent de la famille». (Rires.) Vous êtes assailli d'idées qui vous viennent à l'esprit n'importe quand, en pleine nuit ou sous la douche. Bref, vous vous considérez comme quelqu'un de normal, loin de l'image du mathématicien un rien abstrait, voire renfermé, avec une tendance à développer un côté savant fou totalement inaccessible. Vous êtes tout le contraire: empathique, affable, épris de chiffres et de beauté, les pieds bien posés sur terre, rempli d'humour, avec un incontestable sens de la formule, cassant ainsi les idées reçues sur les «matheux».
Les mathématiques sont à la base de nombre de technologies; c'est un bien culturel commun indispensable au développement de l'humanité et qui contribue à rendre le monde meilleur. En tant que chercheur, vous ressentez que la vision de la science est à un tournant et devient clivante, ce qui vous fait un peu peur. Certains ne croient plus les scientifiques, pensant qu'ils dissimulent toujours des intérêts particuliers ou des transformations de la réalité; d'autres au contraire - et c'est rassurant - font confiance à la science, parfois aveuglément. Dans un monde où tout est considéré comme devant être blanc ou noir, il est parfois difficile de comprendre que l'on puisse tâtonner pour avancer, que l'humain progresse en faisant des erreurs et que toute la science est basée sur la notion de réfutabilité. On exige souvent des réponses immédiates et définitives. Aussi est-il nécessaire de rétablir ce lien entre chercheurs et société pour écarter l'idée que le scientifique vivrait en dehors du monde, en s'exclamant parfois dans son bain: «Eurêka, j'ai trouvé !» Vous n'hésitez du reste pas à rencontrer les médias pour leur faire découvrir vos travaux en les vulgarisant.
Votre métier, c'est la recherche et l'enseignement; la politique ne vous intéresse pas et vous avouez votre manque de compétences en la matière. Peut-être qu'un jour quelqu'un réussira à solutionner les calculs politiques complexes en posant l'équation aux nombreuses inconnues qui ferait tendre les points de notre ordre du jour vers zéro. (Rires.) Il mériterait alors certainement de recevoir la médaille Fields.
Les mathématiques sont avant tout un processus collaboratif. Dans ce sens, la mise à l'écart de la Suisse du programme européen de recherche Horizon Europe a de quoi préoccuper davantage que les financements perdus. Ce problème a été mis en exergue tant par notre université que par la commission de l'enseignement supérieur de notre parlement pour qu'un rapprochement rapide permette de réintégrer les scientifiques suisses dans les programmes européens de pointe. C'est d'ailleurs de la discussion et de la confrontation qu'émergent les idées les plus intelligentes: cela vaut pour les mathématiques comme pour la politique.
Je crois savoir que vous entretenez une relation conflictuelle avec les ordinateurs; cela doit réconforter bon nombre d'entre nous. (Rires.) En effet, vous modélisez dans votre cerveau, le plus merveilleux des ordinateurs. Vous adorez les tableaux: le tableau noir, c'est la liberté ! Un objet créatif et bien plus interactif que des feuilles de papier ou des feuilles Excel - je vous cite !
La pratique des mathématiques demande une bonne dose de créativité et d'intuition. Il existe une forme de beauté, même si tout est relatif, dans la façon d'arriver à un résultat, de le démontrer, puis de le comprendre. Ces idées et ces cas-concepts, vous les appréciez exactement comme on peut le faire avec une oeuvre d'art, un concept en philosophie ou une belle histoire.
Nous sommes très fiers de vous recevoir aujourd'hui. L'Université de Genève reçoit ainsi sa quatrième médaille Fields, ce qui confirme le haut niveau de notre alma mater dans le domaine des mathématiques et de la recherche. Cette récompense vient en outre peu après la réception du prix Nobel de physique attribué à Michel Mayor et Didier Queloz, que nous avons également eu le plaisir de recevoir ici.
