République et canton de Genève
Grand Conseil
Séance du vendredi 20 mai 2022 à 16h30
2e législature - 5e année - 1re session - 4e séance
PL 12720-A
Premier débat
La présidente. A présent, Mesdames et Messieurs, nous abordons notre dernière urgence: le PL 12720-A, qui est classé en catégorie II, quarante minutes. Le rapport est de M. Sébastien Desfayes, à qui je cède la parole.
M. Sébastien Desfayes (PDC), rapporteur. Merci, Madame la présidente de séance. Mesdames et Messieurs les députés, le PL 12720 a été déposé en parallèle à deux autres textes, l'un de M. Patrick Dimier, l'autre de M. Pierre Bayenet, respectivement les PL 12715 et PL 12746. Ces trois projets de lois faisaient suite à plusieurs affaires retentissantes que nous connaissons tous et toutes, des dossiers politico-médiatiques qui ont secoué la république. En substance, ils visaient le même but, c'est-à-dire créer l'institution de procureurs extraordinaires.
Le projet du député Bayenet prévoyait que le procureur général puisse spontanément se désister au profit d'un procureur extraordinaire et que, dans certaines circonstances, la chambre pénale de recours nomme un tel procureur. Celui du député Dimier était beaucoup plus radical, si tant est que l'adjectif soit approprié, dès lors qu'il proposait l'instauration de procureurs extraordinaires quand des personnalités politiques sont mises en cause dans des procédures pénales. Enfin, le PL 12720 du député André Pfeffer stipulait qu'en cas de plainte pénale contre un magistrat du Ministère public, un procureur extraordinaire soit automatiquement désigné.
Ces trois objets ont été examinés au cours de très nombreuses séances - onze, sauf erreur - par la commission judiciaire et de la police dans une ambiance toujours excellente, quoique légèrement tendue à certains moments. Les débats ont été extrêmement riches, la commission a pu compter sur l'appui du directeur du département de droit pénal de l'Université de Genève, le professeur Sträuli.
Le texte qui vous est soumis aujourd'hui a pour origine le projet de loi du député Pfeffer, mais celui-ci a été fondamentalement retravaillé par la commission qui, pour établir ou tenter d'établir un consensus, a formé un groupe de travail. Sa «ratio legis», c'est de dire que la justice doit non seulement être impartiale, mais également donner l'image de l'impartialité. D'ailleurs, cette «ratio legis» constitue une jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l'homme. En effet, il ne suffit pas à un procureur d'être impartial, il doit vraiment, par ses actes, par son image, montrer qu'il l'est.
Force est de constater que la loi sur l'organisation judiciaire présente une lacune en ce sens qu'un procureur pourrait aujourd'hui instruire une affaire où l'un de ses collègues est directement impliqué. Aux yeux du justiciable genevois, il est clair qu'une telle situation n'est pas acceptable, et ce n'est donc pas par hasard que de nombreux cantons utilisent le système des procureurs extraordinaires.
Le but de ce projet de loi - je reviendrai après sur les arbitrages opérés par la commission judiciaire -, c'est que chaque fois qu'un magistrat du Ministère public est entendu comme partie, c'est-à-dire en tant que prévenu ou plaignant, dans le cadre d'une procédure pénale, un procureur soit désigné. Voilà le premier cas de figure. La seconde situation consiste en une désignation potestative du Ministère public qui, dans le cadre de circonstances extraordinaires, peut demander la nomination d'un procureur tout aussi extraordinaire.
A quels arbitrages la commission judiciaire a-t-elle dû procéder ? Le premier et le plus important concerne le champ d'application. Fallait-il, comme le souhaitaient certains, étendre l'institution des procureurs extraordinaires au monde politique ? Eh bien à l'exception d'un parti, je crois, l'avis a été extrêmement clair: nous n'avons pas envie de créer une justice de classe à Genève. Voilà, nous ne voulons pas d'une justice différente selon que l'on est un homme politique ou un citoyen lambda. Cela a été parfaitement clair, une majorité forte s'est dégagée par rapport à ce principe.
Le deuxième point essentiel a trait à l'autorité de désignation. Nous avons hésité, penchant d'abord pour le Grand Conseil qui pourrait nommer un procureur extraordinaire au cas par cas, mais cette configuration n'est évidemment pas opportune au regard de la séparation des pouvoirs. Alors revenait-il au Ministère public de désigner lui-même ces procureurs extraordinaires ? Non. Il y aurait eu un problème de prévention évident. La conclusion la plus simple était que cette mission soit confiée au Conseil supérieur de la magistrature.