Nous vous souhaitons une longue et fructueuse carrière, riche en recherches et développements, une non moins longue et enrichissante collaboration avec notre université et un rôle engagé d'ambassadeur des mathématiques au niveau genevois, suisse et mondial. Quant à nous, nous devons nous engager pour donner les moyens nécessaires à la recherche en sollicitant la Confédération pour que nos hautes écoles restent concurrentielles et attractives.
Hugo Duminil-Copin, vous êtes un mathématicien hors norme: la créativité et l'esthétisme sont les moteurs de vos recherches. Vous prouvez que la dignité n'est pas synonyme de facilité, mais bien l'apanage du génie, et ce soir, CQFD: c'est ce qu'il fallait démontrer. (L'assemblée se lève. Longs et vifs applaudissements.)
M. Hugo Duminil-Copin. Merci beaucoup pour ce discours trop élogieux. On m'a autorisé à vous adresser quelques mots. (Remarque.) Le micro ne marche pas ? Ah ! Voilà. C'est pour ça que j'ai peur de la politique, c'est trop technique. (L'orateur rit.) Vous êtes à moi pour cinq minutes, et je vais en profiter. On m'a dit: «Surtout, ne demande pas d'argent.» Ne vous inquiétez donc pas. (Rires. L'orateur rit.) Je vais vous parler de choses qui me tiennent à coeur, et j'espère que vous aurez de vous-mêmes, subliminalement, envie de donner de l'argent. (Rires. L'orateur rit.) Plusieurs choses me viennent à l'esprit.
Je suis très, très heureux d'être là. Genève m'a accueilli il y a quinze ans; je suis tombé amoureux de la ville et je ne suis jamais reparti. Des raisons extra-universitaires entrent aussi en ligne de compte, mais je vais davantage parler des raisons universitaires, parce que ce sont celles sur lesquelles j'ai le plus de choses à dire.
Nous avons une université exceptionnelle, il n'est pas exagéré de le dire. C'est une université de niveau mondial, très intégrée dans la cité. En général, des universités de ce niveau-là se trouvent dans des villes beaucoup plus grandes, et y sont un peu diluées. Ici, on a une université de très haut niveau, dans une ville à taille humaine. C'est une chance, et on doit la saisir ! En particulier si on parle des mathématiques, on constate de gros problèmes dans l'enseignement de cette branche, et des sciences en général - vous le savez probablement bien mieux que moi. On se rend compte que les enfants décrochent, ont du mal avec les sciences; les premières personnes touchées sont malheureusement les jeunes filles et les personnes de milieux défavorisés. C'est exactement l'opposé de ce qu'on aimerait voir, puisqu'on aimerait penser les mathématiques et les sciences comme de grands facteurs d'égalisation. Aujourd'hui, ce n'est pas le cas, et corriger ce problème est un vrai défi pour notre société, parce que notre avenir est en jeu.
Cette question est liée non seulement au DIP, mais aussi à l'université, puisqu'elle fait le lien avec l'enseignement obligatoire et finit de former les gens à leur métier. Elle fait aussi beaucoup de médiation. Je tiens à citer pour exemple une activité de la Faculté des sciences appelée le Scienscope; elle accueille plus de 28 000 étudiants chaque année, mais n'a toujours pas de solution pérenne. J'ai promis que je ne demanderais pas d'argent... (Rires. L'orateur rit.) ...je passe donc au point suivant. Des activités fonctionnent extrêmement bien, et l'université est très impliquée dans ce lien à la cité. Je pense qu'il faut continuer dans cette direction et récompenser l'université pour cela. Bien sûr, pour nous c'est un plaisir de le faire; on aime avant tout transmettre, et pas seulement à nos collègues, mais aussi à l'ensemble du public et aux enfants. Voilà la première raison pour laquelle il faut - je trouve - insister sur ce lien entre l'université et la cité.
Le deuxième point que je voulais mentionner, c'est l'excellence de la recherche. On me demande souvent à quoi c'est utile. Quand on a une université d'un tel niveau dans la recherche, on attire des entreprises, parce qu'elles sont dans un environnement innovateur; l'innovation émane de la recherche. Par ailleurs, on garantit à ces entreprises, pour les métiers à haute valeur ajoutée, des gens formés et de très haut niveau. Il faut par conséquent comprendre que chaque franc investi dans l'université revient à travers ces éléments-là. Cela favorise donc le tissu économique.
Au-delà de ça, on peut songer à l'application directe de la recherche. Qu'est-ce que ça entraîne ? Quelles sont les applications ? On a souvent en tête celles de la recherche appliquée, que vous connaissez toutes. A Genève on en a un excellent exemple, puisque l'université, en tout cas la Faculté de médecine, ce sont aussi les HUG. Le gel hydroalcoolique... (L'orateur regarde autour de lui.) ...qui doit être dehors, vient d'ici; il fait partie des applications directes.
Il y a aussi la recherche fondamentale. Si vous me demandez quelles seront les applications directes de ma recherche, je ne peux pas encore vous le dire. C'est bien comme ça, parce qu'il est important d'avoir des visions différentes de la recherche. Pour ma part, je suis motivé par des visions purement esthétiques, d'un certain point de vue; cela me permettra peut-être de trouver des choses que quelqu'un qui cherche une application directe ne trouvera pas.
Or quand on parle de recherche fondamentale, il y a une vraie difficulté pour le législateur, car les applications sont pour demain, après-demain, voire bien plus loin que ça. Je voulais vous dire qu'une bonne façon de se rassurer en tant que législateur quand on investit dans la recherche fondamentale, c'est de regarder le passé. Plutôt que de demander aux gens: «A quoi ça servira ?», pensons plutôt à quoi ça a servi. N'importe quelle grande découverte technologique, n'importe quel changement de paradigme technologique étaient sous-tendus par des recherches fondamentales menées par des chercheurs et des chercheuses des dizaines, des vingtaines, des centaines d'années auparavant. On en voit à présent l'efficacité et aujourd'hui, on récupère les fruits de ce qui a été semé il y a des dizaines, des vingtaines, des centaines d'années; je vous encourage autant que possible à faire de même pour l'avenir et à semer ce qui nous mènera à de grandes découvertes.
Je finis sur un point un peu moins positif. Certes, l'université fonctionne extrêmement bien - j'espère que vous en avez conscience -, c'est un très bon environnement, mais elle fait effectivement face à des challenges financiers. On a parlé d'Horizon Europe. Je peux vous dire qu'en tant que chercheur, je suis directement impliqué, car j'ai de nombreux collaborateurs en Europe et il est beaucoup plus compliqué de travailler avec eux. En outre, des coupes budgétaires sont prévues au niveau fédéral. Si vous êtes d'accord avec moi sur le fait qu'on a une chance exceptionnelle d'avoir une telle université à Genève, le soutien du canton fera boule de neige; cela signifie également à l'Etat et aux autres Etats européens qu'on tient à cette université et qu'on veut qu'elle se porte le mieux possible pour nous, pour nos étudiants et pour le reste de la cité. Voilà. Finalement, j'ai demandé de l'argent, il me semble. (Rires. L'orateur rit.) Je suis désolé. Je dois m'arrêter, probablement, et je vous remercie. Je serai là juste après; si vous avez des questions à me poser, n'hésitez pas. Merci beaucoup. (L'assemblée se lève. Longs et vifs applaudissements.)
Le président. En souvenir de votre passage chez nous et de notre reconnaissance pour tout ce que vous apportez au domaine de la recherche, à Genève et à notre université, je me permets de vous remettre ce petit stylo souvenir du parlement genevois. (Applaudissements. Le président remet le stylo souvenir à M. Hugo Duminil-Copin.)
M. Hugo Duminil-Copin. Merci beaucoup pour l'invitation.
Le président. Mesdames et Messieurs, je vous invite toutes et tous à rejoindre la salle des Pas-Perdus pour l'apéritif qui nous attend.