Enfin, la question était de déterminer qui officierait à cette fonction. D'anciens procureurs du canton de Genève ? Non, cette solution n'aurait pas été satisfaisante, parce qu'il s'agit d'un métier extrêmement complexe qui évolue rapidement, et il faut être au fait de ce qui se passe en ce moment même au sein de la profession. Nous avons ainsi considéré qu'il fallait des personnes extérieures à Genève qui exercent en tant que procureurs, soit dans d'autres cantons, soit au Ministère public de la Confédération.
Mesdames et Messieurs, il s'agit ici d'un projet de loi très équilibré, qui n'a certes pas recueilli de consensus, mais une très large majorité tout de même, qui répond à un problème concret à Genève et que je vous recommande ou, en tant que de besoin, vous enjoins de soutenir. Merci. (Applaudissements.)
Présidence de M. Jean-Luc Forni, président
M. Youniss Mussa (S). Chères et chers collègues, à la suite de certaines affaires politico-judiciaires, la commission judiciaire et de la police a été saisie de pas moins de trois projets de lois visant la désignation de procureurs extraordinaires afin de garantir une impartialité du Ministère public ainsi qu'une égalité de traitement entre justiciables.
Le point qui a été longuement discuté au sein de la commission concerne le champ d'application de la nouvelle loi. Il est évident qu'il y a actuellement une lacune en cas d'empêchement objectif des magistrats du Ministère public, c'est-à-dire lorsqu'un procureur est partie à une procédure pénale. Concrètement, comment un justiciable peut-il considérer que le Ministère public est impartial alors qu'une partie à la procédure est son collègue ? Ainsi que mentionné dans l'excellent rapport du député Sébastien Desfayes, qui vient de nous le rappeler lui-même, la justice ne doit pas seulement être impartiale, mais également avoir l'apparence de l'impartialité. Le simple fait qu'on puisse douter de l'objectivité du Ministère public, même sans fondement, pose un problème pour le fonctionnement et l'irréprochabilité de la justice dans notre canton. Rien que le fait que des collègues qui se côtoient soient susceptibles d'enquêter les uns sur les autres justifie l'instauration du mécanisme des procureurs extraordinaires.
J'ai entendu dire, durant nos travaux de commission, que la désignation de procureurs extraordinaires créerait une catégorie particulière de justiciables constituée de procureurs; c'est tout simplement faux. Cette nouveauté dans l'organisation du Pouvoir judiciaire permettra précisément à tous les justiciables, y compris aux procureurs, de voir leur affaire instruite par un procureur totalement impartial, qui s'avère ne pas être leur collègue. Imaginez un procureur accusé de violence domestique; un magistrat du Ministère public pourrait se retrouver à plaider contre l'un de ses propres collègues ! Une telle procédure ne pourrait pas être conduite sans conflit d'intérêts. Le projet de loi qui vous est soumis ici sert à régler ce problème.
Ce potentiel conflit d'intérêts évident explique pourquoi seuls les magistrats du Ministère public sont inclus dans le dispositif. Un procureur expérimenté exerçant dans un autre canton sera désigné par le Conseil supérieur de la magistrature, qui lui attribuera la procédure. Cela permettra de garantir le droit à un procès équitable et à une instruction sans conflit d'intérêts. Inclure d'autres fonctions, telles que celles de députés ou de conseillers d'Etat, conduirait à réserver à ceux-ci un traitement particulier qui n'est pas justifié. Le pouvoir intrinsèque à une fonction politique ne peut pas légitimer un traitement spécifique dans le cadre d'une instruction pénale; cela serait perçu comme un privilège basé sur la fonction, et non comme un réel besoin induit par un conflit d'intérêts. A l'heure où les politiques sont souvent décriés et dans une société qui souhaite l'abolissement de tout privilège des élus, le peuple ne comprendrait pas qu'on les inclue dans le texte. Dans ce cas, je le répète, il s'agirait d'un avantage, et non d'une correction empêchant un conflit d'intérêts.
Mesdames et Messieurs, ce projet de loi est proportionné, son champ d'application répond à un souci à la fois d'égalité de traitement et d'instructions impartiales. Dès lors, le parti socialiste le soutient. Je vous invite à rejoindre la majorité écrasante de la commission judiciaire, qui a longuement travaillé sur la thématique et fini par accepter le présent texte, car il comble une lacune inquiétante. Je vous remercie. (Applaudissements.)
M. André Pfeffer (UDC). Comme l'a relevé le rapporteur, des incidents se sont produits qui ont soulevé certaines questions. Mais l'objectif de ce projet de loi est uniquement d'éviter tout risque de conflit d'intérêts. Aujourd'hui, si un procureur fait l'objet d'une plainte pour une quelconque infraction, l'instruction doit être menée par l'un de ses collègues et, surtout, le classement du dossier ou la défense de l'acte d'accusation devant les tribunaux incombe au Ministère public, là où il travaille. Il est évident qu'une personne ne peut pas être à la fois juge et partie.
Afin de corriger cette situation, les démarches principales suivantes sont proposées. D'une part, si un procureur genevois doit être entendu en tant que plaignant ou prévenu dans le cadre d'une procédure pénale, le président du Conseil supérieur de la magistrature désigne un procureur extraordinaire. D'autre part, les procureurs extraordinaires sont des titulaires au sein du Ministère public d'un autre canton ou de la Confédération. Enfin, ils sont élus par le Grand Conseil.
Ce mode de procéder renforce notre justice de même que son indépendance. Lors de circonstances exceptionnelles, le Pouvoir judiciaire lui-même peut nommer un procureur extraordinaire afin d'éviter tout conflit d'intérêts. Le procureur extraordinaire n'intervient et n'est rémunéré que pour l'exécution d'un mandat. Dans ce cas, il n'est évidemment pas nécessaire de solliciter un procureur genevois pour cette tâche.
En tant que premier signataire, je remercie M. Desfayes pour son excellent rapport ainsi que la commission judiciaire et de la police, laquelle nous présente ici un texte équilibré, de nature à consolider le Pouvoir judiciaire, qui évite tout type d'ingérence et surtout qui a trouvé un large consensus alors qu'il s'agit d'un sujet tout sauf anodin. Le groupe UDC soutient ce projet de loi. Merci de votre attention.
Une voix. Bravo !
Mme Dilara Bayrak (Ve). Il s'agit ici, je le redis encore une fois, de la désignation d'un procureur extraordinaire quand un magistrat du Ministère public est une partie plaignante ou fait l'objet d'une plainte pénale pour un crime ou un délit. C'est une solution simple qui est proposée par la commission judiciaire et de la police pour un problème qui soulève des questions bien plus complexes. Face au constat que l'indépendance et l'impartialité des magistrats ne peuvent être garanties lorsque des procureurs doivent instruire des affaires concernant leurs collègues, la commission a discuté en long, en large et en travers pour trouver une manière de concrétiser l'instauration de procureurs extraordinaires au sein du canton de Genève.
Pour y parvenir, nous avons auditionné de nombreuses personnes: l'Ordre des avocats, le Ministère public lui-même à plusieurs reprises ainsi que les professeurs Sträuli et Malinverni, que nous remercions et dont les propos ont été relatés dans le rapport du député Desfayes. Nous avons discuté du nombre de procureurs extraordinaires à nommer, hésitant quant à la fourchette à fixer, oscillant entre trois et cinq, ou encore quatre; c'est cette deuxième solution qui a été retenue. Nous avons débattu du seuil de gravité des infractions ouvrant la voie à l'appel de procureurs extraordinaires pour finir à une formulation large qui comprend les crimes et les délits, en excluant bien sûr les contraventions.
Nous nous sommes également demandé si le dispositif devait concerner exclusivement des crimes ou délits perpétrés dans le cadre des fonctions, et comme l'a indiqué mon collègue Youniss Mussa, il s'agit au final de toutes les procédures qui ont trait aux procureurs. C'est mieux ainsi, étant donné que le problème de voir instruire sa procédure par un collègue avec qui on partage les bureaux ou qui travaille dans le même bâtiment persiste peu importe la nature de l'infraction, qu'elle soit d'ordre privé ou commise dans le cadre des fonctions.
Ensuite, nous avons cherché à définir à quel stade un procureur extraordinaire devait être nommé: au moment où la plainte est déposée ou un peu plus tard ? En tenant compte des éléments apportés par le Ministère public, notamment le fait que les magistrats du Pouvoir judiciaire sont souvent cibles de plaintes, même si c'est généralement à tort, et pour éviter de devoir désigner un procureur extraordinaire à peu près chaque dimanche ou chaque semaine, nous sommes convenus que ce serait uniquement au stade où le procureur doit être entendu que cette nomination aurait lieu.
Une dernière question a été soulevée, c'était de savoir qui allait «bénéficier», entre guillemets, de ce système. On a parlé de l'application aux procureurs, il y a eu un consensus, mais il fallait déterminer si le dispositif devait s'étendre aux députés, voire aux conseillers d'Etat. Autant le groupe Vert a refusé d'emblée une telle option pour les députés, puisque nous avons des moyens comme tout justiciable de faire recours si nous ne sommes pas satisfaits de la façon dont nous avons été traités dans le cadre d'une procédure, autant la question de savoir si les conseillers d'Etat devaient disposer de procureurs extraordinaires était légitime. Somme toute, le groupe Vert est arrivé à la conclusion que les procédures concernant des conseillers d'Etat doivent être instruites par des procureurs de Genève, car il faut une connaissance spécifique des questions politiques et des personnes qui constituent le milieu politique genevois. Merci.
M. Patrick Dimier (MCG). Le groupe MCG est plutôt content et satisfait d'avoir initié l'ensemble de ces projets de lois. Si nous ne l'avions pas fait, le monde politique serait sans doute resté silencieux. Et pourtant ! L'une des problématiques que les partis peinent à soulever dans ce genre d'affaires, c'est l'extrême politisation des juges. Ceux-ci, faut-il le rappeler, sont désignés par les partis politiques, leurs liens d'intérêts sont évidents. Les dossiers qui nous ont occupés me rappellent la pensée de Guitry, qui disait: «Gardez-moi de mes ennemis. Quant à mes amis, je m'en charge.» Parce que ça vient de la même cantine...
Une voix. C'est l'inverse.
M. Patrick Dimier. Alors c'est l'inverse, mais ça revient au même ! Ça revient au même: il faut se méfier de tout le monde, surtout en politique. Les liens sont à ce point incestueux qu'ils présentent de réels dangers.
L'idée de soumettre a minima les conseillers d'Etat à des procédures extraordinaires, voyez que même les Verts y ont réfléchi, même les Verts étaient sur le ballant; la politisation extrême du Pouvoir judiciaire leur avait peut-être échappé ou ils ne l'avaient pas analysée comme nous l'avons fait.
Mais la politique suisse en général et genevoise en particulier fonctionne à petits pas. Nous avons tenté d'embrasser l'ensemble du sujet en une fois et il s'avère que nous avons fait preuve d'un trop gros appétit. Cela étant, nous n'excluons pas de revenir à la charge sur cette thématique.
Ce qui nous semble surtout très important, et c'est le point positif du projet de loi, c'est l'autorité qui désigne les procureurs extraordinaires. Ainsi que cela a été souligné plus tôt, nous avons eu de longs débats sur ce seul sujet, et le CSM constitue évidemment la bonne solution. C'est l'autorité de sanction par excellence; dans notre système judiciaire, elle ne fait pas contestation puisque, comme vous le savez, elle est composée de non-magistrats, c'est-à-dire de personnes qui ont une vision différente, et pas corporatiste.
Bien que ce texte n'aille pas suffisamment loin à notre avis, Mesdames et Messieurs, nous vous invitons à le soutenir - nous vous enjoignons, pour reprendre la parole du rapporteur, de le soutenir ! -, parce que je pense et nous pensons au MCG que nous faisons ainsi un pas dans la bonne direction; l'objectif, par ce premier pas, est de parvenir à dépolitiser la scène locale de la justice. J'ai dit, merci beaucoup.
M. Pierre Vanek (EAG). Le fait que Patrick Dimier nous enjoigne de faire ceci ou cela n'est pas très raisonnable et surtout pas très légal, puisque tout mandat impératif pour les députés est proscrit. Enjoindre signifie ordonner, et nous ne prenons d'ordres de personne, ni de Patrick Dimier, quelle que soit l'amitié qu'on peut lui porter, ni d'aucun autre coin de la salle.
Je ne vais pas refaire le long laïus que certains, à trois ou quatre reprises, ont déjà tenu sur ce projet de loi, j'indiquerai simplement qu'Ensemble à Gauche se félicite d'avoir apporté sa pierre à l'édifice, comme cela a été relevé par l'un ou l'autre des intervenants, à travers la contribution initiale de Pierre Bayenet à la réponse à cette problématique. Nous saluons les travaux effectués par la commission et la synthèse qui a été opérée, nous nous rallions de bon coeur à la solution trouvée et la voterons.
Le président. Je vous remercie, Monsieur le député. Nous procédons au vote.
Mis aux voix, le projet de loi 12720 est adopté en premier débat par 68 oui et 21 abstentions.
Le projet de loi 12720 est adopté article par article en deuxième débat.
Mise aux voix, la loi 12720 est adoptée en troisième débat dans son ensemble par 65 oui et 21 abstentions (vote nominal).